NOUVELLE CHAINE DISCORD 🌏 CODE CRÉATEUR 🎁 mystikguyđŸ„‡ GO 25 000 ABONNÉS đŸ„‡đŸ“ž MON MATÉRIEL 📾 En description Publication Il y a 2 jours. Les GlaciĂšres de Lyon ne redoutent pas les vagues de chaleur. Bien au contraire. C’est en Ă©tĂ© que ce vendeur de glace Ă  rafraĂźchir rĂ©alise le gros de son chiffre d’affaires. « AprĂšs deux annĂ©es difficiles dues Ă  la crise sanitaire, on peut dire que la mĂ©tĂ©o de 2022 est Ă  notre avantage, » observe ouacheter une machine a glacons a bordeaux en gironde - GELAQUITAINE est le spĂ©cialiste en Gironde de la glace pour les professionnels : vente en gros de glaçons, de blocs de glace, de carboglace pour restaurateurs et Ă©vĂ©nementiel. 05 40 25 29 21 Accueil Glace Hydrique Clear Ice Glace Carbo Nos partenaires Guide Local Contact Accueil > Glace Hydrique > ou acheter Description La machine Ă  glaçons KB20 H.Koenig est l’appareil parfait pour rafraĂźchir vos boissons de l’étĂ©. Rapide, l’appareil produit 9 glaçons toutes les 6 Ă  13 minutes et jusqu’à 12 kg par jour. La production de glaçons est automatique et facilement contrĂŽlable grĂące Ă  son affichage LCD intĂ©grĂ© et son couvercle Desglaçons pour Alger ! L’un des plus importants chantiers de glace du 19e siĂšcle se situait au lac de Sylans, dans l’Ain (Le Poizat-Lalleyriat). De vieux bĂątiments tĂ©moignent encore d’une activitĂ© Ă©conomique passĂ©e qui nous rappelle la place majeure de la glace naturelle dans la vie quotidienne avant la crĂ©ation des Emplacementde certaines machines Ă  glaçons dans Fortnite. Voici ce Ă  quoi ressemblent les machines Ă  glaçons dans Fortnite : Une machine Ă  glaçons dans Fortnite. En fouillant ces machines Ă  glaçons, vous obtiendrez donc WxpT. Vente de machines Ă  glaçons professionnelles Pour les professionnels de la restauration, disposer d’une machine Ă  glaçons fiable et efficace est un plus Ă  ne pas nĂ©gliger. C’est pourquoi Procold a sĂ©lectionnĂ© pour vous les fabriques Ă  glaçons de la marque phare du secteur ITV. Fabricant de machines Ă  glaçons professionnelles, ITV offre une gamme de machines de qualitĂ© pour fabriquer des glaçons pour toutes les occasions glaçons en cubes, en paillettes ou en Ă©cailles, vous trouverez forcĂ©ment la machine qu’il vous faut. Procold, votre spĂ©cialiste du froid, vous propose donc d’acheter les produits de la gamme de fabriques Ă  glaçons ITV Ă  des prix dĂ©fiant toute concurrence. Profitez-en ! La machine Ă  glaçons de marque ITV a Ă©tĂ© conçu pour fonctionner dans des conditions les plus rudes. En effet cette machine Ă  glaçons est dotĂ©e d'un condenseur tropicalisĂ© capable de travailler dans un environnement de plus de 43°C et si cela n'est toujours pas suffisant nous proposons des machines Ă  glaçons avec un systĂšme de refroidissement par eau. Procold garantie votre machine Ă  glaçons 1an piĂšce et main d'oeuvre. A la recherche d’une glaciĂšre, d'une sorbetiĂšre ou d'une turbine Ă  glace pour rĂ©aliser de dĂ©licieux sorbets, crĂšmes glacĂ©es, granitĂ©s et glaces faites maison ? De la sorbetiĂšre Ă  la turbine Ă  glace Magimix Gelato Expert, Les Secrets du Chef vous propose diffĂ©rentes machines Ă  glace pour rĂ©aliser toutes sortes de recettes glacĂ©es. DĂ©couvrez la glaciĂšre, sorbetiĂšre ou turbine qui vous convient le mieux chez Les Secrets du Chef ! Une machine Ă  glaçon est un Ă©lĂ©ment nĂ©cessaire dans la confection de gel. Beaucoup se demande qu’avoir un appareil mĂ©nager susceptible de rafraichir les nourritures soit dĂ©jĂ  suffisant pour la cuisine, mais encore de tenir les verres de scotch au frais. Certes, il y a des moments et des pĂ©riodes durant lesquelles un tel sujet a un besoin croissant d’un bloc de glace qui ne peut pas provenir d’un rĂ©frigĂ©rateur. Je vais dĂ©velopper cette affirmation dans cet article, mais d’abord je vais dĂ©finir ce qu’est un gĂ©nĂ©rateur de cristal liquide. Qu’est ce qu’une fabrique de glaçon ? C’est un appareil gĂ©nĂ©rateur de cristal liquide. L’eau se cristallise par elle mĂȘme sous l’effet congelant occasionnĂ© par un systĂšme thermique contenant dans son mĂ©canisme. Cet instrument contient ou pas un rĂ©servoir d’eau, qui fonctionne automatiquement ou avec un rĂ©glage. Vous pouvez la mettre sur le plancher, la suspendre tout contre le mur du comptoir de votre bar etc. Elle peut ĂȘtre Ă©norme quand il s’agit d’une qui produise une cinquantaine de kilos de bloc. Pour s’attendre Ă  une grande quantitĂ© de glaçon, il faudra passer une heure tout au plus. Elle est constatable parmi nos articles Ă©patant de congĂ©lation. En outre, il y en a pour divers carĂ©nage, soit en plastique, en inox, en acier inoxydable. Tout ca, sous plusieurs formes et dimension. Alors veuillez les observer dans ce site. Quelles sont les besoins en masse de cristal liquide? Pour conserver la teneur des fleurs qui viennent de se faire coupĂ©es, les marchands doivent y mettre une bonne quantitĂ© de sĂ©rac. C’est mieux par rapport Ă  l’eau douce car le froid contribue directement Ă  la prĂ©servation des chlorophylles composant les feuilles. En outre les pĂ©tales s’évitent de faner rapidement. Donc si vous n’ĂȘtes pas encore conscient du bien que procure le gel sur vos marchandise florale alors il est temps de s’y mettre. Presque tout le monde sait pertinemment que les athlĂštes ont un besoin recrudescent de bon nombre de glaçon aprĂšs un long exercice. En effet, les muscles deviennent tendus surtout quand le sportif a pris quelques moments de repos avant de se relancer dans ses activitĂ©s habituelles. Une inflammation est mĂȘme constatable au niveau des dorsales, abdomens, fĂ©morales et ainsi de suite. A ce moment prĂ©cis, il faudra recourir Ă  des cristaux liquides Ă  remplir la baignoire. Cette action consiste Ă  dĂ©tendre le corps pour ensuite rĂ©cupĂ©rer et faire face Ă  la routine. Lors d’une journĂ©e festive organisĂ©e en plein aire, il ne faudra jamais se passer de bonnes boissons fraĂźches. Pour ce faire il faudrait des glaciĂšres Ă©normes pouvant soutenir des bars de d’eau congelĂ©e pour rafraĂźchir les bouteilles. Ce n’est quand mais pas possible d’emmener un congĂ©lateur amovible, en plus il n’y a pas forcĂ©ment un gĂ©nĂ©rateur sur lequel il faudra brancher l’appareil. En plus mĂȘme s’il y en a, l’intensitĂ© n’est pas sensĂ©e soutenir la puissance du rĂ©frigĂ©rateur. Il est donc prĂ©fĂ©rable d’apporter des conservateurs portatifs contenant des fondus d’eau pour combler la fĂȘte ! Sinon au niveau des comptoirs du bar, il faudrait Ă  tout prix se mettre ne serait-ce qu’un petit appareil, car le besoin des clients en cube de liquide compacte est continue. En fait, c’est plus professionnel d’en produire momentanĂ©ment au risque qu’elles se fondent petit Ă  petit. Ainsi la prĂ©sentation de la boisson et sa saveur sont intactes. Le rĂ©frigĂ©rateur pourrait il remplacer un appareil gĂ©nĂ©rateur de glaçon ? Ce sont deux appareils essentiels dans le quotidien, or leur fonctionnement est assez diffĂ©rent combien mĂȘme ils produisent le mĂȘme produit. En fait, le rĂ©frigĂ©rateur est trĂšs efficace lorsqu’on n’a pas besoin de le dĂ©placer durant un Ă©vĂšnement. Il engendre des cristaux liquides tout comme la machine Ă  glaçon, par contre il est lent pour effectuer ce genre de travail. Ceci dit, au bout de 30 minutes, vous n’arriverez pas Ă  obtenir des glaçons mĂȘme quand vous vous mettez Ă  utiliser le congĂ©lateur. A lire aussi Realiser des glaçons personnalisĂ©s ! Par contre une machine conçue pour cette fonction mettra 6 Ă  13 minutes pour en fabriquer plusieurs. Un gĂ©nĂ©rateur de glaçon a l’avantage d’ĂȘtre portatif si sa taille est petite ou moyenne. En plus, il consomme moins de courant. C’est cette rapiditĂ© d’action qui le positionne au premier rang avant le rĂ©frigĂ©rateur. Cet appareil est Donc plus bĂ©nĂ©fique dans la conservation des aliments quand vous envisagez un pic nique et dĂ©tenez une glaciĂšre. Lors d’une grande cĂ©rĂ©monie comprenant un cocktail de boisson, elle est plus utile que jamais. En gros, elle remplira votre besoin immĂ©diat en glaçon. Alors n’attendez-plus ! GlaciĂšre l’indispensable de vos sorties camping et trekQu’il s’agisse de vacances en camping, de votre bivouac en trek ou d’un simple pique-nique Ă  l’occasion d’une randonnĂ©e, la glaciĂšre vous permet de prĂ©server la fraĂźcheur de vos aliments et de vos boissons. Un Ă©quipement incontournable qui contribue donc Ă  votre confort lors de toutes vos expĂ©ditions. En effet, sa conception isolante participe Ă  vous offrir un repos et un plaisir bien mĂ©ritĂ© aprĂšs vos efforts. À l’arrivĂ©e d’une Ă©tape ou suite Ă  l’installation de votre bivouac, la glaciĂšre pique nique vous permet de prĂ©parer un repas agrĂ©able et salvateur pour prĂ©parer vos prochains choisir votre glaciĂšre de pique-nique ?Les modĂšles de glaciĂšre camping se dĂ©clinent en formats trĂšs variĂ©s. Votre choix d’équipement doit ainsi tenir compte de diffĂ©rents critĂšres pour vous assurer une glaciĂšre camping adaptĂ©e Ă  vos attentes. En format sac Ă  dos ou Ă  porter Ă  la main, souple ou rigide, vous pourrez alors choisir votre glaciĂšre en fonction de son utilitĂ©. Si la coque classique et une contenance importante pourra accompagner vos sorties familiales grĂące Ă  une glaciĂšre pique nique idĂ©ale, un modĂšle souple sera plus pratique pour vos randonnĂ©es ou vos treks. Enfin, selon vos envies et vos besoins, vous pourrez filtrer vos recherches par contenance. Avec des glaciĂšres de 10 L Ă  35 L, vous profiterez de tout l’espace nĂ©cessaire pour embarquer votre pique nique partout avec la marque rĂ©fĂ©rente pour votre matĂ©riel de bivouacDĂ©veloppĂ©e spĂ©cialement pour le camping et la randonnĂ©e, la marque Quechua vous garantit des Ă©quipements techniques et durables pour vos expĂ©ditions. Notre Ă©quipe de passionnĂ©e innove chaque jour afin de vous garantir une large gamme de choix pour trouver la glaciĂšre pique nique idĂ©al et au meilleur prix. En quelques clics, vous comparez ainsi des modĂšles performants pour vous assurer un confort optimal, et ce, mĂȘme lorsque vous partez en bivouac. N’hĂ©sitez plus et conservez vos denrĂ©es de la meilleure façon avec Quechua et Decathlon ! ƒUVRES COMPLÈTES DE GUSTAVE FLAUBERT BOUVARD ET PÉCUCHET ƒUVRE POSTHUME PARIS LOUIS CONARD, LIBRAIRE-ÉDITEUR 17, BOULEVARD DE LA MADELEINE, 17 MDCCCCX I Comme il faisait une chaleur de 33 degrĂ©s, le boulevard Bourdon se trouvait absolument dĂ©sert. Plus bas, le canal Saint-Martin, fermĂ© par les deux Ă©cluses, Ă©talait en ligne droite son eau couleur d’encre. Il y avait au milieu un bateau plein de bois, et sur la berge deux rangs de barriques. Au delĂ  du canal, entre les maisons que sĂ©parent des chantiers, le grand ciel pur se dĂ©coupait en plaques d’outremer, et sous la rĂ©verbĂ©ration du soleil, les façades blanches, les toits d’ardoises, les quais de granit Ă©blouissaient. Une rumeur confuse montait au loin dans l’atmosphĂšre tiĂšde ; et tout semblait engourdi par le dĂ©sƓuvrement du dimanche et la tristesse des jours d’étĂ©. Deux hommes parurent. L’un venait de la Bastille, l’autre du Jardin des Plantes. Le plus grand, vĂȘtu de toile, marchait le chapeau en arriĂšre, le gilet dĂ©boutonnĂ© et sa cravate Ă  la main. Le plus petit, dont le corps disparaissait dans une redingote marron, baissait la tĂȘte sous une casquette Ă  visiĂšre pointue. Quand ils furent arrivĂ©s au milieu du boulevard, ils s’assirent, Ă  la mĂȘme minute, sur le mĂȘme banc. Pour s’essuyer le front, ils retirĂšrent leurs coiffures, que chacun posa prĂšs de soi ; et le petit homme aperçut, Ă©crit dans le chapeau de son voisin Bouvard ; pendant que celui-ci distinguait aisĂ©ment dans la casquette du particulier en redingote le mot PĂ©cuchet. — Tiens, dit-il, nous avons eu la mĂȘme idĂ©e, celle d’inscrire notre nom dans nos couvre-chefs. — Mon Dieu, oui, on pourrait prendre le mien Ă  mon bureau ! — C’est comme moi, je suis employĂ©. Alors ils se considĂ©rĂšrent. L’aspect aimable de Bouvard charma de suite PĂ©cuchet. Ses yeux bleuĂątres, toujours entre-clos, souriaient dans son visage colorĂ©. Un pantalon Ă  grand-pont, qui godait par le bas sur des souliers de castor, moulait son ventre, faisait bouffer sa chemise Ă  la ceinture ; et ses cheveux blonds, frisĂ©s d’eux-mĂȘmes en boucles lĂ©gĂšres, lui donnaient quelque chose d’enfantin. Il poussait du bout des lĂšvres une espĂšce de sifflement continu. L’air sĂ©rieux de PĂ©cuchet frappa Bouvard. On aurait dit qu’il portait une perruque, tant les mĂšches garnissant son crĂąne Ă©levĂ© Ă©taient plates et noires. Sa figure semblait toute en profil, Ă  cause du nez qui descendait trĂšs bas. Ses jambes, prises dans des tuyaux de lasting, manquaient de proportion avec la longueur du buste, et il avait une voix forte, caverneuse. Cette exclamation lui Ă©chappa — Comme on serait bien Ă  la campagne ! Mais la banlieue, selon Bouvard, Ă©tait assommante par le tapage des guinguettes. PĂ©cuchet pensait de mĂȘme. Il commençait nĂ©anmoins Ă  se sentir fatiguĂ© de la capitale, Bouvard aussi. Et leurs yeux erraient sur des tas de pierres Ă  bĂątir, sur l’eau hideuse oĂč une botte de paille flottait, sur la cheminĂ©e d’une usine se dressant Ă  l’horizon ; des miasmes d’égout s’exhalaient. Ils se tournĂšrent de l’autre cĂŽtĂ©. Alors ils eurent devant eux les murs du Grenier d’abondance. DĂ©cidĂ©ment et PĂ©cuchet en Ă©tait surpris on avait encore plus chaud dans les rues que chez soi ! Bouvard l’engagea Ă  mettre bas sa redingote. Lui, il se moquait du qu’en-dira-t-on ! Tout Ă  coup un ivrogne traversa en zigzag le trottoir ; et, Ă  propos des ouvriers, ils entamĂšrent une conversation politique. Leurs opinions Ă©taient les mĂȘmes, bien que Bouvard fĂ»t peut-ĂȘtre plus libĂ©ral. Un bruit de ferrailles sonna sur le pavĂ© dans un tourbillon de poussiĂšre c’étaient trois calĂšches de remise qui s’en allaient vers Bercy, promenant une mariĂ©e avec son bouquet, des bourgeois en cravate blanche, des dames enfouies jusqu’aux aisselles dans leur jupon, deux ou trois petites filles, un collĂ©gien. La vue de cette noce amena Bouvard et PĂ©cuchet Ă  parler des femmes, qu’ils dĂ©clarĂšrent frivoles, acariĂątres, tĂȘtues. MalgrĂ© cela, elles Ă©taient souvent meilleures que les hommes ; d’autres fois elles Ă©taient pires. Bref, il valait mieux vivre sans elles ; aussi PĂ©cuchet Ă©tait restĂ© cĂ©libataire. — Moi, je suis veuf, dit Bouvard, et sans enfants ! — C’est peut-ĂȘtre un bonheur pour vous ? Mais la solitude Ă  la longue Ă©tait bien triste. Puis, au bord du quai parut une fille de joie avec un soldat. BlĂȘme, les cheveux noirs et marquĂ©e de petite vĂ©role, elle s’appuyait sur le bras du militaire, en traĂźnant des savates et balançant les hanches. Quand elle fut plus loin, Bouvard se permit une rĂ©flexion obscĂšne. PĂ©cuchet devint trĂšs rouge, et sans doute pour s’éviter de rĂ©pondre, lui dĂ©signa du regard un prĂȘtre qui s’avançait. L’ecclĂ©siastique descendit avec lenteur l’avenue des maigres ormeaux jalonnant le trottoir, et Bouvard, dĂšs qu’il n’aperçut plus le tricorne, se dĂ©clara soulagĂ©, car il exĂ©crait les jĂ©suites. PĂ©cuchet, sans les absoudre, montra quelque dĂ©fĂ©rence pour la religion. Cependant le crĂ©puscule tombait, et des persiennes en face s’étaient relevĂ©es. Les passants devinrent plus nombreux. Sept heures sonnĂšrent. Leurs paroles coulaient intarissablement, les remarques succĂ©dant aux anecdotes, les aperçus philosophiques aux considĂ©rations individuelles. Ils dĂ©nigrĂšrent le corps des ponts et chaussĂ©es, la rĂ©gie des tabacs, le commerce, les théùtres, notre marine et tout le genre humain, comme des gens qui ont subi de grands dĂ©boires. Chacun en Ă©coutant l’autre retrouvait des parties de lui-mĂȘme oubliĂ©es. Et bien qu’ils eussent passĂ© l’ñge des Ă©motions naĂŻves, ils Ă©prouvaient un plaisir nouveau, une sorte d’épanouissement, le charme des tendresses Ă  leur dĂ©but. Vingt fois ils s’étaient levĂ©s, s’étaient rassis et avaient fait la longueur du boulevard, depuis l’écluse d’amont jusqu’à l’écluse d’aval, chaque fois voulant s’en aller, n’en ayant pas la force, retenus par une fascination. Ils se quittaient pourtant, et leurs mains Ă©taient jointes, quand Bouvard dit tout Ă  coup — Ma foi ! si nous dĂźnions ensemble ? — J’en avais l’idĂ©e ! reprit PĂ©cuchet, mais je n’osais pas vous le proposer ! Et il se laissa conduire en face de l’HĂŽtel de Ville, dans un petit restaurant oĂč l’on serait bien. Bouvard commanda le menu. PĂ©cuchet avait peur des Ă©pices comme pouvant lui incendier le corps. Ce fut l’objet d’une discussion mĂ©dicale. Ensuite, ils glorifiĂšrent les avantages des sciences que de choses Ă  connaĂźtre ! que de recherches
 si on avait le temps ! HĂ©las, le gagne-pain l’absorbait ; et ils levĂšrent les bras d’étonnement, ils faillirent s’embrasser par-dessus la table en dĂ©couvrant qu’ils Ă©taient tous les deux copistes, Bouvard dans une maison de commerce, PĂ©cuchet au ministĂšre de la marine ; ce qui ne l’empĂȘchait pas de consacrer, chaque soir, quelques moments Ă  l’étude. Il avait notĂ© des fautes dans l’ouvrage de M. Thiers, et il parla avec le plus grand respect d’un certain Dumouchel, professeur. Bouvard l’emportait par d’autres cĂŽtĂ©s. Sa chaĂźne de montre en cheveux et la maniĂšre dont il battait la rĂ©molade dĂ©celaient le roquentin plein d’expĂ©rience, et il mangeait, le coin de la serviette dans l’aisselle, en dĂ©bitant des choses qui faisaient rire PĂ©cuchet. C’était un rire particulier, une seule note trĂšs basse, toujours la mĂȘme, poussĂ©e Ă  de longs intervalles. Celui de Bouvard Ă©tait contenu, sonore, dĂ©couvrait ses dents, lui secouait les Ă©paules, et les consommateurs Ă  la porte s’en retournaient. Le repas fini, ils allĂšrent prendre le cafĂ© dans un autre Ă©tablissement. PĂ©cuchet, en contemplant les becs de gaz, gĂ©mit sur le dĂ©bordement du luxe, puis, d’un geste dĂ©daigneux, Ă©carta les journaux. Bouvard Ă©tait plus indulgent Ă  leur endroit. Il aimait tous les Ă©crivains en gĂ©nĂ©ral et avait eu dans sa jeunesse des dispositions pour ĂȘtre acteur. Il voulut faire des tours d’équilibre avec une queue de billard et deux boules d’ivoire, comme en exĂ©cutait Barberou, un de ses amis. Invariablement elles tombaient, et, roulant sur le plancher entre les jambes des personnes, allaient se perdre au loin. Le garçon, qui se levait toutes les fois pour les chercher Ă  quatre pattes sous les banquettes, finit par se plaindre. PĂ©cuchet eut une querelle avec lui ; le limonadier survint, il n’écouta pas ses excuses et mĂȘme chicana sur la consommation. Il proposa ensuite de terminer la soirĂ©e paisiblement dans son domicile, qui Ă©tait tout prĂšs, rue Saint-Martin. À peine entrĂ©, il endossa une maniĂšre de camisole en indienne et fit les honneurs de son appartement. Un bureau de sapin, placĂ© juste dans le milieu, incommodait par ses angles ; et tout autour, sur des planchettes, sur les trois chaises, sur le vieux fauteuil et dans les coins se trouvaient pĂȘle-mĂȘle plusieurs volumes de l’EncyclopĂ©die Roret, le Manuel du magnĂ©tiseur, un FĂ©nelon, d’autres bouquins, avec des tas de paperasses, deux noix de coco, diverses mĂ©dailles, un bonnet turc et des coquilles rapportĂ©es du Havre par Dumouchel. Une couche de poussiĂšre veloutait les murailles, autrefois peintes en jaune. La brosse pour les souliers traĂźnait au bord du lit, dont les draps pendaient. On voyait au plafond une grande tache noire produite par la fumĂ©e de la lampe. Bouvard, Ă  cause de l’odeur sans doute, demanda la permission d’ouvrir la fenĂȘtre. — Les papiers s’envoleraient ! s’écria PĂ©cuchet, qui redoutait, en plus, les courants d’air. Cependant il haletait dans cette petite chambre, chauffĂ©e depuis le matin par les ardoises de la toiture. Bouvard lui dit — À votre place, j’îterais ma flanelle ! — Comment ! Et PĂ©cuchet baissa la tĂȘte, s’effrayant Ă  l’hypothĂšse de ne plus avoir son gilet de santĂ©. — Faites-moi la conduite, reprit Bouvard, l’air extĂ©rieur vous rafraĂźchira. Enfin PĂ©cuchet repassa ses bottes en grommelant — Vous m’ensorcelez, ma parole d’honneur ! Et malgrĂ© la distance, il l’accompagna jusque chez lui, au coin de la rue de BĂ©thune, en face le pont de la Tournelle. La chambre de Bouvard, bien cirĂ©e, avec des rideaux de percale et des meubles en acajou, jouissait d’un balcon ayant vue sur la riviĂšre. Les deux ornements principaux Ă©taient un porte-liqueurs au milieu de la commode, et, le long de la glace, des daguerrĂ©otypes reprĂ©sentant des amis ; une peinture Ă  l’huile occupait l’alcĂŽve. — Mon oncle ! dit Bouvard. Et le flambeau qu’il tenait Ă©claira un monsieur. Des favoris rouges Ă©largissaient son visage surmontĂ© d’un toupet frisant par la pointe. Sa haute cravate, avec le triple col de la chemise, du gilet de velours et de l’habit noir, l’engonçaient. On avait figurĂ© des diamants sur le jabot. Ses yeux Ă©taient bridĂ©s aux pommettes, et il souriait d’un petit air narquois. PĂ©cuchet ne put s’empĂȘcher de dire — On le prendrait plutĂŽt pour votre pĂšre ! — C’est mon parrain, rĂ©pliqua Bouvard nĂ©gligemment, ajoutant qu’il s’appelait de ses noms de baptĂȘme François-Denys-BartholomĂ©e. Ceux de PĂ©cuchet Ă©taient Juste-Romain-Cyrille, — et ils avaient le mĂȘme Ăąge quarante-sept ans. Cette coĂŻncidence leur fit plaisir, mais les surprit, chacun ayant cru l’autre beaucoup moins jeune. Ensuite, ils admirĂšrent la Providence, dont les combinaisons parfois sont merveilleuses. — Car, enfin, si nous n’étions pas sortis tantĂŽt pour nous promener, nous aurions pu mourir avant de nous connaĂźtre ! Et s’étant donnĂ© l’adresse de leurs patrons, ils se souhaitĂšrent une bonne nuit. — N’allez pas voir les dames ! cria Bouvard dans l’escalier. PĂ©cuchet descendit les marches sans rĂ©pondre Ă  la gaudriole. Le lendemain, dans la cour de MM. Descambos frĂšres tissus d’Alsace, rue Hautefeuille, 92, une voix appela — Bouvard ! Monsieur Bouvard ! Celui-ci passa la tĂȘte par les carreaux et reconnut PĂ©cuchet qui articula plus fort — Je ne suis pas malade ! Je l’ai retirĂ©e ! — Quoi donc ? — Elle ! dit PĂ©cuchet, en dĂ©signant sa poitrine. Tous les propos de la journĂ©e, avec la tempĂ©rature de l’appartement et les labeurs de la digestion, l’avaient empĂȘchĂ© de dormir, si bien que, n’y tenant plus, il avait rejetĂ© loin de lui sa flanelle. Le matin, il s’était rappelĂ© son action, heureusement sans consĂ©quence, et il venait en instruire Bouvard, qui, par lĂ , fut placĂ© dans son estime Ă  une prodigieuse hauteur. Il Ă©tait le fils d’un petit marchand et n’avait pas connu sa mĂšre, morte trĂšs jeune. On l’avait, Ă  quinze ans, retirĂ© de pension pour le mettre chez un huissier. Les gendarmes y survinrent, et le patron fut envoyĂ© aux galĂšres ; histoire farouche qui lui causait encore de l’épouvante. Ensuite, il avait essayĂ© de plusieurs Ă©tats Ă©lĂšve en pharmacie, maĂźtre d’études, comptable sur un des paquebots de la haute Seine. Enfin, un chef de division, sĂ©duit par son Ă©criture, l’avait engagĂ© comme expĂ©ditionnaire ; mais la conscience d’une instruction dĂ©fectueuse, avec les besoins d’esprit qu’elle lui donnait, irritaient son humeur ; et il vivait complĂštement seul, sans parents, sans maĂźtresse. Sa distraction Ă©tait, le dimanche, d’inspecter les travaux publics. Les plus vieux souvenirs de Bouvard le reportaient sur les bords de la Loire, dans une cour de ferme. Un homme, qui Ă©tait son oncle, l’avait emmenĂ© Ă  Paris pour lui apprendre le commerce. À sa majoritĂ©, on lui versa quelques mille francs. Alors il avait pris femme et ouvert une boutique de confiseur. Six mois plus tard, son Ă©pouse disparaissait en emportant la caisse. Les amis, la bonne chĂšre, et surtout la paresse, avaient promptement achevĂ© sa ruine. Mais il eut l’inspiration d’utiliser sa belle main ; et depuis douze ans, il se tenait dans la mĂȘme place, chez MM. Descambos frĂšres tissus, rue Hautefeuille, 92. Quant Ă  son oncle, qui autrefois lui avait expĂ©diĂ© comme souvenir le fameux portrait, Bouvard ignorait mĂȘme sa rĂ©sidence et n’en attendait plus rien. Quinze cents livres de revenu et ses gages de copiste lui permettaient d’aller, tous les soirs, faire un somme dans un estaminet. Ainsi leur rencontre avait eu l’importance d’une aventure. Ils s’étaient, tout de suite, accrochĂ©s par des fibres secrĂštes. D’ailleurs, comment expliquer les sympathies ? Pourquoi telle particularitĂ©, telle imperfection, indiffĂ©rente ou odieuse dans celui-ci enchante-t-elle dans celui-lĂ  ? Ce qu’on appelle le coup de foudre est vrai pour toutes les passions. Avant la fin de la semaine, ils se tutoyĂšrent. Souvent, ils venaient se chercher Ă  leur comptoir. DĂšs que l’un paraissait, l’autre fermait son pupitre, et ils s’en allaient ensemble dans les rues. Bouvard marchait Ă  grandes enjambĂ©es, tandis que PĂ©cuchet, multipliant les pas, avec sa redingote qui lui battait les talons, semblait glisser sur des roulettes. De mĂȘme leurs goĂ»ts particuliers s’harmonisaient. Bouvard fumait la pipe, aimait le fromage, prenait rĂ©guliĂšrement sa demi-tasse. PĂ©cuchet prisait, ne mangeait au dessert que des confitures et trempait un morceau de sucre dans le cafĂ©. L’un Ă©tait confiant, Ă©tourdi, gĂ©nĂ©reux ; l’autre discret, mĂ©ditatif, Ă©conome. Pour lui ĂȘtre agrĂ©able, Bouvard voulut faire Ă  PĂ©cuchet la connaissance de Barberou. C’était un ancien commis voyageur, actuellement boursier, trĂšs bon enfant, patriote, ami des dames, et qui affectait le langage faubourien. PĂ©cuchet le trouva dĂ©plaisant et il conduisit Bouvard chez Dumouchel. Cet auteur car il avait publiĂ© une petite mnĂ©motechnie donnait des leçons de littĂ©rature dans un pensionnat de jeunes personnes, avait des opinions orthodoxes et la tenue sĂ©rieuse. Il ennuya Bouvard. Aucun des deux n’avait cachĂ© Ă  l’autre son opinion. Chacun en reconnut la justesse. Leurs habitudes changĂšrent et, quittant leur pension bourgeoise, ils finirent par dĂźner ensemble tous les jours. Ils faisaient des rĂ©flexions sur les piĂšces de théùtre dont on parlait, sur le gouvernement, la chertĂ© des vivres, les fraudes du commerce. De temps Ă  autre, l’histoire du Collier ou le procĂšs de FualdĂšs revenait dans leurs discours ; et puis, ils cherchaient les causes de la RĂ©volution. Ils flĂąnaient le long des boutiques de bric-Ă -brac. Ils visitĂšrent le Conservatoire des arts et mĂ©tiers, Saint-Denis, les Gobelins, les Invalides et toutes les collections publiques. Quand on demandait leur passeport, ils faisaient mine de l’avoir perdu, se donnant pour deux Ă©trangers, deux Anglais. Dans les galeries du MusĂ©um, ils passĂšrent avec Ă©bahissement devant les quadrupĂšdes empaillĂ©s, avec plaisir devant les papillons, avec indiffĂ©rence devant les mĂ©taux ; les fossiles les firent rĂȘver, la conchyliologie les ennuya. Ils examinĂšrent les serres chaudes par les vitres, et frĂ©mirent en songeant que tous ces feuillages distillaient des poisons. Ce qu’ils admirĂšrent du cĂšdre, c’est qu’on l’eĂ»t rapportĂ© dans un chapeau. Ils s’efforcĂšrent au Louvre de s’enthousiasmer pour RaphaĂ«l. À la grande bibliothĂšque, ils auraient voulu connaĂźtre le nombre exact des volumes. Une fois, ils entrĂšrent au cours d’arabe du CollĂšge de France, et le professeur fut Ă©tonnĂ© de voir ces deux inconnus qui tĂąchaient de prendre des notes. GrĂące Ă  Barberou, ils pĂ©nĂ©trĂšrent dans les coulisses d’un petit théùtre. Dumouchel leur procura des billets pour une sĂ©ance de l’AcadĂ©mie. Ils s’informaient des dĂ©couvertes, lisaient les prospectus, et, par cette curiositĂ©, leur intelligence se dĂ©veloppa. Au fond d’un horizon plus lointain chaque jour ils apercevaient des choses Ă  la fois confuses et merveilleuses. En admirant un vieux meuble, ils regrettaient de n’avoir pas vĂ©cu Ă  l’époque oĂč il servait, bien qu’ils ignorassent absolument cette Ă©poque-lĂ . D’aprĂšs de certains noms, ils imaginaient des pays d’autant plus beaux qu’ils n’en pouvaient rien prĂ©ciser. Les ouvrages dont les titres Ă©taient pour eux inintelligibles leur semblaient contenir un mystĂšre. Et ayant plus d’idĂ©es, ils eurent plus de souffrances. Quand une malle-poste les croisait dans les rues, ils sentaient le besoin de partir avec elle. Le quai aux Fleurs les faisait soupirer pour la campagne. Un dimanche ils se mirent en marche dĂšs le matin, et, passant par Meudon, Bellevue, Suresnes, Auteuil, tout le long du jour ils vagabondĂšrent entre les vignes, arrachĂšrent des coquelicots au bord des champs, dormirent sur l’herbe, burent du lait, mangĂšrent sous les acacias des guinguettes, et rentrĂšrent fort tard, poudreux, extĂ©nuĂ©s, ravis. Ils renouvelĂšrent souvent ces promenades. Les lendemains Ă©taient si tristes, qu’ils finirent par s’en priver. La monotonie du bureau leur devenait odieuse. Continuellement le grattoir et la sandaraque, le mĂȘme encrier, les mĂȘmes plumes et les mĂȘmes compagnons ! Les jugeant stupides, ils leur parlaient de moins en moins. Cela leur valut des taquineries. Ils arrivaient tous les jours aprĂšs l’heure, et reçurent des semonces. Autrefois, ils se trouvaient presque heureux ; mais leur mĂ©tier les humiliait depuis qu’ils s’estimaient davantage, et ils se renforçaient dans ce dĂ©goĂ»t, s’exaltaient mutuellement, se gĂątaient. PĂ©cuchet contracta la brusquerie de Bouvard, Bouvard prit quelque chose de la morositĂ© de PĂ©cuchet. — J’ai envie de me faire saltimbanque sur les places publiques ! disait l’un. — Autant ĂȘtre chiffonnier ! s’écriait l’autre. Quelle situation abominable ! Et nul moyen d’en sortir ! Pas mĂȘme d’espĂ©rance ! Un aprĂšs-midi c’était le 20 janvier 1839, Bouvard Ă©tant Ă  son comptoir reçut une lettre, apportĂ©e par le facteur. Ses bras se levĂšrent, sa tĂȘte peu Ă  peu se renversait et il tomba Ă©vanoui sur le carreau. Les commis se prĂ©cipitĂšrent, on lui ĂŽta sa cravate. On envoya chercher un mĂ©decin. Il rouvrit les yeux ; puis aux questions qu’on lui faisait — Ah !
 c’est que
 c’est que
 un peu d’air me soulagera. Non ! laissez-moi ! permettez ! Et malgrĂ© sa corpulence, il courut tout d’une haleine jusqu’au ministĂšre de la Marine, se passant la main sur le front, croyant devenir fou, tĂąchant de se calmer. Il fit demander PĂ©cuchet. PĂ©cuchet parut. — Mon oncle est mort ! j’hĂ©rite ! — Pas possible ! Bouvard montre les lignes suivantes ÉTUDE DE Me TARDIVEL NOTAIRE Savigny-en-Septaine, 14 janvier 1839. Monsieur, Je vous prie de vous rendre en mon Ă©tude, pour y prendre connaissance du testament de votre pĂšre naturel, M. François-Denys-BartholomĂ©e Bouvard, ex-nĂ©gociant dans la ville de Nantes, dĂ©cĂ©dĂ© en cette commune le 10 du prĂ©sent mois. Ce testament contient en votre faveur une disposition trĂšs importante. AgrĂ©ez, Monsieur, l’assurance de mes respects. TARDIVEL, notaire. » PĂ©cuchet fut obligĂ© de s’asseoir sur une borne dans la cour. Puis il rendit le papier en disant lentement — Pourvu
 que ce ne soit pas
 quelque farce ! — Tu crois que c’est une farce ! reprit Bouvard d’une voix Ă©tranglĂ©e, pareille Ă  un rĂąle de moribond. Mais le timbre de la poste, le nom de l’étude en caractĂšres d’imprimerie, la signature du notaire, tout prouvait l’authenticitĂ© de la nouvelle ; – et ils se regardĂšrent avec un tremblement du coin de la bouche et une larme qui roulait dans leurs yeux fixes. L’espace leur manquait. Ils allĂšrent jusqu’à l’Arc de Triomphe, revinrent par le bord de l’eau, dĂ©passĂšrent Notre-Dame. Bouvard Ă©tait trĂšs rouge. Il donna Ă  PĂ©cuchet des coups de poing dans le dos, et pendant cinq minutes, dĂ©raisonna complĂštement. Ils ricanaient malgrĂ© eux. Cet hĂ©ritage, bien sĂ»r, devait se monter
 — Ah ! ce serait trop beau ! n’en parlons plus. Ils en reparlaient. Rien n’empĂȘchait de demander tout de suite des explications. Bouvard Ă©crivit au notaire pour en avoir. Le notaire envoya la copie du testament, lequel se terminait ainsi En consĂ©quence, je donne Ă  François-Denys-BartholomĂ©e Bouvard, mon fils naturel reconnu, la portion de mes biens disponible par la loi. » Le bonhomme avait eu ce fils dans sa jeunesse, mais il l’avait tenu Ă  l’écart soigneusement, le faisant passer pour un neveu ; et le neveu l’avait toujours appelĂ© mon oncle, bien que sachant Ă  quoi s’en tenir. Vers la quarantaine, M. Bouvard s’était mariĂ©, puis Ă©tait devenu veuf. Ses deux fils lĂ©gitimes ayant tournĂ© contrairement Ă  ses vues, un remords l’avait pris sur l’abandon oĂč il laissait depuis tant d’annĂ©es son autre enfant. Il l’eĂ»t mĂȘme fait venir chez lui, sans l’influence de sa cuisiniĂšre. Elle le quitta, grĂące aux manƓuvres de la famille, et, dans son isolement, prĂšs de mourir, il voulut rĂ©parer ses torts en lĂ©guant au fruit de ses premiĂšres amours tout ce qu’il pouvait de sa fortune. Elle s’élevait Ă  la moitiĂ© d’un million, ce qui faisait pour le copiste deux cent cinquante mille francs. L’aĂźnĂ© des frĂšres, M. Étienne, avait annoncĂ© qu’il respecterait le testament. Bouvard tomba dans une sorte d’hĂ©bĂ©tude. Il rĂ©pĂ©tait Ă  voix basse, en souriant du sourire paisible des ivrognes — Quinze mille livres de rente ! Et PĂ©cuchet, dont la tĂȘte pourtant Ă©tait plus forte, n’en revenait pas. Ils furent secouĂ©s brusquement par une lettre de Tardivel. L’autre fils, M. Alexandre, dĂ©clarait son intention de rĂ©gler tout devant la justice, et mĂȘme d’attaquer le legs s’il le pouvait, exigeant au prĂ©alable scellĂ©s, inventaire, nomination d’un sĂ©questre, etc.! Bouvard en eut une maladie bilieuse. À peine convalescent, il s’embarqua pour Savigny, d’oĂč il revint, sans conclusion d’aucune sorte et dĂ©plorant ses frais de voyage. Puis ce furent des insomnies, des alternatives de colĂšre et d’espoir, d’exaltation et d’abattement. Enfin, au bout de six mois, le sieur Alexandre s’apaisant, Bouvard entra en possession de l’hĂ©ritage. Son premier cri avait Ă©tĂ© — Nous nous retirerons Ă  la campagne ! Et ce mot qui liait son ami Ă  son bonheur, PĂ©cuchet l’avait trouvĂ© tout simple. Car l’union de ces deux hommes Ă©tait absolue et profonde. Mais comme il ne pouvait point vivre aux crochets de Bouvard, il ne partirait pas avant sa retraite. Encore deux ans ; n’importe ! Il demeura inflexible et la chose fut dĂ©cidĂ©e. Pour savoir oĂč s’établir, ils passĂšrent en revue toutes les provinces. Le Nord Ă©tait fertile, mais trop froid ; le Midi enchanteur par son climat, mais incommode vu les moustiques, et le Centre, franchement, n’avait rien de curieux. La Bretagne leur aurait convenu, sans l’esprit cagot des habitants. Quant aux rĂ©gions de l’Est, Ă  cause du patois germanique, il n’y fallait pas songer. Mais il y avait d’autres pays. Qu’était-ce, par exemple, que le Forez, le Bugey, le Roumois ? Les cartes de gĂ©ographie n’en disaient rien. Du reste, que leur maison fĂ»t dans tel endroit ou dans tel autre, l’important c’est qu’ils en auraient une. DĂ©jĂ  ils se voyaient en manches de chemise, au bord d’une plate-bande, Ă©mondant des rosiers, et bĂȘchant, binant, maniant de la terre, dĂ©potant des tulipes. Ils se rĂ©veilleraient au chant de l’alouette pour suivre les charrues, iraient avec un panier cueillir des pommes, regarderaient faire le beurre, battre le grain, tondre les moutons, soigner les ruches, et se dĂ©lecteraient au mugissement des vaches et Ă  la senteur des foins coupĂ©s. Plus d’écritures ! plus de chefs ! plus mĂȘme de terme Ă  payer ! Car ils possĂšderaient un domicile Ă  eux ! Et ils mangeraient les poules de leur basse-cour, les lĂ©gumes de leur jardin, et dĂźneraient en gardant leurs sabots ! — Nous ferons tout ce qui nous plaira ! nous laisserons pousser notre barbe ! Ils s’achetĂšrent des instruments horticoles, puis un tas de choses qui pourraient peut-ĂȘtre servir », telles qu’une boĂźte Ă  outils il en faut toujours dans une maison, ensuite des balances, une chaĂźne d’arpenteur, une baignoire en cas qu’ils ne fussent malades, un thermomĂštre et mĂȘme un baromĂštre systĂšme Gay-Lussac » pour des expĂ©riences de physique, si la fantaisie leur en prenait. Il ne serait pas mal, non plus car on ne peut pas toujours travailler dehors, d’avoir quelques bons ouvrages de littĂ©rature, et ils en cherchĂšrent, fort embarrassĂ©s parfois de savoir si tel livre Ă©tait vraiment un livre de bibliothĂšque ». Bouvard tranchait la question — Eh ! nous n’aurons pas besoin de bibliothĂšque. — D’ailleurs j’ai la mienne, disait PĂ©cuchet. D’avance, ils s’organisaient. Bouvard emporterait ses meubles, PĂ©cuchet sa grande table noire ; on tirerait parmi des rideaux et avec un peu de batterie de cuisine ce serait bien suffisant. Ils s’étaient jurĂ© de taire tout cela, mais leur figure rayonnait. Aussi leurs collĂšgues les trouvaient drĂŽles. Bouvard, qui Ă©crivait Ă©talĂ© sur son pupitre et les coudes en dehors pour mieux arrondir sa bĂątarde, poussait son espĂšce de sifflement tout en clignant d’un air malin ses lourdes paupiĂšres. PĂ©cuchet, juchĂ© sur un grand tabouret de paille, soignait toujours les jambages de sa longue Ă©criture, mais en gonflant les narines, pinçait les lĂšvres, comme s’il avait peur de lĂącher son secret. AprĂšs dix-huit mois de recherches, ils n’avaient rien trouvĂ©. Ils firent des voyages dans tous les environs de Paris, et depuis Amiens jusqu’à Évreux, et de Fontainebleau jusqu’au Havre. Ils voulaient une campagne qui fĂ»t bien la campagne, sans tenir prĂ©cisĂ©ment Ă  un site pittoresque, mais un horizon bornĂ© les attristait. Ils fuyaient le voisinage des habitations et redoutaient pourtant la solitude. Quelquefois ils se dĂ©cidaient, puis craignant de se repentir plus tard, ils changeaient d’avis, l’endroit leur ayant paru malsain, ou exposĂ© au vent de mer, ou trop prĂšs d’une manufacture ou d’un abord difficile. Barberou les sauva. Il connaissait leur rĂȘve, et un beau jour vint leur dire qu’on lui avait parlĂ© d’un domaine, Ă  Chavignolles, entre Caen et Falaise. Cela consistait en une ferme de trente-huit hectares, avec une maniĂšre de chĂąteau et un jardin en plein rapport. Ils se transportĂšrent dans le Calvados et ils furent enthousiasmĂ©s. Seulement, tant de la ferme que de la maison l’une ne serait pas vendue sans l’autre, on exigeait cent quarante-trois mille francs. Bouvard n’en donnait que cent vingt mille. PĂ©cuchet combattit sont entĂȘtement, le pria de cĂ©der, enfin dĂ©clara qu’il complĂšterait le surplus. C’était toute sa fortune, provenant du patrimoine de sa mĂšre et de ses Ă©conomies. Jamais il n’en avait soufflĂ© mot, rĂ©servant ce capital pour une grande occasion. Tout fut payĂ© vers la fin de 1840, six mois avant sa retraite. Bouvard n’était plus copiste. D’abord, il avait continuĂ© ses fonctions par dĂ©fiance de l’avenir, mais s’en Ă©tait dĂ©mis une fois certain de l’hĂ©ritage. Cependant il retournait volontiers chez les MM. Descambos, et la veille de son dĂ©part il offrit un punch Ă  tout le comptoir. PĂ©cuchet, au contraire, fut maussade pour ses collĂšgues, et sortit, le dernier jour, en claquant la porte brutalement. Il avait Ă  surveiller les emballages, faire un tas de commissions, d’emplettes encore, et prendre congĂ© de Dumouchel ! Le professeur lui proposa un commerce Ă©pistolaire, oĂč il le tiendrait au courant de la littĂ©rature ; et aprĂšs des fĂ©licitations nouvelles, lui souhaita une bonne santĂ©. Barberou se montra plus sensible en recevant l’adieu de Bouvard. Il abandonna exprĂšs une partie de dominos, promit d’aller le voir lĂ -bas, commanda deux anisettes et l’embrassa. Bouvard, rentrĂ© chez lui, aspira sur son balcon une large bouffĂ©e d’air en se disant Enfin. » Les lumiĂšres des quais tremblaient dans l’eau, le roulement des omnibus au loin s’apaisait. Il se rappela des jours heureux passĂ©s dans cette grande ville, des pique-niques au restaurant, des soirs au théùtre, les commĂ©rages de sa portiĂšre, toutes ses habitudes ; et il sentit une dĂ©faillance de cƓur, une tristesse qu’il n’osait pas s’avouer. PĂ©cuchet, jusqu’à deux heures du matin, se promena dans sa chambre. Il ne reviendrait plus lĂ  ; tant mieux ! et cependant, pour laisser quelque chose de lui, il grava son nom sur le plĂątre de la cheminĂ©e. Le plus gros du bagage Ă©tait parti dĂšs la veille. Les instruments de jardin, les couchettes, les matelas, les tables, les chaises, un calĂ©facteur, la baignoire et trois fĂ»ts de Bourgogne iraient par la Seine, jusqu’au Havre, et de lĂ  seraient expĂ©diĂ©s sur Caen, oĂč Bouvard qui les attendrait les ferait parvenir Ă  Chavignolles. Mais le portrait de son pĂšre, les fauteuils, la cave Ă  liqueurs, les bouquins, la pendule, tous les objets prĂ©cieux furent mis dans une voiture de dĂ©mĂ©nagement qui s’acheminerait par Nonancourt, Verneuil et Falaise. PĂ©cuchet voulut l’accompagner. Il s’installa auprĂšs du conducteur, sur la banquette, et, couvert de sa plus vieille redingote, avec un cache-nez, des mitaines et sa chanceliĂšre de bureau, le dimanche 20 mars, au petit jour, il sortit de la capitale. Le mouvement et la nouveautĂ© du voyage l’occupĂšrent les premiĂšres heures. Puis les chevaux se ralentirent, ce qui amena des disputes avec le conducteur et le charretier. Ils choisissaient d’exĂ©crables auberges, et, bien qu’ils rĂ©pondissent de tout, PĂ©cuchet, par excĂšs de prudence, couchait dans les mĂȘmes gĂźtes. Le lendemain, on repartait dĂšs l’aube ; et la route, toujours la mĂȘme, s’allongeait en montant jusqu’au bord de l’horizon. Les mĂštres de cailloux se succĂ©daient, les fossĂ©s Ă©taient pleins d’eau, la campagne s’étalait par grandes surfaces d’un vert monotone et froid, des nuages couraient dans le ciel, de temps Ă  autre la pluie tombait. Le troisiĂšme jour, des bourrasques s’élevĂšrent. La bĂąche du chariot, mal attachĂ©e, claquait au vent comme la voile d’un navire. PĂ©cuchet baissait la figure sous sa casquette, et chaque fois qu’il ouvrait sa tabatiĂšre, il lui fallait, pour garantir ses yeux, se retourner complĂštement. Pendant les cahots, il entendait osciller derriĂšre lui tout son bagage et prodiguait les recommandations. Voyant qu’elles ne servaient Ă  rien, il changea de tactique ; il fit le bon enfant, eut des complaisances ; dans les montĂ©es pĂ©nibles, il poussait Ă  la roue avec les hommes ; il en vint jusqu’à leur payer le gloria aprĂšs les repas. DĂšs lors, ils filĂšrent plus lestement, si bien qu’aux environs de Gauburge l’essieu se rompit et le chariot resta penchĂ©. PĂ©cuchet visita tout de suite l’intĂ©rieur ; les tasses de porcelaine gisaient en morceaux. Il leva les bras, en grinçant des dents, maudit ces deux imbĂ©ciles ; et la journĂ©e suivante fut perdue Ă  cause du charretier qui se grisa ; mais il n’eut pas la force de se plaindre, la coupe d’amertume Ă©tant remplie. Bouvard n’avait quittĂ© Paris que le surlendemain, pour dĂźner encore une fois avec Barberou. Il arriva dans la cour des Messageries Ă  la derniĂšre minute, puis se rĂ©veilla devant la cathĂ©drale de Rouen ; il s’était trompĂ© de diligence. Le soir, toutes les places pour Caen Ă©taient retenues ; ne sachant que faire, il alla au théùtre des Arts, et il souriait Ă  ses voisins, disant qu’il Ă©tait retirĂ© du nĂ©goce et nouvellement acquĂ©reur d’un domaine aux alentours. Quand il dĂ©barqua le vendredi Ă  Caen, ses ballots n’y Ă©taient pas. Il les reçut le dimanche et les expĂ©dia sur une charrette, ayant prĂ©venu le fermier qu’il les suivrait de quelques heures. À Falaise, le neuviĂšme jour de son voyage, PĂ©cuchet prit un cheval de renfort, et jusqu’au coucher du soleil on marcha bien. Au delĂ  de Bretteville, ayant quittĂ© la grand’route, il s’engagea dans un chemin de traverse, croyant voir Ă  chaque minute le pignon de Chavignolles. Cependant les orniĂšres s’effaçaient ; elles disparurent, et ils se trouvĂšrent au milieu des champs labourĂ©s. La nuit tombait. Que devenir ? PĂ©cuchet abandonna le chariot, et, pataugeant dans la boue, s’avança devant lui Ă  la dĂ©couverte. Quand il approchait des fermes, les chiens aboyaient. Il criait de toutes ses forces pour demander sa route. On ne rĂ©pondait pas. Il avait peur et regagnait le large. Tout Ă  coup deux lanternes brillĂšrent. Il aperçut un cabriolet, s’élança pour le rejoindre. Bouvard Ă©tait dedans. Mais oĂč pouvait ĂȘtre la voiture de dĂ©mĂ©nagement ? Pendant une heure ils la hĂ©lĂšrent dans les tĂ©nĂšbres. Enfin elle se retrouva, et ils arrivĂšrent Ă  Chavignolles. Un grand feu de broussailles et de pommes de pin flambait dans la salle. Deux couverts y Ă©taient mis. Les meubles arrivĂ©s sur la charrette encombraient le vestibule. Rien ne manquait. Ils s’attablĂšrent. On leur avait prĂ©parĂ© une soupe Ă  l’oignon, un poulet, du lard et des Ɠufs durs. La vieille femme qui faisait la cuisine venait de temps Ă  autre s’informer de leurs goĂ»ts. Ils rĂ©pondaient Oh ! trĂšs bon, trĂšs bon ! et le gros pain difficile Ă  couper, la crĂšme, les noix, tout les dĂ©lecta. Le carrelage avait des trous, les murs suintaient. Cependant ils promenaient autour d’eux un regard de satisfaction, en mangeant sur la petite table oĂč brĂ»lait une chandelle. Leurs figures Ă©taient rougies par le grand air. Ils tendaient leur ventre ; ils s’appuyaient sur le dossier de leur chaise, qui en craquait, et ils se rĂ©pĂ©taient — Nous y voilĂ  donc ! quel bonheur ! il me semble que c’est un rĂȘve ! Bien qu’il fĂ»t minuit, PĂ©cuchet eut l’idĂ©e de faire un tour dans le jardin. Bouvard ne s’y refusa pas. Ils prirent la chandelle et, l’abritant avec un vieux journal, se promenĂšrent le long des plates-bandes. Ils avaient plaisir Ă  nommer tout haut les lĂ©gumes — Tiens, des carottes ! Ah ! des choux ! Ensuite ils inspectĂšrent les espaliers. PĂ©cuchet tĂącha de dĂ©couvrir des bourgeons. Quelquefois une araignĂ©e fuyait tout Ă  coup sur le mur, et les deux ombres de leur corps s’y dessinaient agrandies, en rĂ©pĂ©tant leurs gestes. Les pointes des herbes dĂ©gouttelaient de rosĂ©e. La nuit Ă©tait complĂštement noire, et tout se tenait immobile dans un grand silence, une grande douceur. Au loin un coq chanta. Leurs deux chambres avaient entre elles une petite porte que le papier de la tenture masquait. En la heurtant avec une commode, on venait d’en faire sauter les clous. Ils la trouvĂšrent bĂ©ante. Ce fut une surprise. DĂ©shabillĂ©s et dans leur lit, ils bavardĂšrent quelque temps, puis s’endormirent, Bouvard sur le dos, la bouche ouverte, tĂȘte nue ; PĂ©cuchet sur le flanc droit, les genoux au ventre, affublĂ© d’un bonnet de coton, et tous les deux ronflaient sous le clair de la lune, qui entrait par les fenĂȘtres. II Quelle joie, le lendemain en se rĂ©veillant ! Bouvard fuma une pipe et PĂ©cuchet huma une prise, qu’ils dĂ©clarĂšrent la meilleure de leur existence. Puis ils se mirent Ă  la croisĂ©e, pour voir le paysage. On avait en face de soi les champs, Ă  droite une grange, avec le clocher de l’église ; et Ă  gauche un rideau de peupliers. Deux allĂ©es principales, formant la croix, divisaient le jardin en quatre morceaux. Les lĂ©gumes Ă©taient compris dans les plates-bandes, oĂč se dressaient, de place en place, des cyprĂšs nains et des quenouilles. D’un cĂŽtĂ© une tonnelle aboutissait Ă  un vigneau ; de l’autre un mur soutenait les espaliers ; et une claire-voie, dans le fond, donnait sur la campagne. Il y avait au delĂ  du mur un verger, aprĂšs la charmille, un bosquet ; derriĂšre la claire-voie, un petit chemin. Ils contemplaient cet ensemble, quand un homme Ă  chevelure grisonnante et vĂȘtu d’un paletot noir longea le sentier, en raclant avec sa canne tous les barreaux de la claire-voie. La vieille servante leur apprit que c’était M. Vaucorbeil, un docteur fameux dans l’arrondissement. Les autres notables Ă©taient le comte de Faverges, autrefois dĂ©putĂ©, et dont on citait les vacheries ; le maire, M. Foureau, qui vendait du bois, du plĂątre, toute espĂšce de choses ; M. Marescot le notaire ; l’abbĂ© Jeufroy, et Mme veuve Bordin, vivant de son revenu. Quant Ă  elle, on l’appelait Germaine, Ă  cause de feu Germain son mari. Elle faisait des journĂ©es ; mais aurait voulu passer au service de ces messieurs. Ils l’acceptĂšrent, et partirent pour leur ferme, situĂ©e Ă  un kilomĂštre de distance. Quand ils entrĂšrent dans la cour, le fermier, maĂźtre Gouy, vocifĂ©rait contre un garçon et la fermiĂšre, sur un escabeau, serrait entre ses jambes une dinde qu’elle empĂątait avec des gobes de farine. L’homme avait le front bas, le nez fin, le regard en dessous, et les Ă©paules robustes. La femme Ă©tait trĂšs blonde, avec les pommettes tachetĂ©es de son, et cet air de simplicitĂ© que l’on voit aux manants sur le vitrail des Ă©glises. Dans la cuisine, des bottes de chanvre Ă©taient suspendues au plafond. Trois vieux fusils s’échelonnaient sur la haute cheminĂ©e. Un dressoir chargĂ© de faĂŻence Ă  fleurs, occupait le milieu de la muraille ; et les carreaux en verre de bouteille jetaient sur les ustensiles de fer-blanc et de cuivre rouge une lumiĂšre blafarde. Les deux Parisiens dĂ©siraient faire leur inspection, n’ayant vu la propriĂ©tĂ© qu’une fois, sommairement. MaĂźtre Gouy et son Ă©pouse les escortĂšrent et la kyrielle des plaintes commença. Tous les bĂątiments, depuis la charretterie jusqu’à la bouillerie, avaient besoin de rĂ©parations. Il aurait fallu construire une succursale pour les fromages, mettre aux barriĂšres des ferrements neufs, relever les hauts-bords, creuser la mare et replanter considĂ©rablement de pommiers dans les trois cours. Ensuite on visita les cultures maĂźtre Gouy les dĂ©prĂ©cia. Elles mangeaient trop de fumier, les charrois Ă©taient dispendieux ; impossible d’extraire les cailloux, la mauvaise herbe empoisonnait les prairies ; et ce dĂ©nigrement de sa terre attĂ©nua le plaisir que Bouvard sentait Ă  marcher dessus. Ils s’en revinrent par la cavĂ©e, sous une avenue de hĂȘtres. La maison montrait, de ce cĂŽtĂ©-lĂ , sa cour d’honneur et sa façade. Elle Ă©tait peinte en blanc, avec des rĂ©champis de couleur jaune. Le hangar et le cellier, le fournil et le bĂ»cher faisaient en retour deux ailes plus basses. La cuisine communiquait avec une petite salle. On rencontrait ensuite le vestibule, une deuxiĂšme salle plus grande, le salon. Les quatre chambres au premier s’ouvraient sur le corridor qui regardait la cour. PĂ©cuchet en prit une pour ses collections ; la derniĂšre fut destinĂ©e Ă  la bibliothĂšque ; et comme ils ouvraient les armoires, ils trouvĂšrent d’autres bouquins, mais n’eurent pas la fantaisie d’en lire les titres. Le plus pressĂ©, c’était le jardin. Bouvard, en passant prĂšs de la charmille, dĂ©couvrit sous les branches une dame en plĂątre. Avec deux doigts, elle Ă©cartait sa jupe, les genoux pliĂ©s, la tĂȘte sur l’épaule, comme craignant d’ĂȘtre surprise. — Ah ! pardon ! ne vous gĂȘnez pas ! Et cette plaisanterie les amusa tellement, que, vingt fois par jour, pendant plus de trois semaines ils la rĂ©pĂ©tĂšrent. Cependant les bourgeois de Chavignolles dĂ©siraient les connaĂźtre on venait les observer par la claire-voie. Ils en bouchĂšrent les ouvertures avec des planches. La population fut contrariĂ©e. Pour se garantir du soleil, Bouvard portait sur la tĂȘte un mouchoir nouĂ© en turban, PĂ©cuchet sa casquette ; et il avait un grand tablier avec une poche par devant, dans laquelle ballotaient un sĂ©cateur, son foulard et sa tabatiĂšre. Les bras nus, et cĂŽte Ă  cĂŽte, ils labouraient, sarclaient, Ă©mondaient, s’imposaient des tĂąches, mangeaient le plus vite possible ; mais allaient prendre le cafĂ© sur le vigneau, pour jouir du point de vue. S’ils rencontraient un limaçon, ils s’approchaient de lui, et l’écrasaient en faisant une grimace du coin de la bouche, comme pour casser une noix. Ils ne sortaient pas sans leur louchet, et coupaient en deux les vers blancs, d’une telle force que le fer de l’outil s’en enfonçait de trois pouces. Pour se dĂ©livrer des chenilles, ils battaient les arbres, Ă  grands coups de gaule, furieusement. Bouvard planta une pivoine au milieu du gazon et des pommes d’amour qui devaient retomber comme des lustres, sous l’arceau de la tonnelle. PĂ©cuchet fit creuser devant la cuisine un large trou, et le disposa en trois compartiments, oĂč il fabriquerait des composts qui feraient pousser un tas de choses dont les dĂ©tritus amĂšneraient d’autres rĂ©coltes procurant d’autres engrais, tout cela indĂ©finiment, et il rĂȘvait au bord de la fosse, apercevant dans l’avenir des montagnes de fruits, des dĂ©bordements de fleurs, des avalanches de lĂ©gumes. Mais le fumier de cheval si utile pour les couches lui manquait. Les cultivateurs n’en vendaient pas les aubergistes en refusĂšrent. Enfin, aprĂšs beaucoup de recherches, malgrĂ© les instances de Bouvard, et abjurant toute pudeur, il prit le parti d’aller lui-mĂȘme au crottin ! ». C’est au milieu de cette occupation que Mme Bordin, un jour, l’accosta sur la grande route. Quand elle l’eut complimentĂ©, elle s’informa de son ami. Les yeux noirs de cette personne, trĂšs brillants bien que petits, ses hautes couleurs, son aplomb elle avait mĂȘme un peu de moustache, intimidĂšrent PĂ©cuchet. Il rĂ©pondit briĂšvement et tourna le dos. Impolitesse que blĂąma Bouvard. Puis les mauvais jours survinrent, la neige, les grands froids. Ils s’installĂšrent dans la cuisine, et faisaient du treillage ; ou bien parcouraient les chambres, causaient au coin du feu, regardaient la pluie tomber. DĂšs la mi-carĂȘme, ils guettĂšrent le printemps, et rĂ©pĂ©taient chaque matin Tout part ! » Mais la saison fut tardive, et ils consolaient leur impatience, en disant Tout va partir ». Ils virent enfin lever les petits pois. Les asperges donnĂšrent beaucoup. La vigne promettait. Puisqu’ils s’entendaient au jardinage, ils devaient rĂ©ussir dans l’agriculture ; et l’ambition les prit de cultiver leur ferme. Avec du bon sens et de l’étude ils s’en tireraient, sans aucun doute. D’abord, il fallait voir comment on opĂ©rait chez les autres ; et ils rĂ©digĂšrent une lettre, oĂč ils demandaient Ă  M. de Faverges l’honneur de visiter son exploitation. Le comte leur donna tout de suite un rendez-vous. AprĂšs une heure de marche, ils arrivĂšrent sur le versant d’un coteau qui domine la vallĂ©e de l’Orne. La riviĂšre coulait au fond, avec des sinuositĂ©s. Des blocs de grĂšs rouge s’y dressaient de place en place, et des roches plus grandes formaient au loin comme une falaise surplombant la campagne, couverte de blĂ©s mĂ»rs. En face, sur l’autre colline, la verdure Ă©tait si abondante, qu’elle cachait les maisons. Des arbres la divisaient en carrĂ©s inĂ©gaux, se marquant au milieu de l’herbe par des lignes plus sombres. L’ensemble du domaine apparut tout Ă  coup. Des toits de tuiles indiquaient la ferme. Le chĂąteau Ă  façade blanche se trouvait sur la droite, avec un bois au delĂ , et une pelouse descendait jusqu’à la riviĂšre, oĂč des platanes alignĂ©s reflĂ©taient leur ombre. Les deux amis entrĂšrent dans une luzerne qu’on fanait. Des femmes portant des chapeaux de paille, des marmottes d’indienne ou des visiĂšres de papier, soulevaient avec des rĂąteaux le foin laissĂ© par terre ; et Ă  l’autre bout de la plaine, auprĂšs des meules, on jetait des bottes vivement dans une longue charrette, attelĂ©e de trois chevaux. M. le comte s’avança suivi de son rĂ©gisseur. Il avait un costume de basin, la taille raide et les favoris en cĂŽtelette, l’air Ă  la fois d’un magistrat et d’un dandy. Les traits de sa figure, mĂȘme quand il parlait, ne remuaient pas. Les premiĂšres politesses Ă©changĂ©es, il exposa son systĂšme relativement aux fourrages ; on retournait les andains sans les Ă©parpiller ; les meules devaient ĂȘtre coniques et les bottes faites immĂ©diatement sur place, puis entassĂ©es par dizaines. Quant au rĂąteleur anglais, la prairie Ă©tait trop inĂ©gale pour un pareil instrument. Une petite fille, les pieds nus dans des savates, et dont le corps se montrait par les dĂ©chirures de sa robe, donnait Ă  boire aux femmes, en versant du cidre d’un broc qu’elle appuyait contre sa hanche. Le comte demanda d’oĂč venait cette enfant ; on n’en savait rien. Les faneuses l’avaient recueillie pour les servir pendant la moisson. Il haussa les Ă©paules et, tout en s’éloignant, profĂ©ra quelques plaintes sur l’immoralitĂ© de nos campagnes. Bouvard fit l’éloge de sa luzerne. Elle Ă©tait assez bonne, en effet, malgrĂ© les ravages de la cuscute ; les futurs agronomes ouvrirent les yeux au mot cuscute. Vu le nombre de ses bestiaux, il s’appliquait aux prairies artificielles ; c’était d’ailleurs un bon prĂ©cĂ©dent pour les autres rĂ©coltes, ce qui n’a pas toujours lieu avec les racines fourragĂšres. — Cela du moins me paraĂźt incontestable. Bouvard et PĂ©cuchet reprirent ensemble — Oh ! incontestable. Ils Ă©taient sur la limite d’un champ soigneusement ameubli un cheval que l’on conduisait Ă  la main traĂźnait un large coffre montĂ© sur trois roues. Sept coutres, disposĂ©s en bas, ouvraient parallĂšlement des raies fines, dans lesquelles le grain tombait par des tuyaux descendant jusqu’au sol. — Ici, dit le comte, je sĂšme mes turneps. Le turnep est la base de ma culture quadriennale. Et il entamait la dĂ©monstration du semoir. Mais un domestique vint le chercher. On avait besoin de lui au chĂąteau. Son rĂ©gisseur le remplaça, homme Ă  figure chafouine et de façons obsĂ©quieuses. Il conduisit ces messieurs » vers un autre champ, oĂč quatorze moissonneurs, la poitrine nue et les jambes Ă©cartĂ©es, fauchaient des seigles. Les fers sifflaient dans la paille qui se versait Ă  droite. Chacun dĂ©crivait devant soi un large demi-cercle, et tous sur la mĂȘme ligne, ils avançaient en mĂȘme temps. Les deux Parisiens admirĂšrent leurs bras et se sentaient pris d’une vĂ©nĂ©ration presque religieuse pour l’opulence de la terre. Ils longĂšrent ensuite plusieurs piĂšces en labour. Le crĂ©puscule tombait, des corneilles s’abattaient dans les sillons. Puis ils rencontrĂšrent le troupeau. Les moutons, çà et lĂ , pĂąturaient et on entendait leur continuel broutement. Le berger, assis sur un tronc d’arbre, tricotait un bas de laine, ayant son chien prĂšs de lui. Le rĂ©gisseur aida Bouvard et PĂ©cuchet Ă  franchir un Ă©chalier, et ils traversĂšrent deux masures, oĂč des vaches ruminaient sous les pommiers. Tous les bĂątiments de la ferme Ă©taient contigus et occupaient les trois cĂŽtĂ©s de la cour. Le travail s’y faisait Ă  la mĂ©canique, au moyen d’une turbine, utilisant un ruisseau qu’on avait exprĂšs dĂ©tournĂ©. Des bandelettes de cuir allaient d’un toit Ă  l’autre, et au milieu du fumier une pompe de fer manƓuvrait. Le rĂ©gisseur fit observer dans les bergeries de petites ouvertures Ă  ras du sol, et dans les cases aux cochons, des portes ingĂ©nieuses, pouvant d’elles-mĂȘmes se fermer. La grange Ă©tait voĂ»tĂ©e comme une cathĂ©drale avec des arceaux de briques reposant sur des murs de pierre. Pour divertir les messieurs, une servante jeta devant les poules des poignĂ©es d’avoine. L’arbre du pressoir leur parut gigantesque, et ils montĂšrent dans le pigeonnier. La laiterie spĂ©cialement les Ă©merveilla. Des robinets dans les coins fournissaient assez d’eau pour inonder les dalles ; et en entrant, une fraĂźcheur vous surprenait. Des jarres brunes, alignĂ©es sur des claires-voies, Ă©taient pleines de lait jusqu’aux bords. Des terrines moins profondes contenaient de la crĂšme. Les pains de beurre se suivaient, pareils aux tronçons d’une colonne de cuivre, et de la mousse dĂ©bordait des seaux de fer-blanc, qu’on venait de poser par terre. Mais le bijou de la ferme, c’était la bouverie. Des barreaux de bois scellĂ©s perpendiculairement dans toute sa longueur la divisaient en deux sections la premiĂšre pour le bĂ©tail, la seconde pour le service. On y voyait Ă  peine, toutes les meurtriĂšres Ă©tant closes. Les bƓufs mangeaient, attachĂ©s Ă  des chaĂźnettes, et leurs corps exhalaient une chaleur que le plafond bas rabattait. Mais quelqu’un donna du jour, un filet d’eau tout Ă  coup se rĂ©pandit dans la rigole qui bordait les rĂąteliers. Des mugissements s’élevĂšrent ; les cornes faisaient comme un cliquetis de bĂątons. Tous les bƓufs avancĂšrent leurs mufles entre les barreaux et buvaient lentement. Les grands attelages entrĂšrent dans la cour et des poulains hennirent. Au rez-de-chaussĂ©e, deux ou trois lanternes s’allumĂšrent, puis disparurent. Les gens de travail passaient en traĂźnant leurs sabots sur les cailloux, et la cloche pour le souper tinta. Les deux visiteurs s’en allĂšrent. Tout ce qu’ils avaient vu les enchantait ; leur dĂ©cision fut prise. DĂšs le soir, ils tirĂšrent de leur bibliothĂšque les quatre volumes de la Maison rustique, se firent expĂ©dier le cours de Gasparin et s’abonnĂšrent Ă  un journal d’agriculture. Pour se rendre aux foires plus commodĂ©ment, ils achetĂšrent une carriole que Bouvard conduisait. HabillĂ©s d’une blouse bleue, avec un chapeau Ă  larges bords, des guĂȘtres jusqu’aux genoux et un bĂąton de maquignon Ă  la main, ils rĂŽdaient autour des bestiaux, questionnaient les laboureurs et ne manquaient pas d’assister Ă  tous les comices agricoles. BientĂŽt ils fatiguĂšrent maĂźtre Gouy de leurs conseils, dĂ©plorant principalement son systĂšme de jachĂšres. Mais le fermier tenait Ă  sa routine. Il demanda la remise d’un terme sous prĂ©texte de la grĂȘle. Quant aux redevances, il n’en fournit aucune. Devant les rĂ©clamations les plus justes, sa femme poussait des cris. Enfin, Bouvard dĂ©clara son intention de ne pas renouveler le bail. DĂšs lors maĂźtre Gouy Ă©pargna les fumiers, laissa pousser les mauvaises herbes, ruina le fonds et il s’en alla d’un air farouche qui indiquait des plans de vengeance. Bouvard avait pensĂ© que 20 000 francs, c’est-Ă -dire plus de quatre fois le prix du fermage, suffiraient au dĂ©but. Son notaire de Paris les envoya. Leur exploitation comprenait quinze hectares en cours et prairies, vingt-trois en terres arables et cinq en friches situĂ©es sur un monticule couvert de cailloux et qu’on appelait la Butte. Ils se procurĂšrent tous les instruments indispensables, quatre chevaux, douze vaches, six porcs, cent soixante moutons et, comme personnel, deux charretiers, deux femmes, un berger ; de plus, un gros chien. Pour avoir tout de suite de l’argent, ils vendirent leurs fourrages on les paya chez eux ; l’or des napolĂ©ons comptĂ©s sur le coffre Ă  l’avoine leur parut plus reluisant qu’un autre, extraordinaire et meilleur. Au mois de novembre ils brassĂšrent du cidre. C’était Bouvard qui fouettait le cheval et PĂ©cuchet, montĂ© dans l’auge, retournait le marc avec une pelle. Ils haletaient en serrant la vis, puchaient dans la cuve, surveillaient les bondes, portaient de lourds sabots, s’amusaient Ă©normĂ©ment. Partant de ce principe qu’on ne saurait avoir trop de blĂ©, ils supprimĂšrent la moitiĂ© environ de leurs prairies artificielles ; et, comme ils n’avaient pas d’engrais, ils se servirent de tourteaux qu’ils enterrĂšrent sans les concasser, si bien que le rendement fut pitoyable. L’annĂ©e suivante ils firent les semailles trĂšs dru. Des orages survinrent. Les Ă©pis versĂšrent. NĂ©anmoins, ils s’acharnaient au froment et ils entreprirent d’épierrer la Butte. Un banneau emportait les cailloux. Tout le long de l’annĂ©e, du matin jusqu’au soir, par la pluie, par le soleil, on voyait l’éternel banneau avec le mĂȘme homme et le mĂȘme cheval, gravir, descendre et remonter la petite colline. Quelquefois Bouvard marchait derriĂšre, faisant des haltes Ă  mi-cĂŽte pour s’éponger le front. Ne se fiant Ă  personne, ils traitaient eux-mĂȘmes les animaux, leur administraient des purgations, des clystĂšres. De graves dĂ©sordres eurent lieu. La fille de basse-cour devint enceinte. Ils prirent des gens mariĂ©s ; les enfants pullulĂšrent, les cousins, les cousines, les oncles, les belles-sƓurs ; une horde vivait Ă  leurs dĂ©pens, et ils rĂ©solurent de coucher dans la ferme Ă  tour de rĂŽle. Mais le soir ils Ă©taient tristes. La malpropretĂ© de la chambre les offusquaient, et Germaine, qui apportait les repas, grommelait Ă  chaque voyage. On les dupait de toutes les façons. Les batteurs en grange fourraient du blĂ© dans leur cruche Ă  boire. PĂ©cuchet en surprit un, et s’écria, en le poussant dehors par les Ă©paules — MisĂ©rable ! tu es la honte du village qui t’a vu naĂźtre ! Sa personne n’inspirait aucun respect. D’ailleurs, il avait des remords Ă  l’encontre du jardin. Tout son temps ne serait pas de trop pour le tenir en bon Ă©tat. Bouvard s’occuperait de la ferme. Ils en dĂ©libĂ©rĂšrent, et cet arrangement fut dĂ©cidĂ©. Le premier point Ă©tait d’avoir de bonnes couches. PĂ©cuchet en fit construire une en briques. Il peignit lui-mĂȘme les chĂąssis, et redoutant les coups de soleil barbouilla de craie toutes les cloches. Il eut la prĂ©caution pour les boutures d’enlever les tĂȘtes avec les feuilles. Ensuite, il s’appliqua aux marcottages. Il essaya plusieurs sortes de greffes, greffes en flĂ»te, en couronne, en Ă©cusson, greffe herbacĂ©e, greffe anglaise. Avec quel soin il ajustait les deux libers ! comme il serrait les ligatures ! Quel amas d’onguent pour les recouvrir ! Deux fois par jour, il prenait son arrosoir et le balançait sur les plantes, comme s’il les eĂ»t encensĂ©es. À mesure qu’elles verdissaient sous l’eau qui tombait en pluie fine, il lui semblait se dĂ©saltĂ©rer et renaĂźtre avec elles. Puis, cĂ©dant Ă  une ivresse, il arrachait la pomme de l’arrosoir et versait Ă  plein goulot, copieusement. Au bout de la charmille, prĂšs de la dame en plĂątre, s’élevait une maniĂšre de cahute faite en rondins. PĂ©cuchet y enfermait ses instruments, et il passait lĂ  des heures dĂ©licieuses Ă  Ă©plucher les graines, Ă  Ă©crire les Ă©tiquettes, Ă  mettre en ordre ses petits pots. Pour se reposer, il s’asseyait devant la porte, sur une caisse, et alors projetait des embellissements. Il avait créé au bas du perron deux corbeilles de gĂ©raniums ; entre les cyprĂšs et les quenouilles, il planta des tournesols ; et comme les plates-bandes Ă©taient couvertes de boutons d’or, et toutes les allĂ©es de sable neuf, le jardin Ă©blouissait par une abondance de couleurs jaunes. Mais la couche fourmilla de larves ; malgrĂ© les rĂ©chauds de feuilles mortes, sous les chĂąssis peints et sous les cloches barbouillĂ©es, il ne poussa que des vĂ©gĂ©tations rachitiques. Les boutures ne reprirent pas, les greffes se dĂ©collĂšrent, la sĂšve des marcottes s’arrĂȘta, les arbres avaient le blanc dans leurs racines ; les semis furent une dĂ©solation. Le vent s’amusait Ă  jeter bas les rames des haricots. L’abondance de la gadoue nuisit aux fraisiers, le dĂ©faut de pinçage aux tomates. Il manqua les brocolis, les aubergines, les navets, et du cresson de fontaine, qu’il avait voulu Ă©lever dans un baquet. AprĂšs le dĂ©gel, tous les artichauts Ă©taient perdus. Les choux le consolĂšrent. Un, surtout, lui donna des espĂ©rances. Il s’épanouissait, montait, finit par ĂȘtre prodigieux et absolument incomestible. N’importe, PĂ©cuchet fut content de possĂ©der un monstre. Alors il tenta ce qui lui semblait ĂȘtre le summum de l’art l’élĂšve du melon. Il sema les graines de plusieurs variĂ©tĂ©s dans des assiettes remplies de terreau, qu’il enfouit dans sa couche. Puis il dressa une autre couche ; et quand elle eut jetĂ© son feu, repiqua les plants les plus beaux, avec des cloches par-dessus. Il fit toutes les tailles suivant les prĂ©ceptes du bon jardinier, respecta les fleurs, laissa se nouer les fruits, en choisit un sur chaque bras, supprima les autres, et dĂšs qu’ils eurent la grosseur d’une noix, il glissa sous leur Ă©corce une planchette pour les empĂȘcher de pourrir au contact du crottin. Il les bassinait, les aĂ©rait, enlevait avec son mouchoir la brume des cloches, et si des nuages paraissaient, il apportait vivement des paillassons. La nuit, il n’en dormait plus. Plusieurs fois mĂȘme il se releva ; et pieds nus dans ses bottes, en chemise, grelottant, il traversait tout le jardin pour aller mettre sur les bĂąches la couverture de son lit. Les cantaloups mĂ»rirent. Au premier, Bouvard fit la grimace. Le second ne fut pas meilleur, le troisiĂšme non plus ; PĂ©cuchet trouvait pour chacun une excuse nouvelle, jusqu’au dernier qu’il jeta par la fenĂȘtre, dĂ©clarant n’y rien comprendre. En effet, comme il avait cultivĂ© les unes prĂšs des autres des espĂšces diffĂ©rentes, les sucrins s’étaient confondus avec les maraĂźchers, le gros Portugal avec le grand Mongol, et le voisinage des pommes d’amour complĂ©tant l’anarchie, il en Ă©tait rĂ©sultĂ© d’abominables mulets qui avaient le goĂ»t de citrouille. Alors PĂ©cuchet se tourna vers les fleurs. Il Ă©crivit Ă  Dumouchel pour avoir des arbustes avec des graines, acheta une provision de terre de bruyĂšre, et se mit Ă  l’Ɠuvre rĂ©solument. Mais il planta des passiflores Ă  l’ombre, des pensĂ©es au soleil, couvrit de fumier les jacinthes, arrosa les lis aprĂšs leur floraison, dĂ©truisit les rhododendrons par des excĂšs de rabatage, stimula les fuchsias avec de la colle forte, et rĂŽtit un grenadier, en l’exposant au feu de la cuisine. Aux approches du froid, il abrita les Ă©glantiers sous des dĂŽmes de papiers forts enduits de chandelle cela faisait comme des pains de sucre tenus en l’air par des bĂątons. Les tuteurs des dahlias Ă©taient gigantesques ; et on apercevait, entre ces lignes droites, les rameaux tortueux d’un sophora japonica qui demeurait immuable, sans dĂ©pĂ©rir, ni sans pousser. Cependant, puisque les arbres les plus rares prospĂšrent dans les jardins de la capitale, ils devaient rĂ©ussir Ă  Chavignolles ; et PĂ©cuchet se procura le lilas des Indes, la rose de Chine et l’eucalyptus, alors dans la primeur de sa rĂ©putation. Toutes ses expĂ©riences ratĂšrent. Il Ă©tait chaque fois fort Ă©tonnĂ©. Bouvard, comme lui, rencontrait des obstacles. Ils se consultaient mutuellement, ouvraient un livre, passaient Ă  un autre, puis ne savaient que rĂ©soudre devant la divergence des opinions. Ainsi pour la marne, Puvis la recommande ; le manuel Roret la combat. Quant au plĂątre, malgrĂ© l’exemple de Franklin, RiĂ©fel et M. Rigaud n’en paraissent pas enthousiasmĂ©s. Les jachĂšres, selon Bouvard, Ă©taient un prĂ©jugĂ© gothique. Cependant Leclerc note les cas oĂč elles sont presque indispensables. Gasparin cite un Lyonnais qui, pendant un demi-siĂšcle, a cultivĂ© des cĂ©rĂ©ales sur le mĂȘme champ cela renverse la thĂ©orie des assolements. Tull exalte les labours au prĂ©judice des engrais ; et voilĂ  le major Beetson qui supprime les engrais avec les labours ! Pour se connaĂźtre aux signes des temps, ils Ă©tudiĂšrent les nuages d’aprĂšs la classification Luke-Howard. Ils contemplaient ceux qui s’allongent comme des criniĂšres, ceux qui ressemblent Ă  des Ăźles, ceux qu’on prendrait pour des montagnes de neige, tĂąchant de distinguer les nimbus des cirrus, les stratus des cumulus ; les formes changeaient avant qu’ils eussent trouvĂ© les noms. Le baromĂštre les trompa, le thermomĂštre n’apprenait rien ; et ils recoururent Ă  l’expĂ©dient imaginĂ© sous Louis XV par un prĂȘtre de Touraine. Une sangsue dans un bocal devait monter en cas de pluie, se tenir au fond par beau fixe, s’agiter aux menaces de la tempĂȘte. Mais l’atmosphĂšre, presque toujours, contredit la sangsue. Ils en mirent trois autres avec celle-lĂ . Toutes les quatre se comportĂšrent diffĂ©remment. AprĂšs force mĂ©ditations, Bouvard reconnut qu’il s’était trompĂ©. Son domaine exigeait la grande culture, le systĂšme intensif, et il aventura ce qui lui restait de capitaux disponibles ; trente mille francs. ExcitĂ© par PĂ©cuchet, il eut le dĂ©lire de l’engrais. Dans la fosse aux composts furent entassĂ©s des branchages, du sang, des boyaux, des plumes, tout ce qu’il pouvait dĂ©couvrir. Il employa la liqueur belge, le lizier suisse, la lessive, des harengs saurs, du varech, des chiffons, fit venir du guano, tĂącha d’en fabriquer, et, poussant jusqu’au bout ses principes, ne tolĂ©rait pas qu’on perdĂźt l’urine ; il supprima les lieux d’aisances. On apportait dans sa cour des cadavres d’animaux, dont il fumait ses terres. Leurs charognes dĂ©pecĂ©es parsemaient la campagne. Bouvard souriait au milieu de cette infection. Une pompe installĂ©e dans un tombereau crachait du purin sur les rĂ©coltes. À ceux qui avaient l’air dĂ©goĂ»tĂ©, il disait — Mais c’est de l’or ! c’est de l’or ! Et il regrettait de n’avoir pas encore plus de fumiers. Heureux les pays oĂč l’on trouve des grottes naturelles pleines d’excrĂ©ments d’oiseaux ! Le colza fut chĂ©tif, l’avoine mĂ©diocre, et le blĂ© se vendit fort mal, Ă  cause de son odeur. Une chose Ă©trange, c’est que la Butte, enfin Ă©pierrĂ©e, donnait moins qu’autrefois. Il crut bon de renouveler son matĂ©riel. Il acheta un scarificateur Guillaume, un extirpateur Valcourt, un semoir anglais et la grande araire de Mathieu de Dombasle, mais le charretier la dĂ©nigra. — Apprends Ă  t’en servir ! — Eh bien ! montrez-moi. Il essayait de montrer, se trompait, et les paysans ricanaient. Jamais il ne put les astreindre au commandement de la cloche. Sans cesse il criait derriĂšre eux, courait d’un endroit Ă  l’autre, notait ses observations sur un calepin, donnait des rendez-vous, n’y pensait plus, et sa tĂȘte bouillonnait d’idĂ©es industrielles. Il se promettait de cultiver le pavot, en vue de l’opium, et surtout l’astragale, qu’il vendrait sous le nom de cafĂ© des familles ». Afin d’engraisser plus vite ses bƓufs, il les saignait tous les quinze jours. Il ne tua aucun de ses cochons et les gorgeait d’avoine salĂ©e. BientĂŽt la porcherie fut trop Ă©troite. Ils embarrassaient la cour, dĂ©fonçaient les clĂŽtures, mordaient le monde. Durant les grandes chaleurs, vingt-cinq moutons se mirent Ă  tourner, et, peu de temps aprĂšs, crevĂšrent. La mĂȘme semaine, trois bƓufs expiraient, consĂ©quence des phlĂ©botomies de Bouvard. Il imagina, pour dĂ©truire les mans, d’enfermer des poules dans une cage Ă  roulettes, que deux hommes poussaient derriĂšre la charrue ; ce qui ne manqua point de leur briser les pattes. Il fabriqua de la biĂšre avec des feuilles de petit-chĂȘne et la donna aux moissonneurs en guise de cidre. Des maux d’entrailles se dĂ©clarĂšrent. Les enfants pleuraient, les femmes geignaient, les hommes Ă©taient furieux. Ils menaçaient tous de partir, et Bouvard leur cĂ©da. Cependant, pour les convaincre de l’innocuitĂ© de son breuvage, il en absorba devant eux plusieurs bouteilles, se sentit gĂȘnĂ©, mais cacha ses douleurs sous un air d’enjouement. Il fit de mĂȘme transporter la mixture chez lui. Il en buvait le soir avec PĂ©cuchet, et tous deux s’efforçaient de la trouver bonne. D’ailleurs, il ne fallait pas qu’elle fĂ»t perdue. Les coliques de Bouvard devenant trop fortes, Germaine alla chercher le docteur. C’était un homme sĂ©rieux, Ă  front convexe, et qui commença par effrayer son malade. La cholĂ©rine de monsieur devait tenir Ă  cette biĂšre dont on parlait dans le pays. Il voulut en savoir la composition, et la blĂąma en termes scientifiques, avec des haussements d’épaules. PĂ©cuchet, qui avait fourni la recette, fut mortifiĂ©. En dĂ©pit des chaulages pernicieux, des binages Ă©pargnĂ©s et des Ă©chardonnages intempestifs, Bouvard, l’annĂ©e suivante, avait devant lui une belle rĂ©colte de froment. Il imagina de la dessĂ©cher par la fermentation, genre hollandais, systĂšme Clap-Mayer ; c’est-Ă -dire qu’il la fit abattre d’un seul coup et tasser en meules, qui seraient dĂ©molies dĂšs que le gaz s’en Ă©chapperait, puis exposĂ©es au grand air ; aprĂšs quoi, Bouvard se retira sans la moindre inquiĂ©tude. Le lendemain, pendant qu’ils dĂźnaient, ils entendirent sous la hĂȘtrĂ©e le battement d’un tambour. Germaine sortit pour voir ce qu’il y avait ; mais l’homme Ă©tait dĂ©jĂ  loin. Presque aussitĂŽt, la cloche de l’église tinta violemment. Une angoisse saisit Bouvard et PĂ©cuchet. Ils se levĂšrent, et, impatients d’ĂȘtre renseignĂ©s, s’avancĂšrent tĂȘte nue du cĂŽtĂ© de Chavignolles. Une vieille femme passa. Elle ne savait rien. Ils arrĂȘtĂšrent un petit garçon, qui rĂ©pondit — Je crois que c’est le feu ! Et le tambour continuait Ă  battre, la cloche tintait plus fort. Enfin ils atteignirent les premiĂšres maisons du village. L’épicier leur cria de loin — Le feu est chez vous ! PĂ©cuchet prit le pas de gymnastique ; et il disait Ă  Bouvard, courant du mĂȘme train Ă  son cĂŽtĂ© — Une, deux ; une, deux ! en mesure, comme les chasseurs de Vincennes. La route qu’ils suivaient montait toujours ; le terrain, en pente, leur cachait l’horizon. Ils arrivĂšrent en haut, prĂšs de la Butte ; et, d’un seul coup d’Ɠil ; le dĂ©sastre leur apparut. Toutes les meules, çà et lĂ , flambaient comme des volcans, au milieu de la plaine dĂ©nudĂ©e, dans le calme du soir. Il y avait autour de la plus grande, trois cents personnes, peut-ĂȘtre ; et sous les ordres de M. Foureau, le maire, en Ă©charpe tricolore, des gars avec des perches et des crocs tiraient la paille du sommet, afin de prĂ©server le reste. Bouvard, dans son empressement, faillit renverser Mme Bordin, qui se trouvait lĂ . Puis, apercevant un de ses valets, il l’accabla d’injures pour ne l’avoir pas averti. Le valet, au contraire, par excĂšs de zĂšle, avait d’abord couru Ă  la maison, Ă  l’église, puis chez Monsieur, et Ă©tait revenu par l’autre route. Bouvard perdait la tĂȘte. Ses domestiques l’entouraient, parlant Ă  la fois, et il dĂ©fendait d’abattre les meules, suppliait qu’on le secourĂ»t, exigeait de l’eau, rĂ©clamait des pompiers. — Est-ce que nous en avons ! s’écria le maire. — C’est de votre faute ! reprit Bouvard. Il s’emportait, profĂ©ra des choses inconvenantes, et tous admirĂšrent la patience de M. Foureau, qui Ă©tait brutal cependant, comme l’indiquaient ses grosses lĂšvres et sa mĂąchoire de bouledogue. La chaleur des meules devint si forte, qu’on ne pouvait plus en approcher. Sous les flammes dĂ©vorantes la paille se tordait avec des crĂ©pitations, les grains de blĂ© vous cinglaient la figure comme des grains de plomb. Puis la meule s’écroulait par terre en un large brasier, d’oĂč s’envolaient des Ă©tincelles ; et des moires ondulaient sur cette masse rouge, qui offrait dans les alternances de sa couleur des parties roses comme du vermillon, et d’autres brunes comme du sang caillĂ©. La nuit Ă©tait venue, le vent soufflait ; des tourbillons de fumĂ©e enveloppaient la foule. Une flammĂšche, de temps Ă  autre, passait sur le ciel noir. Bouvard contemplait l’incendie en pleurant doucement. Ses yeux disparaissaient sous leurs paupiĂšres gonflĂ©es, et il avait tout le visage comme Ă©largi par la douleur. Mme Bordin, en jouant avec les franges de son chĂąle vert, l’appelait Pauvre Monsieur », tĂąchait de le consoler. Puisqu’on n’y pouvait rien, il devait se faire une raison. PĂ©cuchet ne pleurait pas. TrĂšs pĂąle, ou plutĂŽt livide, la bouche ouverte et les cheveux collĂ©s par la sueur froide, il se tenait Ă  l’écart, dans ses rĂ©flexions. Mais le curĂ©, survenu tout Ă  coup, murmura d’une voix cĂąline — Ah ! quel malheur, vĂ©ritablement ; c’est bien fĂącheux ! Soyez sĂ»r que je participe !
 Les autres n’affectaient aucune tristesse. Ils causaient en riant, la main Ă©tendue devant les flammes. Un vieux ramassa des brins qui brĂ»laient pour allumer sa pipe. Des enfants se mirent Ă  danser. Un polisson s’écria mĂȘme que c’était bien amusant. — Oui, il est beau, l’amusement ! reprit PĂ©cuchet, qui venait de l’entendre. Le feu diminua, les tas s’abaissĂšrent, et une heure aprĂšs, il ne restait plus que des cendres, faisant sur la plaine des marques rondes et noires. Alors, on se retira. Mme Bordin et l’abbĂ© Jeufroy reconduisirent MM. Bouvard et PĂ©cuchet jusqu’à leur domicile. Pendant la route, la veuve adressa Ă  son voisin des reproches fort aimables sur sa sauvagerie, et l’ecclĂ©siastique exprima toute sa surprise de n’avoir pu connaĂźtre jusqu’à prĂ©sent un de ses paroissiens aussi distinguĂ©. Seul Ă  seul, ils cherchĂšrent la cause de l’incendie, et, au lieu de reconnaĂźtre avec tout le monde que la paille humide s’était enflammĂ©e spontanĂ©ment, ils soupçonnĂšrent une vengeance. Elle venait sans doute de maĂźtre Gouy ou peut-ĂȘtre du taupier. Six mois auparavant, Bouvard avait refusĂ© ses services, et mĂȘme soutenu dans un cercle d’auditeurs que son industrie Ă©tant funeste, le gouvernement devrait l’interdire. L’homme, depuis ce temps-lĂ , rĂŽdait aux environs. Il portait sa barbe entiĂšre, et leur semblait effrayant, surtout le soir, quand il apparaissait au bord des cours en secouant sa longue perche garnie de taupes suspendues. Le dommage Ă©tait considĂ©rable, et, pour se reconnaĂźtre dans leur situation, PĂ©cuchet, pendant huit jours, travailla les registres de Bouvard qui lui parurent un vĂ©ritable labyrinthe ». AprĂšs avoir collationnĂ© le journal, la correspondance et le grand-livre couvert de notes au crayon et de renvois, il reconnut la vĂ©ritĂ© pas de marchandises Ă  vendre, aucun effet Ă  recevoir, et en caisse, zĂ©ro. Le capital se marquait par un dĂ©ficit de trente-trois mille francs. Bouvard n’en voulut rien croire, et plus de vingt fois ils recommencĂšrent les calculs. Ils arrivaient toujours Ă  la mĂȘme conclusion. Encore deux ans d’une agronomie pareille, leur fortune y passait ! Le seul remĂšde Ă©tait de vendre. Au moins fallait-il consulter un notaire. La dĂ©marche Ă©tait trop pĂ©nible ; PĂ©cuchet s’en chargea. D’aprĂšs les opinions de M. Marescot, mieux valait ne point faire d’affiches. Il parlerait de la ferme Ă  des clients sĂ©rieux et laisserait venir leurs propositions. — TrĂšs bien, dit Bouvard, on a du temps devant soi. Il allait prendre un fermier, ensuite on verrait. — Nous ne serons pas plus malheureux qu’autrefois ; seulement nous voilĂ  forcĂ©s Ă  des Ă©conomies. Elles contrariaient PĂ©cuchet Ă  cause du jardinage, et quelques jours aprĂšs, il dit — Nous devrions nous livrer exclusivement Ă  l’arboriculture, non pour le plaisir, mais comme spĂ©culation. Une poire qui revient Ă  trois sols est quelquefois vendue dans la capitale jusqu’à des cinq et six francs ! Des jardiniers se font avec des abricots vingt-cinq mille livres de rentes ! À Saint-PĂ©tersbourg, pendant l’hiver, on paye un raisin un napolĂ©on la grappe ! C’est une belle industrie, tu en conviendras ! Et qu’est-ce que ça coĂ»te ? des soins, du fumier, et le repassage d’une serpette ! Il monta tellement l’imagination de Bouvard que, tout de suite, ils cherchĂšrent dans leurs livres une nomenclature de plants Ă  acheter, et, ayant choisi des noms qui leur paraissaient merveilleux, ils s’adressĂšrent Ă  un pĂ©piniĂ©riste de Falaise, lequel s’empressa de leur fournir trois cents tiges dont il ne trouvait pas le placement. Ils avaient fait venir un serrurier pour les tuteurs, un quincaillier pour les raidisseurs, un charpentier pour les supports. Les formes des arbres Ă©taient d’avance dessinĂ©es. Des morceaux de latte sur le mur figuraient des candĂ©labres. Deux poteaux Ă  chaque bout des plates-bandes guindaient horizontalement des fils de fer ; et dans le verger, des cerceaux indiquaient la structure des vases, des baguettes en cĂŽne, celle des pyramides, si bien qu’en arrivant chez eux, on croyait voir les piĂšces de quelque machine inconnue ou la carcasse d’un feu d’artifice. Les trous Ă©tant creusĂ©s, ils coupĂšrent l’extrĂ©mitĂ© de toutes les racines, bonnes ou mauvaises, et les enfouirent dans un compost. Six mois aprĂšs, les plants Ă©taient morts. Nouvelles commandes au pĂ©piniĂ©riste, et plantations nouvelles dans des trous encore plus profonds. Mais la pluie dĂ©trempant le sol, les greffes d’elles-mĂȘmes s’enterrĂšrent et les arbres s’affranchirent. Le printemps venu, PĂ©cuchet se mit Ă  la taille des poiriers. Il n’abattit pas les flĂšches, respecta les lambourdes, et, s’obstinant Ă  vouloir coucher d’équerre les duchesses qui devaient former les cordons unilatĂ©raux, il les cassait ou les arrachait invariablement. Quant aux pĂȘchers, il s’embrouilla dans les sur-mĂšres, les sous-mĂšres et les deuxiĂšmes sous-mĂšres. Des vides et des pleins se prĂ©sentaient toujours oĂč il n’en fallait pas, et impossible d’obtenir sur l’espalier un rectangle parfait, avec six branches Ă  droite et six Ă  gauche, non compris les deux principales, le tout formant une belle arĂȘte de poisson. Bouvard tĂącha de conduire les abricotiers ; ils se rĂ©voltĂšrent. Il rabattit leurs troncs Ă  ras du sol ; aucun ne repoussa. Les cerisiers, auxquels il avait fait des entailles, produisirent de la gomme. D’abord ils taillĂšrent trĂšs long, ce qui Ă©teignait les yeux de la base ; puis trop court, ce qui amenait des gourmands ; et souvent ils hĂ©sitaient, ne sachant distinguer les boutons Ă  bois des boutons Ă  fleurs. Ils s’étaient rĂ©jouis d’avoir des fleurs ; mais ayant reconnu leur faute, ils en arrachaient les trois quarts pour fortifier le reste. Incessamment ils parlaient de la sĂšve et du cambium, du palissage, du cassage, de l’éborgnage. Ils avaient, au milieu de leur salle Ă  manger, dans un cadre, la liste de leurs Ă©lĂšves, avec un numĂ©ro qui se rĂ©pĂ©tait dans le jardin sur un petit morceau de bois, au pied de l’arbre. LevĂ©s dĂšs l’aube, ils travaillaient jusqu’à la nuit, le porte-jonc Ă  la ceinture. Par les froides matinĂ©es de printemps, Bouvard gardait sa veste de tricot sous sa blouse, PĂ©cuchet sa vieille redingote sous sa serpilliĂšre, et les gens qui passaient le long de la claire-voie les entendaient tousser dans le brouillard. Quelquefois PĂ©cuchet tirait de sa poche son manuel ; et il en Ă©tudiait un paragraphe, debout, avec sa bĂąche auprĂšs de lui, dans la pose du jardinier qui dĂ©corait le frontispice du livre. Cette ressemblance le flatta mĂȘme beaucoup. Il en conçut plus d’estime pour l’auteur. Bouvard Ă©tait continuellement juchĂ© sur une haute Ă©chelle devant les pyramides. Un jour, il fut pris d’un Ă©tourdissement, et n’osant plus descendre, cria pour que PĂ©cuchet vĂźnt Ă  son secours. Enfin des poires parurent ; et le verger avait des prunes. Alors ils employĂšrent contre les oiseaux tous les artifices recommandĂ©s. Mais les fragments de glace miroitaient Ă  Ă©blouir, la cliquette du moulin Ă  vent les rĂ©veillait pendant la nuit, et les moineaux perchaient sur le mannequin. Ils en firent un second, et mĂȘme un troisiĂšme, dont ils variĂšrent le costume, inutilement. Cependant, ils pouvaient espĂ©rer quelques fruits. PĂ©cuchet venait d’en remettre la note Ă  Bouvard, quand tout Ă  coup le tonnerre retentit et la pluie tomba, une pluie lourde et violente. Le vent, par intervalles, secouait toute la surface de l’espalier, les tuteurs s’abattaient l’un aprĂšs l’autre, et les malheureuses quenouilles en se balançant entre-choquaient leurs poires. PĂ©cuchet surpris par l’averse s’était rĂ©fugiĂ© dans la cahute. Bouvard se tenait dans la cuisine. Ils voyaient tourbillonner devant eux des Ă©clats de bois, des branches, des ardoises ; et les femmes de marin qui, sur la cĂŽte, Ă  dix lieues de lĂ , regardaient la mer, n’avaient pas l’Ɠil plus tendre et le cƓur plus serrĂ©. Puis, tout Ă  coup, les supports et les barres des contre-espaliers, avec le treillage, s’abattirent sur les plates-bandes. Quel tableau quand ils firent leur inspection ! Les cerises et les prunes couvraient l’herbe entre les grĂȘlons qui fondaient. Les passe-colmar Ă©taient perdus, comme le bĂ©si-des-vĂ©tĂ©rans et les triomphes-de-jordoigne. À peine s’il restait parmi les pommes quelques bons-papas ; et douze tĂȘtons-de-VĂ©nus, toute la rĂ©colte des pĂȘches, roulaient dans les flaques d’eau, au bord des buis dĂ©racinĂ©s. AprĂšs le dĂźner, oĂč ils mangĂšrent fort peu, PĂ©cuchet dit avec douceur — Nous ferions bien de voir Ă  la ferme s’il n’est pas arrivĂ© quelque chose ? — Bah ! pour dĂ©couvrir encore des sujets de tristesse ! — Peut-ĂȘtre ! car nous ne sommes guĂšre favorisĂ©s. Et ils se plaignirent de la Providence et de la nature. Bouvard, le coude sur la table, poussait sa petite susurration, et, comme toutes les douleurs se tiennent, les anciens projets agricoles lui revinrent Ă  la mĂ©moire, particuliĂšrement la fĂ©culerie et un nouveau genre de fromages. PĂ©cuchet respirait bruyamment ; et tout en se fourrant dans les narines des prises de tabac, il songeait que si le sort l’avait voulu, il ferait maintenant partie d’une sociĂ©tĂ© d’agriculture, brillerait aux expositions, serait citĂ© dans les journaux. Bouvard promena autour de lui des yeux chagrins. — Ma foi ! j’ai envie de me dĂ©barrasser de tout cela pour nous Ă©tablir autre part ! — Comme tu voudras, dit PĂ©cuchet. Et un instant aprĂšs — Les auteurs nous recommandent de supprimer tout canal direct. La sĂšve, par lĂ , se trouve contrariĂ©e, et l’arbre forcĂ©ment en souffre. Pour se bien porter, il faudrait qu’il n’eĂ»t pas de fruits. Cependant ceux qu’on ne taille et qu’on ne fume jamais en produisent, de moins gros, c’est vrai, mais de plus savoureux. J’exige qu’on m’en donne la raison ! Et non seulement chaque espĂšce rĂ©clame des soins particuliers, mais encore chaque individu, suivant le climat, la tempĂ©rature, un tas de choses ! oĂč est la rĂšgle, alors ? et quel espoir avons-nous d’aucun succĂšs ou bĂ©nĂ©fice ? Bouvard lui rĂ©pondit — Tu verras dans Gasparin que le bĂ©nĂ©fice ne peut dĂ©passer le dixiĂšme du capital. Donc on ferait mieux de placer ce capital dans une maison de banque. Au bout de quinze ans, par l’accumulation des intĂ©rĂȘts, on aurait le double sans s’ĂȘtre foulĂ© le tempĂ©rament. PĂ©cuchet baissa la tĂȘte. — L’arboriculture pourrait bien ĂȘtre une blague ! — Comme l’agronomie ! rĂ©pliqua Bouvard. Ensuite, ils s’accusĂšrent d’avoir Ă©tĂ© trop ambitieux, et ils rĂ©solurent de mĂ©nager dĂ©sormais leur peine et leur argent. Un Ă©mondage de temps Ă  autre suffirait au verger. Les contre-espaliers furent proscrits et ils ne remplaceraient pas les arbres morts ou abattus ; mais il allait se prĂ©senter des intervalles fort vilains, Ă  moins de dĂ©truire tous les autres qui restaient debout. Comment s’y prendre ? PĂ©cuchet fit plusieurs Ă©pures, en se servant de sa boĂźte de mathĂ©matiques. Bouvard lui donnait des conseils. Ils n’arrivaient Ă  rien de satisfaisant. Heureusement qu’ils trouvĂšrent dans leur bibliothĂšque l’ouvrage de Boitard, intitulĂ© l’Architecte des Jardins. L’auteur les divise en une infinitĂ© de genres. Il y a, d’abord, le genre mĂ©lancolique et romantique, que se signale par des immortelles, des ruines, des tombeaux, et un ex-voto Ă  la vierge, indiquant la place oĂč un seigneur est tombĂ© sous le fer d’un assassin ». On compose le genre terrible avec des rocs suspendus, des arbres fracassĂ©s, des cabanes incendiĂ©es ; le genre exotique, en plantant des cierges du PĂ©rou pour faire naĂźtre des souvenirs Ă  un colon ou Ă  un voyageur ». Le genre grave doit offrir, comme Ermenonville, un temple Ă  la philosophie. Les obĂ©lisques et les arcs de triomphe caractĂ©risent le genre majestueux ; de la mousse et des grottes, le genre mystĂ©rieux ; un lac, le genre rĂȘveur. Il y a mĂȘme le genre fantastique, dont le plus beau spĂ©cimen se voyait naguĂšre dans un jardin wurtembergeois — car on y rencontrait successivement un sanglier, un ermite, plusieurs sĂ©pulcres, et une barque se dĂ©tachant d’elle-mĂȘme du rivage, pour vous conduire dans un boudoir oĂč des jets d’eau vous inondaient quand on se posait sur le sofa. Devant cet horizon de merveilles, Bouvard et PĂ©cuchet eurent comme un Ă©blouissement. Le genre fantastique leur parut rĂ©servĂ© aux princes. Le temple Ă  la philosophie serait encombrant. L’ex-voto Ă  la madone n’aurait pas de signification, vu le manque d’assassins ; et, tant pis pour les colons et les voyageurs, les plantes amĂ©ricaines coĂ»taient trop cher. Mais les rocs Ă©taient possibles, comme les arbres fracassĂ©s, les immortelles et la mousse, et dans un enthousiasme progressif, aprĂšs beaucoup de tĂątonnements, avec l’aide d’un seul valet et pour une somme minime, ils se fabriquĂšrent une rĂ©sidence qui n’avait pas d’analogue dans tout le dĂ©partement. La charmille ouverte çà et lĂ  donnait jour sur le bosquet, rempli d’allĂ©es sinueuses en façon de labyrinthe. Dans le mur de l’espalier, ils avaient voulu faire un arceau sous lequel on dĂ©couvrirait la perspective. Comme le chaperon ne pouvait se tenir suspendu, il en Ă©tait rĂ©sultĂ© une brĂšche Ă©norme, avec des ruines par terre. Ils avaient sacrifiĂ© les asperges pour bĂątir Ă  la place un tombeau Ă©trusque, c’est-Ă -dire un quadrilatĂšre en plĂątre noir, ayant six pieds de hauteur, et l’apparence d’une niche Ă  chien. Quatre sapinettes aux angles flanquaient ce monument, qui serait surmontĂ© par une urne et enrichi d’une inscription. Dans l’autre partie du potager, une espĂšce de Rialto enjambait un bassin offrant sur ses bords des coquilles de moules incrustĂ©es. La terre buvait l’eau, n’importe ! Il se formerait un fond de glaise qui la retiendrait. La cahute avait Ă©tĂ© transformĂ©e en cabane rustique, grĂące Ă  des verres de couleur. Au sommet du vigneau, six arbres Ă©quarris supportaient un chapeau de fer-blanc Ă  pointes retroussĂ©es, et le tout signifiait une pagode chinoise. Ils avaient Ă©tĂ© sur les rives de l’Orne choisir des granits, les avaient cassĂ©s, numĂ©rotĂ©s, rapportĂ©s eux-mĂȘmes dans une charrette, puis avaient joint les morceaux avec du ciment, en les accumulant les uns par-dessus les autres ; et au milieu du gazon se dressait un rocher, pareil Ă  une gigantesque pomme de terre. Quelque chose manquait au delĂ  pour complĂ©ter l’harmonie. Ils abattirent le plus gros tilleul de la charmille aux trois quarts mort, du reste, et le couchĂšrent dans toute la longueur du jardin, de telle sorte qu’on pouvait le croire apportĂ© par un torrent ou renversĂ© par la foudre. La besogne finie, Bouvard, qui Ă©tait sur le perron, cria de loin — Ici ! on voit mieux ! — Voit mieux, fut rĂ©pĂ©tĂ© dans l’air. PĂ©cuchet rĂ©pondit — J’y vais ! — Y vais ! — Tiens, un Ă©cho ! — Écho ! Le tilleul, jusqu’alors, l’avait empĂȘchĂ© de se produire, et il Ă©tait favorisĂ© par la pagode, faisant face Ă  la grange, dont le pignon surmontait la charmille. Pour essayer l’écho, ils s’amusaient Ă  lancer des mots plaisants ; Bouvard en hurla de polissons, d’obscĂšnes. Il avait Ă©tĂ© plusieurs fois Ă  Falaise, sous prĂ©texte d’argent Ă  recevoir, et il en revenait toujours avec de petits paquets qu’il enfermait dans sa commode. PĂ©cuchet partit un matin pour se rendre Ă  Bretteville, et rentra fort tard, avec un panier qu’il cacha sous son lit. Le lendemain, Ă  son rĂ©veil, Bouvard fut surpris. Les deux premiers ifs de la grande allĂ©e, qui, la veille encore, Ă©taient sphĂ©riques, avaient la forme de paons, et un cornet avec deux boutons de porcelaine figuraient le bec et les yeux. PĂ©cuchet s’était levĂ© dĂšs l’aube, et, tremblant d’ĂȘtre dĂ©couvert, il avait taillĂ© les deux arbres Ă  la mesure des appendices expĂ©diĂ©s par Dumouchel. Depuis six mois, les autres derriĂšre ceux-lĂ  imitaient plus ou moins des pyramides, des cubes, des cylindres, des cerfs ou des fauteuils, mais rien n’égalait les paons. Bouvard le reconnut avec de grands Ă©loges. Sous prĂ©texte d’avoir oubliĂ© sa bĂȘche, il entraĂźna son compagnon dans le labyrinthe, car il avait profitĂ© de l’absence de PĂ©cuchet pour faire, lui aussi, quelque chose de sublime. La porte des champs Ă©tait recouverte d’une couche de plĂątre, sur laquelle s’alignaient en bel ordre cinq cents fourneaux de pipes, reprĂ©sentant des Abd-el-Kader, des nĂšgres, des femmes nues, des pieds de cheval et des tĂȘtes de mort. — Comprends-tu mon impatience ? — Je crois bien ! Et, dans leur Ă©motion, ils s’embrassĂšrent. Comme tous les artistes, ils eurent le besoin d’ĂȘtre applaudis, et Bouvard songea Ă  offrir un grand dĂźner. — Prends garde ! dit PĂ©cuchet, tu vas te lancer dans les rĂ©ceptions. C’est un gouffre ! La chose fut pourtant dĂ©cidĂ©e. Depuis qu’ils habitaient le pays, ils se tenaient Ă  l’écart. Tout le monde, par dĂ©sir de les connaĂźtre, accepta leur invitation, sauf le comte de Faverges, appelĂ© dans la capitale pour affaires. Ils se rabattirent sur M. Hurel, son factotum. Beljambe, l’aubergiste, ancien chef Ă  Lisieux, devait cuisiner certains plats. Il fournissait un garçon. Germaine avait requis la fille de basse-cour. Marianne, la servante de Mme Bordin, viendrait aussi. DĂšs quatre heures, la grille Ă©tait grande ouverte, et les deux propriĂ©taires, pleins d’impatience, attendaient leurs convives. Hurel s’arrĂȘta sous la hĂȘtrĂ©e pour remettre sa redingote. Puis le curĂ© s’avança, revĂȘtu d’une soutane neuve, et, un moment aprĂšs, M. Foureau, avec un gilet de velours. Le docteur donnait le bras Ă  sa femme, qui marchait pĂ©niblement en s’abritant sous son ombrelle. Un flot de rubans roses s’agita derriĂšre eux ; c’était le bonnet de Mme Bordin, habillĂ©e d’une belle robe de soie gorge-de-pigeon. La chaĂźne d’or de sa montre lui battait la poitrine, et les bagues brillaient Ă  ses deux mains couvertes de mitaines noires. Enfin parut le notaire, un panama sur la tĂȘte, un lorgnon dans l’Ɠil, car l’officier ministĂ©riel n’étouffait pas en lui l’homme du monde. Le salon Ă©tait cirĂ© Ă  ne pouvoir s’y tenir debout. Les huit fauteuils d’Utrecht s’adossaient le long de la muraille ; une table ronde, dans le milieu, supportait la cave Ă  liqueur, et on voyait au-dessus de la cheminĂ©e le portrait du pĂšre Bouvard. Les embus reparaissant Ă  contre-jour faisaient grimacer la bouche, loucher les yeux, et un peu de moisissure aux pommettes ajoutait Ă  l’illusion des favoris. Les invitĂ©s lui trouvaient une ressemblance avec son fils, et Mme Bordin ajouta, en regardant Bouvard, qu’il avait dĂ» ĂȘtre un fort bel homme. AprĂšs une heure d’attente, PĂ©cuchet annonça qu’on pouvait passer dans la salle. Les rideaux de calicot blanc Ă  bordure rouge Ă©taient, comme ceux du salon, complĂštement tirĂ©s devant les fenĂȘtres, et le soleil, traversant la toile, jetait une lumiĂšre blonde sur le lambris, qui avait pour tout ornement un baromĂštre. Bouvard plaça les deux dames auprĂšs de lui ; PĂ©cuchet le maire Ă  sa gauche, le curĂ© Ă  sa droite, et l’on entama les huĂźtres. Elles sentaient la vase. Bouvard fut dĂ©solĂ©, prodigua les excuses, et PĂ©cuchet se leva pour aller dans la cuisine faire une scĂšne Ă  Beljambe. Pendant tout le premier service, composĂ© d’une barbue entre un vol-au-vent et des pigeons en compote, la conversation roula sur la maniĂšre de fabriquer le cidre. AprĂšs quoi on en vint aux mets digestes ou indigestes. Le docteur, naturellement, fut consultĂ©. Il jugeait les choses avec scepticisme, comme un homme qui a vu le fond de la science, et cependant ne tolĂ©rait pas la moindre contradiction. En mĂȘme temps que l’aloyau, on servit du bourgogne. Il Ă©tait trouble. Bouvard, attribuant cet accident au rinçage de la bouteille, en fit goĂ»ter trois autres sans plus de succĂšs, puis versa du Saint-Julien, trop jeune Ă©videmment, et tous les convives se turent. Hurel souriait sans discontinuer ; les pas lourds du garçon rĂ©sonnaient sur les dalles. Mme Vaucorbeil, courtaude et l’air bougon elle Ă©tait d’ailleurs vers la fin de sa grossesse, avait gardĂ© un mutisme absolu. Bouvard, ne sachant de quoi l’entretenir, lui parla du théùtre de Caen. — Ma femme ne va jamais au spectacle, reprit le docteur. M. Marescot, quand il habitait Paris, ne frĂ©quentait que les Italiens. — Moi, dit Bouvard, je me payais quelquefois un parterre au Vaudeville pour entendre des farces ! Foureau demanda Ă  Mme Bordin si elle aimait les farces ! — Ça dĂ©pend de quelle espĂšce, dit-elle. Le maire la lutinait. Elle ripostait aux plaisanteries. Ensuite elle indiqua une recette pour les cornichons. Du reste, ses talents de mĂ©nagĂšre Ă©taient connus, et elle avait une petite ferme admirablement soignĂ©e. Foureau interpella Bouvard — Est-ce que vous ĂȘtes dans l’intention de vendre la vĂŽtre ? — Mon Dieu, jusqu’à prĂ©sent, je ne sais trop
 — Comment ! pas mĂȘme la piĂšce des Écalles ? reprit le notaire ; ce serait Ă  votre convenance, madame Bordin. La veuve rĂ©pliqua en minaudant — Les prĂ©tentions de M. Bouvard seraient trop fortes. — On pourrait peut-ĂȘtre l’attendrir. — Je n’essayerai pas ! — Bah ! si vous l’embrassiez ? — Essayons tout de mĂȘme, dit Bouvard. Et il la baisa sur les deux joues, aux applaudissements de la sociĂ©tĂ©. Presque aussitĂŽt on dĂ©boucha le champagne, dont les dĂ©tonations amenĂšrent un redoublement de joie. PĂ©cuchet fit un signe, les rideaux s’ouvrirent et le jardin apparut. C’était, dans le crĂ©puscule, quelque chose d’effrayant. Le rocher, comme une montagne, occupait le gazon, le tombeau faisait un cube au milieu des Ă©pinards, le pont vĂ©nitien un accent circonflexe par-dessus les haricots, et la cabane, au delĂ , une grande tache noire, car ils avaient incendiĂ© son toit de paille pour la rendre plus poĂ©tique. Les ifs, en forme de cerfs ou de fauteuils, se suivaient jusqu’à l’arbre foudroyĂ©, qui s’étendait transversalement de la charmille Ă  la tonnelle, oĂč des pommes d’amour pendaient comme des stalactites. Un tournesol, çà et lĂ , Ă©talait son disque jaune. La pagode chinoise, peinte en rouge, semblait un phare sur le vigneau. Les becs des paons, frappĂ©s par le soleil, se renvoyaient des feux, et derriĂšre la claire-voie, dĂ©barrassĂ©e de ses planches, la campagne toute plate terminait l’horizon. Devant l’étonnement de leurs convives, Bouvard et PĂ©cuchet ressentirent une vĂ©ritable jouissance. Mme Bordin surtout admira les paons ; mais le tombeau ne fut pas compris, ni la cabane incendiĂ©e, ni le mur de ruines. Puis chacun, Ă  tour de rĂŽle, passa sur le pont. Pour emplir le bassin, Bouvard et PĂ©cuchet avaient charriĂ© de l’eau pendant toute la matinĂ©e. Elle avait fui entre les pierres du fond, mal jointes, et de la vase les recouvrait. Tout en se promenant, on se permit des critiques — À votre place j’aurais fait cela. Les petits pois sont en retard. Ce coin, franchement, n’est pas propre. Avec une taille pareille, jamais vous n’obtiendrez de fruits. Bouvard fut obligĂ© de rĂ©pondre qu’il se moquait des fruits. Comme on longeait la charmille, il dit d’un air finaud — Ah ! voilĂ  une personne que nous dĂ©rangeons ; mille excuses ! La plaisanterie ne fut pas relevĂ©e. Tout le monde connaissait la dame en plĂątre. Enfin, aprĂšs plusieurs dĂ©tours dans le labyrinthe, on arriva devant la porte aux pipes. Des regards de stupĂ©faction s’échangĂšrent. Bouvard observait le visage de ses hĂŽtes, et impatient de connaĂźtre leur opinion — Qu’en dites-vous ? Mme Bordin Ă©clata de rire. Tous firent comme elle, M. le curĂ© poussait une sorte de gloussement, Hurel toussait, le docteur en pleurait, sa femme fut prise d’un spasme nerveux, et Foureau, homme sans gĂȘne, cassa un Abd-el-Kader qu’il mit dans sa poche, comme souvenir. Quand on fut sorti de la charmille, Bouvard, pour Ă©tonner son monde avec l’écho, cria de toutes ses forces — Serviteur ! Mesdames ! Rien ! pas d’écho. Cela tenait Ă  des rĂ©parations faites Ă  la grange, le pignon et la toiture Ă©tant dĂ©molis. Le cafĂ© fut servi sur le vigneau, et les messieurs allaient commencer une partie de boules, quand ils virent en face, derriĂšre la claire-voie, un homme qui les regardait. Il Ă©tait maigre et hĂąlĂ©, avec un pantalon rouge en lambeaux, une veste bleue, sans chemise, la barbe noire taillĂ©e en brosse ; et il articula d’une voix rauque — Donnez-moi un verre de vin ! Le maire et l’abbĂ© Jeufroy l’avaient tout de suite reconnu. C’était un ancien menuisier de Chavignolles. — Allons, Gorju ! Ă©loignez-vous, dit M. Foureau, on ne demande pas l’aumĂŽne. — Moi ! l’aumĂŽne ! s’écria l’homme exaspĂ©rĂ©. J’ai fait sept ans la guerre en Afrique. Je relĂšve de l’hĂŽpital. Pas d’ouvrage ! Faut-il que j’assassine ? nom de nom ! Sa colĂšre d’elle-mĂȘme tomba, et, les deux poings sur les hanches, il considĂ©rait les bourgeois d’un air mĂ©lancolique et gouailleur. La fatigue des bivouacs, l’absinthe et les fiĂšvres, toute une existence de misĂšre et de crapule se rĂ©vĂ©lait dans ses yeux troubles. Ses lĂšvres pĂąles tremblaient en lui dĂ©couvrant les gencives. Le grand ciel empourprĂ© l’enveloppait d’une lueur sanglante, et son obstination Ă  rester lĂ  causait une sorte d’effroi. Bouvard, pour en finir, alla chercher le fond d’une bouteille. Le vagabond l’absorba gloutonnement, puis disparut dans les avoines, en gesticulant. Ensuite on blĂąma M. Bouvard. De telles complaisances favorisaient le dĂ©sordre. Mais Bouvard, irritĂ© par l’insuccĂšs de son jardin, prit la dĂ©fense du peuple ; tous parlĂšrent Ă  la fois. Foureau exaltait le gouvernement, Hurel ne voyait dans le monde que la propriĂ©tĂ© fonciĂšre. L’abbĂ© Jeufroy se plaignit de ce qu’on ne protĂ©geait pas la religion. PĂ©cuchet attaqua les impĂŽts. Mme Bordin criait par intervalle — Moi, d’abord, je dĂ©teste la RĂ©publique. Et le docteur se dĂ©clara pour le progrĂšs — Car enfin, monsieur, nous avons besoin de rĂ©formes. — Possible ! rĂ©pondit Foureau, mais toutes ces idĂ©es-lĂ  nuisent aux affaires. — Je me fiche de vos affaires ! s’écria PĂ©cuchet. Vaucorbeil poursuivit — Au moins, donnez-nous l’adjonction des capacitĂ©s. Bouvard n’allait pas jusque-lĂ . — C’est votre opinion ? reprit le docteur, vous ĂȘtes toisĂ© ! Bonsoir ! et je vous souhaite un dĂ©luge pour naviguer dans votre bassin ! — Moi aussi, je m’en vais, dit un moment aprĂšs M. Foureau. Et dĂ©signant sa poche oĂč Ă©tait l’Abd-el-Kader — Si j’ai besoin d’un autre, je reviendrai. Le curĂ©, avant de partir, confia timidement Ă  PĂ©cuchet qu’il ne trouvait pas convenable ce simulacre de tombeau au milieu des lĂ©gumes. Hurel, en se retirant, salua trĂšs bas la compagnie. M. Marescot avait disparu aprĂšs le dessert. Mme Bordin recommença le dĂ©tail de ses cornichons, promit une seconde recette pour les prunes Ă  l’eau-de-vie, et fit encore trois tours dans la grande allĂ©e ; mais, en passant prĂšs du tilleul, le bas de sa robe s’accrocha, et ils l’entendirent qui murmurait — Mon Dieu ! quelle bĂȘtise que cet arbre ! Jusqu’à minuit, les amphitryons, sous la tonnelle, exhalĂšrent leur ressentiment. Sans doute, on pouvait reprendre dans le dĂźner deux ou trois petites choses par-ci par-lĂ  ; et cependant les convives s’étaient gorgĂ©s comme des ogres, preuve qu’il n’était pas si mauvais. Mais pour le jardin, tant de dĂ©nigrement provenait de la plus noire jalousie ; et s’échauffant tous les deux — Ah ! l’eau manque dans le bassin ! Patience, on y verra jusqu’à un cygne et des poissons ! — À peine s’ils ont remarquĂ© la pagode ! — PrĂ©tendre que les ruines ne sont pas propres est une opinion d’imbĂ©cile ! — Et le tombeau une inconvenance ! Pourquoi inconvenance ? Est-ce qu’on n’a pas le droit d’en construire un dans son domaine ? Je veux mĂȘme m’y faire enterrer ! — Ne parle pas de ça ! dit PĂ©cuchet. Puis ils passĂšrent en revue les convives. — Le mĂ©decin m’a l’air d’un joli poseur ! — As-tu observĂ© le ricanement de Marescot devant le portrait ? — Quel goujat que M. le maire ! Quand on dĂźne dans une maison, que diable ! on respecte les curiositĂ©s. — Mme Bordin ? dit Bouvard. — Eh ! c’est une intrigante ! Laisse-moi tranquille. DĂ©goĂ»tĂ©s du monde, ils rĂ©solurent de ne plus voir personne, de vivre exclusivement chez eux, pour eux seuls. Et ils passaient des jours dans la cave Ă  enlever le tartre des bouteilles, revernirent tous les meubles, encaustiquĂšrent les chambres ; chaque soir, en regardant le bois brĂ»ler, ils dissertaient sur le meilleur systĂšme de chauffage. Ils tĂąchĂšrent par Ă©conomie de fumer des jambons, de couler eux-mĂȘmes la lessive. Germaine, qu’ils incommodaient, haussait les Ă©paules. À l’époque des confitures, elle se fĂącha, et ils s’établirent dans le fournil. C’était une ancienne buanderie, oĂč il y avait, sous les fagots, une grande cuve maçonnĂ©e excellente pour leurs projets, l’ambition leur Ă©tant venue de fabriquer des conserves. Quatorze bocaux furent emplis de tomates et de petits pois ; ils en lutĂšrent les bouchons avec de la chaux vive et du fromage, appliquĂšrent sur les bords des bandelettes de toile, puis les plongĂšrent dans l’eau bouillante. Elle s’évaporait ; ils en versĂšrent de la froide ; la diffĂ©rence de tempĂ©rature fit Ă©clater les bocaux. Trois seulement furent sauvĂ©s. Ensuite ils se procurĂšrent de vieilles boĂźtes Ă  sardines, y mirent des cĂŽtelettes de veau et les enfoncĂšrent dans le bain-marie. Elles sortirent rondes comme des ballons ; le refroidissement les aplatirait. Pour continuer l’expĂ©rience, ils enfermĂšrent dans d’autres boĂźtes des Ɠufs, de la chicorĂ©e, du homard, une matelote, un potage ! et ils s’applaudissaient, comme M. Appert, d’avoir fixĂ© les saisons » de pareilles dĂ©couvertes, selon PĂ©cuchet, l’emportaient sur les exploits des conquĂ©rants. Ils perfectionnĂšrent les achars de Mme Bordin, en Ă©piçant le vinaigre avec du poivre ; et leurs prunes Ă  l’eau-de-vie Ă©taient bien supĂ©rieures ! Ils obtinrent par la macĂ©ration des ratafias de framboise et d’absinthe. Avec du miel et de l’angĂ©lique dans un tonneau de Bagnols, ils voulurent faire du vin de Malaga ; et ils entreprirent Ă©galement la confection d’un champagne ! Les bouteilles de chablis, coupĂ©es de moĂ»t, Ă©clatĂšrent d’elles-mĂȘmes. Alors ils ne doutĂšrent plus de la rĂ©ussite. Leurs Ă©tudes se dĂ©veloppant, ils en vinrent Ă  soupçonner des fraudes dans toutes les denrĂ©es alimentaires. Ils chicanaient le boulanger sur la couleur de son pain. Ils se firent un ennemi de l’épicier, en lui soutenant qu’il adultĂ©rait ses chocolats. Ils se transportĂšrent Ă  Falaise, pour demander du jujube, et sous les yeux mĂȘmes du pharmacien, soumirent sa pĂąte Ă  l’épreuve de l’eau. Elle prit l’apparence d’une couenne de lard, ce qui dĂ©notait de la gĂ©latine. AprĂšs ce triomphe, leur orgueil s’exalta. Ils achetĂšrent le matĂ©riel d’un distillateur en faillite, et bientĂŽt arrivĂšrent dans la maison, des tamis, des barils, des entonnoirs, des Ă©cumoires, des chausses et des balances, sans compter une sĂ©bile Ă  boulet et un alambic tĂȘte-de-maure, lequel exigea un fourneau rĂ©flecteur, avec une hotte de cheminĂ©e. Ils apprirent comment on clarifie le sucre, et les diffĂ©rentes sortes de cuites, le grand et le petit perlĂ©, le soufflĂ©, le boulĂ©, le morve et le caramel. Mais il leur tardait d’employer l’alambic ; et ils abordĂšrent les liqueurs fines, en commençant par l’anisette. Le liquide presque toujours entraĂźnait avec lui les substances, ou bien elles se collaient dans le fond ; d’autres fois, ils s’étaient trompĂ©s sur le dosage. Autour d’eux les grandes bassines de cuivre reluisaient, les matras avançaient leur bec pointu, les poĂȘlons pendaient au mur. Souvent l’un triait des herbes sur la table, tandis que l’autre faisait osciller le boulet de canon dans la sĂ©bile suspendue ; ils mouvaient les cuillers, ils dĂ©gustaient les mĂ©langes. Bouvard, toujours en sueur, n’avait pour vĂȘtement que sa chemise et son pantalon tirĂ© jusqu’au creux de l’estomac par ses courtes bretelles ; mais, Ă©tourdi comme un oiseau, il oubliait le diagramme de la cucurbite, ou exagĂ©rait le feu. PĂ©cuchet marmottait des calculs, immobile dans sa longue blouse, une espĂšce de sarreau d’enfant avec des manches ; et ils se considĂ©raient comme des gens trĂšs sĂ©rieux, occupĂ©s de choses utiles. Enfin ils rĂȘvĂšrent une crĂšme qui devait enfoncer toutes les autres. Ils y mettraient de la coriandre comme dans le kummel, du kirsch comme dans le marasquin, de l’hysope comme dans la chartreuse, de l’ambrette comme dans le vespetro, du calamus aromaticus comme dans le krambambuly ; et elle serait colorĂ©e en rouge avec du bois de santal. Mais sous quel nom l’offrir au commerce ? car il fallait un nom facile Ă  retenir et pourtant bizarre. Ayant longtemps cherchĂ©, ils dĂ©cidĂšrent qu’elle se nommerait la Bouvarine ». Vers la fin de l’automne, des taches parurent dans les trois bocaux de conserves. Les tomates et les petits pois Ă©taient pourris. Cela devait dĂ©pendre du bouchage. Alors le problĂšme du bouchage les tourmenta. Pour essayer les mĂ©thodes nouvelles, ils manquaient d’argent. Leur ferme les rongeait. Plusieurs fois, des tenanciers s’étaient offerts, Bouvard n’en avait pas voulu. Mais son premier garçon cultivait d’aprĂšs ses ordres, avec une Ă©pargne dangereuse, si bien que les rĂ©coltes diminuaient, tout pĂ©riclitait ; et ils causaient de leurs embarras, quand maĂźtre Gouy entra dans le laboratoire, escortĂ© de sa femme qui se tenait en arriĂšre, timidement. GrĂące Ă  toutes les façons qu’elles avaient reçues, les terres s’étaient amĂ©liorĂ©es, et il venait pour reprendre sa ferme. Il la dĂ©prĂ©cia. MalgrĂ© tous leurs travaux, les bĂ©nĂ©fices Ă©taient chanceux ; bref, s’il la dĂ©sirait, c’était par amour du pays et regret d’aussi bons maĂźtres. On le congĂ©dia d’une maniĂšre froide. Il revint le soir mĂȘme. PĂ©cuchet avait sermonnĂ© Bouvard ; ils allaient flĂ©chir. Gouy demanda une diminution de fermage ; et comme les autres se rĂ©criaient, il se mit Ă  beugler plutĂŽt qu’à parler, attestant le bon Dieu, Ă©numĂ©rant ses peines, vantant ses mĂ©rites. Quand on le sommait de dire son prix, il baissait la tĂȘte au lieu de rĂ©pondre. Alors, sa femme, assise prĂšs de la porte, avec un grand panier sur les genoux, recommençait les mĂȘmes protestations, en piaillant d’une voix aiguĂ« comme une poule blessĂ©e. Enfin le bail fut arrĂȘtĂ© aux conditions de trois mille francs par an, un tiers de moins qu’autrefois. SĂ©ance tenante, maĂźtre Gouy proposa d’acheter le matĂ©riel, et les dialogues recommencĂšrent. L’estimation des objets dura quinze jours. Bouvard s’en mourait de fatigue. Il lĂącha tout pour une somme tellement dĂ©risoire, que Gouy, d’abord Ă©carquilla les yeux, et s’écriant Convenu », lui frappa dans la main. AprĂšs quoi, les propriĂ©taires, suivant l’usage, offrirent de casser une croĂ»te Ă  la maison, et PĂ©cuchet ouvrit une bouteille de son malaga, moins par gĂ©nĂ©rositĂ© que dans l’espoir d’en obtenir des Ă©loges. Mais le laboureur dit en rechignant — C’est comme du sirop de rĂ©glisse. Et sa femme, pour se faire passer le goĂ»t », rĂ©clama un verre d’eau-de-vie. Une chose plus grave les occupait ! Tous les Ă©lĂ©ments de la Bouvarine » Ă©taient enfin rassemblĂ©s. Ils les entassĂšrent dans la cucurbite, avec de l’alcool ; allumĂšrent le feu et attendirent. Cependant PĂ©cuchet, tourmentĂ© par la mĂ©saventure du malaga, prit dans l’armoire les boĂźtes de fer-blanc, fit sauter le couvercle de la premiĂšre, puis de la seconde, de la troisiĂšme. Il les rejetait avec fureur et appela Bouvard. Bouvard ferma le robinet du serpentin pour se prĂ©cipiter vers les conserves. La dĂ©sillusion fut complĂšte. Les tranches de veau ressemblaient Ă  des semelles bouillies. Un liquide fangeux remplaçait le homard. On ne reconnaissait plus la matelote. Des champignons avaient poussĂ© sur le potage, et une intolĂ©rable odeur empestait le laboratoire. Tout Ă  coup, avec un bruit d’obus, l’alambic Ă©clata en vingt morceaux qui bondirent jusqu’au plafond, crevant les marmites, aplatissant les Ă©cumoires, fracassant les verres ; le charbon s’éparpilla, le fourneau fut dĂ©moli, et, le lendemain, Germaine retrouva une spatule dans la cour. La force de la vapeur avait rompu l’instrument, d’autant que la cucurbite se trouvait boulonnĂ©e au chapiteau. PĂ©cuchet, tout de suite, s’était accroupi derriĂšre la cuve, et Bouvard, comme Ă©croulĂ© sur un tabouret. Pendant dix minutes ils demeurĂšrent dans cette posture, n’osant se permettre un seul mouvement, pĂąles de terreur, au milieu des tessons. Quand ils purent recouvrer la parole, ils se demandĂšrent quelle Ă©tait la cause de tant d’infortunes, de la derniĂšre surtout ? et ils n’y comprenaient rien, sinon qu’ils avaient manquĂ© pĂ©rir. PĂ©cuchet termina par ces mots — C’est que, peut-ĂȘtre, nous ne savons pas la chimie ! III Pour savoir la chimie, ils se procurĂšrent le cours de Regnault et apprirent d’abord que les corps simples sont peut-ĂȘtre composĂ©s ». On les distingue en mĂ©talloĂŻdes et en mĂ©taux, diffĂ©rence qui n’a rien d’absolu », dit l’auteur. De mĂȘme pour les acides et pour les bases, un corps pouvant se comporter Ă  la maniĂšre des acides ou des bases, suivant les circonstances ». La notation leur parut baroque. Les proportions multiples troublĂšrent PĂ©cuchet. — Puisqu’une molĂ©cule A, je suppose, se combine avec plusieurs parties de B, il me semble que cette molĂ©cule doit se diviser en autant de parties ; mais si elle se divise, elle cesse d’ĂȘtre l’unitĂ©, la molĂ©cule primordiale. Enfin, je ne comprends pas. — Moi non plus ! disait Bouvard. Et ils recoururent Ă  un ouvrage moins difficile, celui de Girardin, oĂč ils acquirent la certitude que dix litres d’air pĂšsent cent grammes, qu’il n’entre pas de plomb dans les crayons, que le diamant n’est que du carbone. Ce qui les Ă©bahit par-dessus tout, c’est que la terre, comme Ă©lĂ©ment, n’existe pas. Ils saisirent la manƓuvre du chalumeau, l’or, l’argent, la lessive du linge, l’étamage des casseroles ; puis, sans le moindre scrupule, Bouvard et PĂ©cuchet se lancĂšrent dans la chimie organique. Quelle merveille que de retrouver chez les ĂȘtres vivants les mĂȘmes substances qui composent les minĂ©raux ! NĂ©anmoins ils Ă©prouvaient une sorte d’humiliation Ă  l’idĂ©e que leur individu contenait du phosphore comme les allumettes, de l’albumine comme les blancs d’Ɠufs, du gaz hydrogĂšne comme les rĂ©verbĂšres. AprĂšs les couleurs et les corps gras, ce fut le tour de la fermentation. Elle les conduisit aux acides, et la loi des Ă©quivalents les embarrassa encore une fois. Ils tĂąchĂšrent de l’élucider avec la thĂ©orie des atomes ; ce qui acheva de les perdre. Pour entendre tout cela, selon Bouvard, il aurait fallu des instruments. La dĂ©pense Ă©tait considĂ©rable, et ils en avaient trop fait. Mais le docteur Vaucorbeil pouvait, sans doute, les Ă©clairer. Ils se prĂ©sentĂšrent au moment de ses consultations. — Messieurs, je vous Ă©coute ! quel est votre mal ? PĂ©cuchet rĂ©pliqua qu’ils n’étaient pas malades, et ayant exposĂ© le but de leur visite — Nous dĂ©sirons connaĂźtre premiĂšrement l’atomicitĂ© supĂ©rieure. Le mĂ©decin rougit beaucoup, puis les blĂąma de vouloir apprendre la chimie. — Je ne nie pas son importance, soyez-en sĂ»rs ! mais actuellement, on la fourre partout ! Elle exerce sur la mĂ©decine une action dĂ©plorable. Et l’autoritĂ© de sa parole se renforçait au spectacle des choses environnantes. Du diachylum et des bandes traĂźnaient sur la cheminĂ©e. La boĂźte chirurgicale posait au milieu du bureau, des sondes emplissaient une cuvette dans un coin, et il y avait contre le mur la reprĂ©sentation d’un Ă©corchĂ©. PĂ©cuchet en fit compliment au docteur. — Ce doit ĂȘtre une belle Ă©tude que l’anatomie ? M. Vaucorbeil s’étendit sur le charme qu’il Ă©prouvait autrefois dans les dissections ; et Bouvard demanda quels sont les rapports entre l’intĂ©rieur de la femme et celui de l’homme. Afin de le satisfaire, le mĂ©decin tira de sa bibliothĂšque un recueil de planches anatomiques. — Emportez-les ! Vous les regarderez chez vous plus Ă  votre aise ! Le squelette les Ă©tonna par la proĂ©minence de sa mĂąchoire, les trous de ses yeux, la longueur effrayante de ses mains. Un ouvrage explicatif leur manquait ; ils retournĂšrent chez M. Vaucorbeil, et, grĂące au manuel d’Alexandre Lauth, ils apprirent les divisions de la charpente, en s’ébahissant de l’épine dorsale, seize fois plus forte, dit-on, que si le CrĂ©ateur l’eĂ»t faite droite. — Pourquoi seize fois, prĂ©cisĂ©ment ? Les mĂ©tacarpiens dĂ©solĂšrent Bouvard ; et PĂ©cuchet, acharnĂ© sur le crĂąne, perdit courage devant le sphĂ©noĂŻde, bien qu’il ressemble Ă  une selle turque ou turquesque ». Quant aux articulations, trop de ligaments les cachaient, et ils attaquĂšrent les muscles. Mais les insertions n’étaient pas commodes Ă  dĂ©couvrir, et, parvenus aux gouttiĂšres vertĂ©brales, ils y renoncĂšrent complĂštement. PĂ©cuchet dit alors — Si nous reprenions la chimie, ne serait-ce que pour utiliser le laboratoire ? Bouvard protesta, et il crut se rappeler que l’on fabriquait Ă  l’usage des pays chauds des cadavres postiches. Barberou, auquel il Ă©crivit, lui donna lĂ -dessus des renseignements. Pour dix francs par mois, on pouvait avoir un des bonshommes de M. Auzoux, et, la semaine suivante, le messager de Falaise dĂ©posa devant leur grille une caisse oblongue. Ils la transportĂšrent dans le fournil, pleins d’émotion. Quand les planches furent dĂ©clouĂ©es, la paille tomba, les papiers de soie glissĂšrent, le mannequin apparut. Il Ă©tait couleur brique, sans chevelure, sans peau, avec d’innombrables filets bleus, rouges et blancs le bariolant. Cela ne ressemblait point Ă  un cadavre, mais Ă  une espĂšce de joujou, fort vilain, trĂšs propre, et qui sentait le vernis. Puis ils enlevĂšrent le thorax, et ils aperçurent les deux poumons, pareils Ă  deux Ă©ponges ; le cƓur tel qu’un gros Ɠuf, un peu de cĂŽtĂ© par derriĂšre, le diaphragme, les reins, tout le paquet des entrailles. — À la besogne ! dit PĂ©cuchet. La journĂ©e et le soir y passĂšrent. Ils avaient mis des blouses, comme font les carabins dans les amphithéùtres, et, Ă  la lueur de trois chandelles, ils travaillaient leurs morceaux de carton, quand un coup de poing heurta la porte. Ouvrez ! » C’était M. Foureau, suivi du garde champĂȘtre. Les maĂźtres de Germaine s’étaient plu Ă  lui montrer le bonhomme. Elle avait couru de suite chez l’épicier pour conter la chose, et tout le village croyait maintenant qu’ils recelaient dans leur maison un vĂ©ritable mort. Foureau, cĂ©dant Ă  la rumeur publique, venait s’assurer du fait ; des curieux se tenaient dans la cour. Le mannequin, quand il entra, reposait sur le flanc, et les muscles de la face Ă©tant dĂ©crochĂ©s, l’Ɠil faisait une saillie monstrueuse, avait quelque chose d’effrayant. — Qui vous amĂšne ? dit PĂ©cuchet. Foureau balbutia — Rien, rien du tout. Et, prenant une des piĂšces sur la table — Qu’est-ce que c’est ? — Le buccinateur, rĂ©pondit Bouvard. Foureau se tut, mais souriait d’une façon narquoise, jaloux de ce qu’ils avaient un divertissement au-dessus de sa compĂ©tence. Les deux anatomistes feignaient de poursuivre leurs investigations. Les gens, qui s’ennuyaient sur le seuil, avaient pĂ©nĂ©trĂ© dans le fournil, et comme on se poussait un peu, la table trembla. — Ah ! c’est trop fort ! s’écria PĂ©cuchet ; dĂ©barrassez-nous du public ! Le garde champĂȘtre fit partir les curieux. — TrĂšs bien ! dit Bouvard, nous n’avons besoin de personne. Foureau comprit l’allusion, et lui demanda s’ils avaient le droit, n’étant pas mĂ©decins, de dĂ©tenir un objet pareil. Il allait, du reste, Ă©crire au prĂ©fet. — Quel pays ! on n’était pas plus inepte, sauvage et rĂ©trograde. La comparaison qu’ils firent d’eux-mĂȘmes avec les autres les consola ; ils ambitionnaient de souffrir pour la science. Le docteur aussi vint les voir. Il dĂ©nigra le mannequin comme trop Ă©loignĂ© de la nature, mais profita de la circonstance pour faire une leçon. Bouvard et PĂ©cuchet furent charmĂ©s, et, sur leur dĂ©sir, M. Vaucorbeil leur prĂȘta plusieurs volumes de sa bibliothĂšque, affirmant toutefois qu’ils n’iraient pas jusqu’au bout. Ils prirent en note, dans le Dictionnaire de sciences mĂ©dicales, les exemples d’accouchement, de longĂ©vitĂ©, d’obĂ©sitĂ© et de constipation extraordinaires. Que n’avaient-ils connu le fameux Canadien de Beaumont, les polyphages Tarare et Bijou, la femme hydropique du dĂ©partement de l’Eure, le PiĂ©montais qui allait Ă  la garde-robe tous les vingt jours, Simon de Mirepoix, mort ossifiĂ©, et cet ancien maire d’AngoulĂȘme, dont le nez pesait trois livres ! Le cerveau leur inspira des rĂ©flexions philosophiques. Ils distinguaient fort bien dans l’intĂ©rieur le septum lucidum, composĂ© de deux lamelles, et la glande pinĂ©ale, qui ressemble Ă  un petit pois rouge ; mais il y avait des pĂ©doncules et des ventricules, des arcs, des piliers, des Ă©tages, des ganglions et des fibres de toutes sortes, et le foramen de Pacchioni, et le corps de Paccini, bref, un amas inextricable, de quoi user leur existence. Quelquefois, dans un vertige, ils dĂ©montaient complĂštement le cadavre, puis se trouvaient embarrassĂ©s pour remettre en place les morceaux. Cette besogne Ă©tait rude, aprĂšs le dĂ©jeuner surtout, et ils ne tardaient pas Ă  s’endormir, Bouvard, le menton baissĂ©, l’abdomen en avant, PĂ©cuchet, la tĂȘte dans les mains, avec ses deux coudes sur la table. Souvent, Ă  ce moment-lĂ , M. Vaucorbeil, qui terminait ses premiĂšres visites, entr’ouvrait la porte. — Eh bien, les confrĂšres, comment va l’anatomie ? — Parfaitement, rĂ©pondaient-ils. Alors il posait des questions pour le plaisir de les confondre. Quand ils Ă©taient las d’un organe, ils passaient Ă  un autre, abordant ainsi et dĂ©laissant tour Ă  tour le cƓur, l’estomac, l’oreille, les intestins, car le bonhomme en carton les assommait, malgrĂ© leurs efforts pour s’y intĂ©resser. Enfin le docteur les surprit comme ils le reclouaient dans sa boĂźte. — Bravo ! je m’y attendais. On ne pouvait Ă  leur Ăąge entreprendre ces Ă©tudes ; et le sourire accompagnant ces paroles les blessa profondĂ©ment. De quel droit les juger incapables ? Est-ce que la science appartenait Ă  ce monsieur ? comme s’il Ă©tait lui-mĂȘme un personnage bien supĂ©rieur ! Donc, acceptant son dĂ©fi, ils allĂšrent jusqu’à Bayeux pour y acheter des livres. Ce qui leur manquait, c’était la physiologie, et un bouquiniste leur procura les traitĂ©s de Richerand et d’Adelon, cĂ©lĂšbres Ă  l’époque. Tous les lieux communs sur les Ăąges, les sexes et les tempĂ©raments leur semblĂšrent de la plus haute importance ; ils furent bien aises de savoir qu’il y a dans le tartre des dents trois espĂšces d’animalcules, que le siĂšge du goĂ»t est sur la langue, et la sensation de la faim dans l’estomac. Pour en saisir mieux les fonctions, ils regrettaient de n’avoir pas la facultĂ© de ruminer, comme l’avaient eue MontĂšgre, M. Gosse et le frĂšre de BĂ©rard, et ils mĂąchaient avec lenteur, trituraient, insalivaient, accompagnant de la pensĂ©e le bol alimentaire dans leurs entrailles, le suivaient mĂȘme jusqu’à ses derniĂšres consĂ©quences, pleins de scrupule mĂ©thodique, d’une attention presque religieuse. Afin de produire artificiellement des digestions, ils tassĂšrent de la viande dans une fiole oĂč Ă©tait le suc gastrique d’un canard, et ils la portĂšrent sous leurs aisselles durant quinze jours, sans autre rĂ©sultat que d’infecter leurs personnes. On les vit courir le long de la grande route, revĂȘtus d’habits mouillĂ©s et Ă  l’ardeur du soleil. C’était pour vĂ©rifier si la soif s’apaise par l’application de l’eau sur l’épiderme. Ils rentrĂšrent haletants et tous les deux avec un rhume. L’audition, la phonation, la vision furent expĂ©diĂ©es lestement ; mais Bouvard s’étala sur la gĂ©nĂ©ration. Les rĂ©serves de PĂ©cuchet, en cette matiĂšre, l’avaient toujours surpris. Son ignorance lui parut si complĂšte, qu’il le pressa de s’expliquer, et PĂ©cuchet, en rougissant, finit par faire un aveu. Des farceurs, autrefois, l’avaient entraĂźnĂ© dans une mauvaise maison, d’oĂč il s’était enfui, se gardant pour la femme qu’il aimerait plus tard. Une circonstance heureuse n’était jamais venue, si bien que, par fausse honte, gĂȘne pĂ©cuniaire, crainte des maladies, entĂȘtement, habitude, Ă  cinquante-deux ans, et malgrĂ© le sĂ©jour de la capitale, il possĂ©dait encore sa virginitĂ©. Bouvard eut peine Ă  le croire, puis il rit Ă©normĂ©ment, mais s’arrĂȘta en apercevant des larmes dans les yeux de PĂ©cuchet ; car les passions ne lui avaient pas manquĂ©, s’étant tout Ă  tour Ă©pris d’une danseuse de corde, de la belle-sƓur d’un architecte, d’une demoiselle de comptoir, enfin d’une petite blanchisseuse, et le mariage allait mĂȘme se conclure, quand il avait dĂ©couvert qu’elle Ă©tait enceinte d’un autre. Bouvard lui dit — Il y a moyen toujours de rĂ©parer le temps perdu. Pas de tristesse, voyons. Je me charge
 si tu veux. PĂ©cuchet rĂ©pliqua, en soupirant, qu’il ne fallait plus y penser ; et ils continuĂšrent leur physiologie. Est-il vrai que la surface de notre corps dĂ©gage perpĂ©tuellement une vapeur subtile ? La preuve, c’est que le poids d’un homme dĂ©croĂźt Ă  chaque minute. Si chaque jour s’opĂšre l’addition de ce qui manque et la soustraction de ce qui excĂšde, la santĂ© se maintiendra en parfait Ă©quilibre. Sanctorius, l’inventeur de cette loi, employa un demi-siĂšcle Ă  peser quotidiennement sa nourriture avec toutes ses excrĂ©tions, et se pesait lui-mĂȘme, ne prenant de relĂąche que pour Ă©crire ses calculs. Ils essayĂšrent d’imiter Sanctorius. Mais comme leur balance ne pouvait les supporter tous les deux, ce fut PĂ©cuchet qui commença. Il retira ses habits, afin de ne pas gĂȘner la perspiration, et il se tenait sur le plateau, complĂštement nu, laissant voir, malgrĂ© la pudeur, son torse trĂšs long, pareil Ă  un cylindre, avec des jambes courtes, les pieds plats et la peau brune. À ses cĂŽtĂ©s, sur une chaise, son ami lui faisait la lecture. Des savants prĂ©tendent que la chaleur animale se dĂ©veloppe par les contractions musculaires, et qu’il est possible en agitant le thorax et les membres pelviens de hausser la tempĂ©rature d’un bain tiĂšde. Bouvard alla chercher leur baignoire, et quand tout fut prĂȘt, il s’y plongea, muni d’un thermomĂštre. Les ruines de la distillerie, balayĂ©es vers le fond de l’appartement, dessinaient dans l’ombre un vague monticule. On entendait par intervalles le grignotement des souris ; une vieille odeur de plantes aromatiques s’exhalait, et se trouvant lĂ  fort bien, ils causaient avec sĂ©rĂ©nitĂ©. Cependant Bouvard sentait un peu de fraĂźcheur. — Agite tes membres ! dit PĂ©cuchet. Il les agita, sans rien changer au thermomĂštre. — C’est froid dĂ©cidĂ©ment. — Je n’ai pas chaud non plus, reprit PĂ©cuchet saisi lui-mĂȘme par un frisson. Mais agite tes membres pelviens ! agite-les ! Bouvard ouvrait les cuisses, se tordait les flancs, balançait son ventre, soufflait comme un cachalot, puis regardait le thermomĂštre, qui baissait toujours — Je n’y comprends rien ! je me remue pourtant ! — Pas assez ! Et il reprenait sa gymnastique. Elle avait durĂ© trois heures, quand une fois encore il empoigna le tube. — Comment ! douze degrĂ©s ! Ah ! bonsoir ! je me retire ! Un chien entra, moitiĂ© dogue, moitiĂ© braque, le poil jaune, galeux, la langue pendante. Que faire ? pas de sonnettes ! et leur domestique Ă©tait sourde. Ils grelottaient, mais n’osaient bouger, dans la peur d’ĂȘtre mordus. PĂ©cuchet crut habile de lancer des menaces, en roulant des yeux. Alors le chien aboya ; et il sautait autour de la balance, oĂč PĂ©cuchet, se cramponnant aux cordes et pliant les genoux, tĂąchait de s’élever le plus haut possible. — Tu t’y prends mal, dit Bouvard. Et il se mit Ă  faire des risettes au chien en profĂ©rant des douceurs. Le chien, sans doute, les comprit. Il s’efforçait de le caresser, lui collait ses pattes sur les Ă©paules, les Ă©raflait avec ses ongles. — Allons ! maintenant ! voilĂ  qu’il a emportĂ© ma culotte ! Il se coucha dessus et demeura tranquille. Enfin, avec les plus grandes prĂ©cautions, ils se hasardĂšrent, l’un Ă  descendre du plateau, l’autre Ă  sortir de la baignoire ; et quand PĂ©cuchet fut rhabillĂ©, cette exclamation lui Ă©chappa — Toi, mon bonhomme, tu serviras Ă  nos expĂ©riences. Quelles expĂ©riences ? On pouvait lui injecter du phosphore, puis l’enfermer dans une cave pour voir s’il rendrait du feu par les naseaux. Mais comment injecter ? et du reste, on ne leur vendrait pas du phosphore. Ils songĂšrent Ă  l’enfermer sous une cloche pneumatique, Ă  lui faire respirer des gaz, Ă  lui donner pour breuvage des poisons. Tout cela peut-ĂȘtre ne serait pas drĂŽle. Enfin, ils choisirent l’aimantation de l’acier par le contact de la moelle Ă©piniĂšre. Bouvard, refoulant son Ă©motion, tendait sur une assiette des aiguilles Ă  PĂ©cuchet, qui les plantait contre les vertĂšbres. Elles se cassaient, glissaient, tombaient par terre ; il en prenait d’autres, et les enfonçait vivement, au hasard. Le chien rompit ses attaches, passa comme un boulet de canon par les carreaux, traversa la cour, le vestibule et se prĂ©senta dans la cuisine. Germaine poussa des cris en le voyant tout ensanglantĂ©, avec des ficelles autour des pattes. Ses maĂźtres, qui le poursuivaient, entrĂšrent au mĂȘme moment. Il fit un bond et disparut. La vieille servante les apostropha. — C’est encore une de vos bĂȘtises, j’en suis sĂ»re ! — Et ma cuisine, elle est propre ! — Ça le rendra peut-ĂȘtre enragĂ© ! On en fourre en prison qui ne vous valent pas ! Ils regagnĂšrent le laboratoire, pour Ă©prouver les aiguilles. Pas une n’attira la moindre limaille. Puis, l’hypothĂšse de Germaine les inquiĂ©ta. Il pouvait avoir la rage, revenir Ă  l’improviste, se prĂ©cipiter sur eux. Le lendemain, ils allĂšrent partout aux informations, et pendant plusieurs annĂ©es, ils se dĂ©tournaient dans la campagne, sitĂŽt qu’apparaissait un chien ressemblant Ă  celui-lĂ . Les autres expĂ©riences Ă©chouĂšrent. Contrairement aux auteurs, les pigeons qu’ils saignĂšrent, l’estomac plein ou vide, moururent dans le mĂȘme espace de temps. Des petits chats enfoncĂ©s sous l’eau pĂ©rirent au bout de cinq minutes ; et une oie, qu’ils avaient bourrĂ©e de garance, offrit des pĂ©riostes d’une entiĂšre blancheur. La nutrition les tourmentait. Comment se fait-il que le mĂȘme suc produise des os, du sang, de la lymphe et des matiĂšres excrĂ©mentielles ? Mais on ne peut suivre les mĂ©tamorphoses d’un aliment. L’homme qui n’use que d’un seul est chimiquement pareil Ă  celui qui en absorbe plusieurs. Vauquelin, ayant calculĂ© toute la chaux contenue dans l’avoine d’une poule, en retrouva davantage dans les coquilles de ses Ɠufs. Donc, il se fait une crĂ©ation de substance. De quelle maniĂšre ? on n’en sait rien. On ne sait mĂȘme pas quelle est la force du cƓur. Borelli admet celle qu’il faut pour soulever un poids de cent quatre-vingt mille livres, et Kiell l’évalue Ă  huit onces environ, d’oĂč ils conclurent que la physiologie est suivant un vieux mot le roman de la mĂ©decine. N’ayant pu la comprendre, ils n’y croyaient pas. Un mois se passa dans le dĂ©sƓuvrement. Puis ils songĂšrent Ă  leur jardin. L’arbre mort, Ă©talĂ© dans le milieu, Ă©tait gĂȘnant ; ils l’équarrirent. Cet exercice les fatigua. Bouvard avait, trĂšs souvent, besoin de faire arranger ses outils chez le forgeron. Un jour qu’il s’y rendait, il fut accostĂ© par un homme portant sur le dos un sac de toile, et qui lui proposa des almanachs, des livres pieux, des mĂ©dailles bĂ©nites, enfin le Manuel de la SantĂ©, par François Raspail. Cette brochure lui plut tellement, qu’il Ă©crivit Ă  Barberou de lui envoyer le grand ouvrage. Barberou l’expĂ©dia, et indiquait, dans sa lettre, une pharmacie pour les mĂ©dicaments. La clartĂ© de la doctrine les sĂ©duisit. Toutes les affections proviennent des vers. Ils gĂątent les dents, creusent les poumons, dilatent le foie, ravagent les intestins, et y causent des bruits. Ce qu’il y a de mieux pour s’en dĂ©livrer, c’est le camphre. Bouvard et PĂ©cuchet l’adoptĂšrent. Ils en prisaient, ils en croquaient et distribuaient des cigarettes, des flacons d’eau sĂ©dative et des pilules d’aloĂšs. Ils entreprirent mĂȘme la cure d’un bossu. C’était un enfant qu’ils avaient rencontrĂ© un jour de foire. Sa mĂšre, une mendiante, l’amenait chez eux tous les matins. Ils frictionnaient sa bosse avec de la graisse camphrĂ©e, y mettaient pendant vingt minutes un cataplasme de moutarde, puis la recouvraient de diachylum, et pour ĂȘtre sĂ»rs qu’il reviendrait, lui donnaient Ă  dĂ©jeuner. Ayant l’esprit tendu vers les helminthes, PĂ©cuchet observa sur la joue de Mme Bordin une tache bizarre. Le docteur, depuis longtemps, la traitait par les amers ; ronde au dĂ©but comme une piĂšce de vingt sols, cette tache avait grandi, et formait un cercle rose. Ils voulurent l’en guĂ©rir. Elle accepta, mais exigeait que ce fĂ»t Bouvard qui lui fĂźt les onctions. Elle se posait devant la fenĂȘtre, dĂ©grafait le haut de son corsage et restait la joue tendue, en le regardant avec un Ɠil qui aurait Ă©tĂ© dangereux sans la prĂ©sence de PĂ©cuchet. Dans les doses permises et malgrĂ© l’effroi du mercure ils administrĂšrent du calomel. Un mois plus tard, Mme Bordin Ă©tait sauvĂ©e. Elle leur fit de la propagande, et le percepteur des contributions, le secrĂ©taire de la mairie, le maire lui-mĂȘme, tout le monde dans Chavignolles suçait des tuyaux de plume. Cependant le bossu ne se redressait pas. Le percepteur lĂącha la cigarette, elle redoublait ses Ă©touffements. Foureau se plaignit des pilules d’aloĂšs qui lui occasionnaient des hĂ©morroĂŻdes ; Bouvard eut des maux d’estomac et PĂ©cuchet d’atroces migraines. Ils perdirent confiance dans Raspail, mais eurent soin de n’en rien dire, craignant de diminuer leur considĂ©ration. Et ils montrĂšrent beaucoup de zĂšle pour la vaccine, apprirent Ă  saigner sur des feuilles de chou, firent mĂȘme l’acquisition d’une paire de lancettes. Ils accompagnaient le mĂ©decin chez les pauvres, puis consultaient leurs livres. Les symptĂŽmes notĂ©s par les auteurs n’étaient pas ceux qu’ils venaient de voir. Quant aux noms des maladies, du latin, du grec, du français, une bigarrure de toutes les langues. On les compte par milliers, et la classification linnĂ©enne est bien commode, avec ses genres et ses espĂšces ; mais comment Ă©tablir les espĂšces ? Alors ils s’égarĂšrent dans la philosophie de la mĂ©decine. Ils rĂȘvaient sur l’archĂ©e de Van Helmont, le vitalisme, le Brownisme, l’organicisme ; demandaient au docteur d’oĂč vient le germe de la scrofule, vers quel endroit se porte le miasme contagieux, et le moyen, dans tous les cas morbides, de distinguer la cause de ses effets. — La cause et l’effet s’embrouillent, rĂ©pondait Vaucorbeil. Son manque de logique les dĂ©goĂ»ta, et ils visitĂšrent les malades tout seuls, pĂ©nĂ©trant dans les maisons, sous prĂ©texte de philanthropie. Au fond des chambres, sur de sales matelas, reposaient des gens dont la figure pendait d’un cĂŽtĂ© ; d’autres l’avaient bouffie et d’un rouge Ă©carlate, ou couleur de citron, ou bien violette, avec des les narines pincĂ©es, la bouche tremblante, et des rĂąles, des hoquets, des sueurs, des exhalaisons de cuir et de vieux fromage. Ils lisaient les ordonnances de leurs mĂ©decins, et Ă©taient fort surpris que les calmants soient parfois des excitants, les vomitifs des purgatifs, qu’un mĂȘme remĂšde convienne Ă  des affections diverses, et qu’une maladie s’en aille sous des traitements opposĂ©s. NĂ©anmoins ils donnaient des conseils, remontaient le moral, avaient l’audace d’ausculter. Leur imagination travaillait. Ils Ă©crivirent au Roi, pour qu’on Ă©tablĂźt dans le Calvados un institut de garde-malades, dont ils seraient les professeurs. Ils se transportĂšrent chez le pharmacien de Bayeux celui de Falaise leur en voulait toujours Ă  cause de son jujube, et ils l’engagĂšrent Ă  fabriquer comme les Anciens des pila purgatoria, c’est-Ă -dire des boulettes de mĂ©dicaments, qui, Ă  force d’ĂȘtre maniĂ©es, s’absorbent dans l’individu. D’aprĂšs ce raisonnement qu’en diminuant la chaleur on entrave les phlegmasies, ils suspendirent dans son fauteuil, aux poutrelles du plafond, une femme affectĂ©e de mĂ©ningite, et ils la balançaient Ă  tour de bras, quand le mari survenant les flanqua dehors. Enfin, au grand scandale de M. le curĂ©, ils avaient pris la mode nouvelle d’introduire les thermomĂštres dans les derriĂšres. Une fiĂšvre typhoĂŻde se rĂ©pandit aux environs ; Bouvard dĂ©clara qu’il ne s’en mĂȘlerait pas. Mais la femme de Gouy, leur fermier, vint gĂ©mir chez eux. Son homme Ă©tait malade depuis quinze jours, et M. Vaucorbeil le nĂ©gligeait. PĂ©cuchet se dĂ©voua. Taches lenticulaires sur la poitrine, douleurs aux articulations, ventre ballonnĂ©, langue rouge, c’étaient tous les symptĂŽmes de la dothiĂ©nentĂ©rie. Se rappelant le mot de Raspail qu’en ĂŽtant la diĂšte on supprime la fiĂšvre, il ordonna des bouillons, un peu de viande. Tout Ă  coup le docteur parut. Son malade Ă©tait en train de manger, deux oreillers derriĂšre le dos, entre la fermiĂšre et PĂ©cuchet qui le renforçaient. Il s’approcha du lit, et jeta l’assiette par la fenĂȘtre, en s’écriant — C’est un vĂ©ritable meurtre ! — Pourquoi ? — Vous perforez l’intestin, puisque la fiĂšvre typhoĂŻde est une altĂ©ration de sa membrane folliculaire. — Pas toujours ! Et une dispute s’engagea sur la nature de fiĂšvres. PĂ©cuchet croyait Ă  leur essence. Vaucorbeil les faisait dĂ©pendre des organes — Aussi j’éloigne tout ce qui peut surexciter ! — Mais la diĂšte affaiblit le principe vital ! — Qu’est-ce que vous me chantez avec votre principe vital ? Comment est-il ? qui l’a vu ? PĂ©cuchet s’embrouilla. — D’ailleurs, disait le mĂ©decin, Gouy ne veut pas de nourriture. Le malade fit un geste d’assentiment sous son bonnet de coton. — N’importe ! il en a besoin ! — Jamais ! son pouls donne quatre-vingt-dix-huit pulsations. — Qu’importent les pulsations ? Et PĂ©cuchet nomma ses autoritĂ©s. — Laissons les systĂšmes ! dit le docteur. PĂ©cuchet croisa les bras. — Vous ĂȘtes un empirique, alors ? — Nullement ! mais en observant
 — Et si on observe mal ? Vaucorbeil prit cette parole pour une allusion Ă  l’herpĂšs de Mme Bordin, histoire clabaudĂ©e par la veuve, et dont le souvenir l’agaçait. — D’abord, il faut avoir fait de la pratique. — Ceux qui ont rĂ©volutionnĂ© la science n’en faisaient pas ! Van Helmont, Boerhave, Broussais lui-mĂȘme. Vaucorbeil, sans rĂ©pondre, se pencha vers Gouy, et haussant la voix — Lequel de nous deux choisissez-vous pour mĂ©decin ? Le malade, somnolent, aperçut des visages en colĂšre, et se mit Ă  pleurer. Sa femme non plus ne savait que rĂ©pondre ; car l’un Ă©tait habile, mais l’autre avait peut-ĂȘtre un secret ? — TrĂšs bien ! dit Vaucorbeil, puisque vous balancez entre un homme nanti d’un diplĂŽme
 PĂ©cuchet ricana — Pourquoi riez-vous ? — C’est qu’un diplĂŽme n’est pas toujours un argument ! Le docteur Ă©tait attaquĂ© dans son gagne-pain, dans sa prĂ©rogative, dans son importance sociale. Sa colĂšre Ă©clata — Nous le verrons quand vous irez devant les tribunaux pour exercice illĂ©gal de la mĂ©decine ! Puis, se tournant vers la fermiĂšre — Faites-le tuer par monsieur tout Ă  votre aise, et que je sois pendu si je reviens jamais dans votre maison ! Et il s’enfonça sous la hĂȘtrĂ©e, en gesticulant avec sa canne. Bouvard, quand PĂ©cuchet rentra, Ă©tait lui-mĂȘme dans une grande agitation. Il venait de recevoir Foureau, exaspĂ©rĂ© par ses hĂ©morroĂŻdes. Vainement avait-il soutenu qu’elles prĂ©servent de toutes les maladies. Foureau, n’écoutant rien, l’avait menacĂ© de dommages et intĂ©rĂȘts. Il en perdait la tĂȘte. PĂ©cuchet lui conta l’autre histoire, qu’il jugeait plus sĂ©rieuse, et fut un peu choquĂ© de son indiffĂ©rence. Gouy, le lendemain, eut une douleur dans l’abdomen. Cela pouvait tenir Ă  l’ingestion de la nourriture. Peut-ĂȘtre que Vaucorbeil ne s’était pas trompĂ© ? Un mĂ©decin, aprĂšs tout, doit s’y connaĂźtre ! Et des remords assaillirent PĂ©cuchet. Il avait peur d’ĂȘtre homicide. Par prudence, ils congĂ©diĂšrent le bossu. Mais, Ă  cause du dĂ©jeuner lui Ă©chappant, sa mĂšre cria beaucoup. Ce n’était pas la peine de les avoir fait venir tous les jours de Barneval Ă  Chavignolles ! Foureau se calma et Gouy reprenait des forces. À prĂ©sent, la guĂ©rison Ă©tait certaine un tel succĂšs enhardit PĂ©cuchet. — Si nous travaillions les accouchements, avec un de ces mannequins
 — Assez de mannequins ! — Ce sont des demi-corps en peau, inventĂ©s pour les Ă©lĂšves sages-femmes. Il me semble que je retournerais le fƓtus ! Mais Bouvard Ă©tait las de la mĂ©decine. — Les ressorts de la vie nous sont cachĂ©s, les affections trop nombreuses, les remĂšdes problĂ©matiques, et on ne dĂ©couvre dans les auteurs aucune dĂ©finition raisonnable de la santĂ©, de la maladie, de la diathĂšse, ni mĂȘme du pus ! Cependant toutes ces lectures avaient Ă©branlĂ© leur cervelle. Bouvard, Ă  l’occasion d’un rhume, se figura qu’il commençait une fluxion de poitrine. Des sangsues n’ayant pas affaibli le point de cĂŽtĂ©, il eut recours Ă  un vĂ©sicatoire, dont l’action se porta sur les reins. Alors, il se crut attaquĂ© de la pierre. PĂ©cuchet prit une courbature Ă  l’élagage de la charmille, et vomit aprĂšs son dĂźner, ce qui l’effraya beaucoup ; puis, observant qu’il avait le teint un peu jaune, suspecta une maladie de foie, se demandait — Ai-je des douleurs ? Et finit par en avoir. S’attristant mutuellement, ils regardaient leur langue, se tĂątaient le pouls, changeaient d’eau minĂ©rale, se purgeaient et redoutaient le froid, la chaleur, le vent, la pluie, les mouches, principalement les courants d’air. PĂ©cuchet imagina que l’usage de la prise Ă©tait funeste. D’ailleurs, un Ă©ternĂ»ment occasionne parfois la rupture d’un anĂ©vrisme, et il abandonna la tabatiĂšre. Par habitude, il y plongeait les doigts ; puis, tout Ă  coup, se rappelait son imprudence. Comme le cafĂ© noir secoue les nerfs, Bouvard voulut renoncer Ă  la demi-tasse ; mais il dormait aprĂšs ses repas et avait peur en se rĂ©veillant, car le sommeil prolongĂ© est une menace d’apoplexie. Leur idĂ©al Ă©tait Cornaro, ce gentilhomme vĂ©nitien, qui, Ă  force de rĂ©gime, atteignit une extrĂȘme vieillesse. Sans l’imiter absolument, on peut avoir les mĂȘmes prĂ©cautions, et PĂ©cuchet tira de sa bibliothĂšque un Manuel d’hygiĂšne, par le docteur Morin. Comment avaient-ils fait pour vivre jusque-lĂ  ? Les plats qu’ils aimaient s’y trouvent dĂ©fendus. Germaine, embarrassĂ©e, ne savait plus que leur servir. Toutes les viandes ont des inconvĂ©nients. Le boudin et la charcuterie, le hareng saur, le homard et le gibier sont rĂ©fractaires ». Plus un poisson est gros, plus il contient de gĂ©latine, et, par consĂ©quent, est lourd. Les lĂ©gumes causent des aigreurs, le macaroni donne des rĂȘves, les fromages considĂ©rĂ©s gĂ©nĂ©ralement, sont d’une digestion difficile ». Un verre d’eau le matin est dangereux ». Chaque boisson ou comestible Ă©tant suivi d’un avertissement pareil, ou bien de ces mots mauvais ! — gardez-vous de l’abus ! — ne convient pas Ă  tout le monde ! » Pourquoi mauvais ? oĂč est l’abus ? comment savoir si telle chose vous convient ? Quel problĂšme que celui du dĂ©jeuner ! Ils quittĂšrent le cafĂ© au lait, sur sa dĂ©testable rĂ©putation, et ensuite le chocolat ; — car c’est un amas de substances indigestes ». Restait donc le thĂ©. Mais les personnes nerveuses doivent se l’interdire complĂštement ». Cependant Decker, au XVIIe siĂšcle, en prescrivait vingt dĂ©calitres par jour, afin de nettoyer les marais du pancrĂ©as. Ce renseignement Ă©branla Morin dans leur estime, d’autant plus qu’il condamne toutes les coiffures, chapeaux, bonnets et casquettes, exigence qui rĂ©volta PĂ©cuchet. Alors ils achetĂšrent le traitĂ© de Becquerel, oĂč ils virent que le porc est en soi-mĂȘme un bon aliment », le tabac d’une innocence parfaite, et le cafĂ© indispensable aux militaires ». Jusqu’alors ils avaient cru Ă  l’insalubritĂ© des endroits humides. Pas du tout ! Casper les dĂ©clare moins mortels que les autres. On ne se baigne pas dans la mer sans avoir rafraĂźchi sa peau ; BĂ©gin veut qu’on s’y jette en pleine transpiration. Le vin pur aprĂšs la soupe passe pour excellent Ă  l’estomac ; LĂ©vy l’accuse d’altĂ©rer les dents. Enfin, le gilet de flanelle, cette sauvegarde, ce tuteur de la santĂ©, ce palladium chĂ©ri de Bouvard et inhĂ©rent Ă  PĂ©cuchet, sans ambages ni crainte de l’opinion, des auteurs le dĂ©conseillent aux hommes plĂ©thoriques et sanguins. Qu’est-ce donc que l’hygiĂšne ? — VĂ©ritĂ© en deçà des PyrĂ©nĂ©es, erreur au delĂ  », affirme M. LĂ©vy, et Becquerel ajoute qu’elle n’est pas une science. Alors ils se commandĂšrent pour leur dĂźner des huĂźtres, un canard, du porc aux choux, de la crĂšme, un pont-l’évĂȘque et une bouteille de bourgogne. Ce fut un affranchissement, presque une revanche, et ils se moquaient de Cornaro ! Fallait-il ĂȘtre imbĂ©cile pour se tyranniser comme lui ! Quelle bassesse que de penser toujours au prolongement de son existence ! La vie n’est bonne qu’à condition d’en jouir. — Encore un morceau ? — Je veux bien. — Moi de mĂȘme ! — À ta santĂ© ! — À la tienne ! — Et fichons-nous du reste ! Ils s’exaltaient. Bouvard annonça qu’il voulait trois tasses de cafĂ©, bien qu’il ne fĂ»t pas un militaire. PĂ©cuchet, la casquette sur les oreilles, prisait coup sur coup, Ă©ternuait sans peur ; et, sentant le besoin d’un peu de champagne, ils ordonnĂšrent Ă  Germaine d’aller de suite au cabaret leur en acheter une bouteille. Le village Ă©tait trop loin. Elle refusa. PĂ©cuchet fut indignĂ©. — Je vous somme, entendez-vous ! je vous somme d’y courir. Elle obĂ©it, mais en bougonnant, rĂ©solue Ă  lĂącher bientĂŽt ses maĂźtres, tant ils Ă©taient incomprĂ©hensibles et fantasques. Puis, comme autrefois, ils allĂšrent prendre le gloria sur le vigneau. La moisson venait de finir, et des meules, au milieu des champs, dressaient leurs masses noires sur la couleur de la nuit bleuĂątre et douce. Les fermes Ă©taient tranquilles. On n’entendait mĂȘme plus les grillons. Toute la campagne dormait. Ils digĂ©raient en humant la brise, qui rafraĂźchissait leurs pommettes. Le ciel, trĂšs haut, Ă©tait couvert d’étoiles ; les unes brillent par groupes, d’autres Ă  la file, ou bien seules Ă  des intervalles Ă©loignĂ©s. Une zone de poussiĂšre lumineuse, allant du septentrion au midi, se bifurquait au-dessus de leurs tĂȘtes. Il y avait entre ces clartĂ©s de grands espaces vides, et le firmament semblait une mer d’azur, avec des archipels et des Ăźlots. — Quelle quantitĂ© ! s’écria Bouvard. — Nous ne voyons pas tout ! reprit PĂ©cuchet. DerriĂšre la voie lactĂ©e, ce sont les nĂ©buleuses ; au delĂ  des nĂ©buleuses, des Ă©toiles encore la plus voisine est sĂ©parĂ©e de nous par trois cents billions de myriamĂštres. Il avait regardĂ© souvent dans le tĂ©lescope de la place VendĂŽme et se rappelait les chiffres. — Le Soleil est un million de fois plus gros que la Terre, Sirius a douze fois la grandeur du Soleil, des comĂštes mesurent trente-quatre millions de lieues ! — C’est Ă  rendre fou, dit Bouvard. Il dĂ©plora son ignorance, et mĂȘme regrettait de n’avoir pas Ă©tĂ©, dans sa jeunesse, Ă  l’École polytechnique. Alors PĂ©cuchet, le tournant vers la Grande-Ourse, lui montra l’étoile polaire, puis CassiopĂ©e, dont la constellation forme un Y, VĂ©ga de la Lyre, toute scintillante, et, au bas de l’horizon, le rouge Aldebaran. Bouvard, la tĂȘte renversĂ©e, suivait pĂ©niblement les triangles, quadrilatĂšres et pentagones qu’il faut imaginer pour se reconnaĂźtre dans le ciel. PĂ©cuchet continua — La vitesse de la lumiĂšre est de quatre-vingt mille lieues dans une seconde. Un rayon de la voie lactĂ©e met six siĂšcles Ă  nous parvenir. Si bien qu’une Ă©toile, quand on l’observe, peut avoir disparu. Plusieurs sont intermittentes, d’autres ne reviennent jamais ; et elles changent de position ; tout s’agite, tout passe. — Cependant le Soleil est immobile ! — On le croyait autrefois. Mais, les savants, aujourd’hui, annoncent qu’il se prĂ©cipite vers la constellation d’Hercule ! Cela dĂ©rangeait les idĂ©es de Bouvard, et, aprĂšs une minute de rĂ©flexion — La science est faite suivant les donnĂ©es fournies par un coin de l’étendue. Peut-ĂȘtre ne convient-elle pas Ă  tout le reste qu’on ignore, qui est beaucoup plus grand, et qu’on ne peut dĂ©couvrir. Ils parlaient ainsi, debout sur le vigneau, Ă  la lueur des astres, et leurs discours Ă©taient coupĂ©s par de longs silences. Enfin ils se demandĂšrent s’il y avait des hommes dans les Ă©toiles. Pourquoi pas ? Et comme la crĂ©ation est harmonique, les habitants de Sirius devaient ĂȘtre dĂ©mesurĂ©s, ceux de Mars d’une taille moyenne, ceux de VĂ©nus trĂšs petits. À moins que ce ne soit partout la mĂȘme chose. Il existe lĂ -haut des commerçants, des gendarmes ; on y trafique, on s’y bat, on y dĂ©trĂŽne des rois. Quelques Ă©toiles filantes glissĂšrent tout Ă  coup, dĂ©crivant sur le ciel comme la parabole d’une monstrueuse fusĂ©e. — Tiens, dit Bouvard, voilĂ  des mondes qui disparaissent. PĂ©cuchet reprit — Si le nĂŽtre, Ă  son tour, faisait la cabriole, les citoyens des Ă©toiles ne seraient pas plus Ă©mus que nous ne le sommes maintenant. De pareilles idĂ©es vous renfoncent l’orgueil. — Quel est le but de tout cela ? — Peut-ĂȘtre qu’il n’y a pas de but. — Cependant
 Et PĂ©cuchet rĂ©pĂ©ta deux ou trois fois cependant » sans trouver rien de plus Ă  dire. — N’importe, je voudrais bien savoir comment l’univers s’est fait. — Cela doit ĂȘtre dans Buffon, rĂ©pondit Bouvard, dont les yeux se fermaient. Je n’en peux plus, je vais me coucher. Les Époques de la nature leur apprirent qu’une comĂšte, en heurtant le soleil, en avait dĂ©tachĂ© une portion, qui devint la terre. D’abord les pĂŽles s’étaient refroidis. Toutes les eaux avaient enveloppĂ© le globe ; elles s’étaient retirĂ©es dans les cavernes ; puis les continents se divisĂšrent, les animaux et l’homme parurent. La majestĂ© de la crĂ©ation leur causa un Ă©bahissement infini comme elle. Leur tĂȘte s’élargissait. Ils Ă©taient fiers de rĂ©flĂ©chir sur de si grands objets. Les minĂ©raux ne tardĂšrent pas Ă  les fatiguer, et ils recoururent, comme distraction, aux Harmonies de Bernardin de Saint-Pierre. Harmonies vĂ©gĂ©tales et terrestres, aĂ©riennes, aquatiques, humaines, fraternelles et mĂȘme conjugales, tout y passa, sans omettre les invocations Ă  VĂ©nus, aux ZĂ©phirs et aux Amours. Ils s’étonnaient que les poissons eussent des nageoires, les oiseaux des ailes, les semences une enveloppe ; pleins de cette philosophie qui dĂ©couvre dans la nature des intentions vertueuses et la considĂšre comme une espĂšce de saint Vincent de Paul toujours occupĂ© Ă  rĂ©pandre des bienfaits ! Ils admirĂšrent ensuite ses prodiges, les trombes, les volcans, les forĂȘts vierges, et ils achetĂšrent l’ouvrage de M. Depping sur les Merveilles et beautĂ©s de la nature en France. Le Cantal en possĂšde trois, l’HĂ©rault cinq, la Bourgogne deux, pas davantage, tandis que le DauphinĂ© compte Ă  lui seul jusqu’à quinze merveilles. Mais bientĂŽt on n’en trouvera plus. Les grottes Ă  stalactites se bouchent, les montagnes ardentes s’éteignent, les glaciĂšres naturelles s’échauffent, et les vieux arbres dans lesquels on disait la messe tombent sous la cognĂ©e de niveleurs ou sont en train de mourir. Puis leur curiositĂ© se tourna vers les bĂȘtes. Ils rouvrirent leur Buffon et s’extasiĂšrent devant les goĂ»ts bizarres de certains animaux. Mais tous les livres ne valant pas une observation personnelle, ils entraient dans les cours et demandaient aux laboureurs s’ils avaient vu des taureaux se joindre Ă  des juments, les cochons rechercher les vaches, et les mĂąles des perdrix commettre entre eux des turpitudes. — Jamais de la vie. On trouvait mĂȘme ces questions un peu drĂŽles pour des messieurs de leur Ăąge. Ils voulurent tenter des alliances anormales. La moins difficile est celle du bouc et de la brebis. Leur fermier ne possĂ©dait pas de bouc, une voisine prĂȘta le sien, et l’époque du rut Ă©tant venue, ils enfermĂšrent les deux bĂȘtes dans le pressoir en se cachant derriĂšre les futailles, pour que l’évĂ©nement pĂ»t s’accomplir en paix. Chacune d’abord mangea son petit tas de foin, puis elles ruminĂšrent ; la brebis se coucha, et elle bĂȘlait sans discontinuer, pendant que le bouc, d’aplomb sur ses jambes torses, avec sa grande barbe et ses oreilles pendantes, fixait sur eux ses prunelles, qui luisaient dans l’ombre. Enfin, le soir du troisiĂšme jour, ils jugĂšrent convenable de faciliter la nature ; mais le bouc, se retournant contre PĂ©cuchet, lui flanqua un coup de cornes au bas du ventre. La brebis, saisie de peur, se mit Ă  tourner dans le pressoir comme dans un manĂšge. Bouvard courut aprĂšs, se jeta dessus pour la retenir, et tomba par terre avec des poignĂ©es de laine dans les deux mains. Ils renouvelĂšrent leurs tentatives sur des poules et un canard, sur un dogue et une truie, avec l’espoir qu’il en sortirait des monstres, ne comprenant rien Ă  la question de l’espĂšce. Ce mot dĂ©signe un groupe d’individus dont les descendants se reproduisent ; mais des animaux classĂ©s comme d’espĂšces diffĂ©rentes peuvent se reproduire, et d’autres, compris dans la mĂȘme, en ont perdu la facultĂ©. Ils se flattĂšrent d’obtenir lĂ -dessus des idĂ©es nettes en Ă©tudiant le dĂ©veloppement des germes, et PĂ©cuchet Ă©crivit Ă  Dumouchel pour avoir un microscope. Tour Ă  tour ils mirent sur la plaque de verre des cheveux, du tabac, des ongles, une patte de mouche ; mais ils avaient oubliĂ© la goutte d’eau indispensable ; c’était, d’autres fois, la petite lamelle, et ils se poussaient, dĂ©rangeaient l’instrument ; puis, n’apercevant que du brouillard, accusaient l’opticien. Ils en arrivĂšrent Ă  douter du microscope. Les dĂ©couvertes qu’on lui attribue ne sont peut-ĂȘtre pas si positives ? Dumouchel, en leur adressant la facture, les pria de recueillir Ă  son intention des ammonites et des oursins, curiositĂ©s dont il Ă©tait toujours amateur, et frĂ©quentes dans leur pays. Pour les exciter Ă  la gĂ©ologie, il leur envoyait les Lettres de Bertrand avec le Discours de Cuvier sur les rĂ©volutions du globe. AprĂšs ces deux lectures, ils se figurĂšrent les choses suivantes D’abord une immense nappe d’eau, d’oĂč Ă©mergeaient des promontoires tachetĂ©s par des lichens, et pas un ĂȘtre vivant, pas un cri. C’était un monde silencieux, immobile et nu ; puis de longues plantes se balançaient dans un brouillard qui ressemblait Ă  la vapeur d’une Ă©tuve. Un soleil tout rouge surchauffait l’atmosphĂšre humide. Alors des volcans Ă©clatĂšrent, les roches ignĂ©es jaillissaient des montagnes, et la pĂąte des porphyres et des basaltes, qui coulait, se figea. TroisiĂšme tableau dans des mers peu profondes, des Ăźles de madrĂ©pores ont surgi ; un bouquet de palmiers, de place en place, les domine. Il y a des coquilles pareilles Ă  des roues de chariot, des tortues qui ont trois mĂštres, des lĂ©zards de soixante pieds ; des amphibies allongent entre les roseaux leur col d’autruche Ă  mĂąchoire de crocodile ; des serpents ailĂ©s s’envolent. Enfin, sur les grands continents, de grands mammifĂšres parurent, les membres difformes comme des piĂšces de bois mal Ă©quarries, le cuir plus Ă©pais que des plaques de bronze, ou bien velus, lippus, avec des criniĂšres et des dĂ©fenses contournĂ©es. Des troupeaux de mammouths broutaient les plaines oĂč fut depuis l’Atlantique ; le palĂ©othĂ©rium, moitiĂ© cheval, moitiĂ© tapir, bouleversait de son groin les fourmiliĂšres de Montmartre, et le cervus giganteus tremblait sous les chĂątaigniers Ă  la voix de l’ours des cavernes, qui faisait japper dans sa taniĂšre le chien de Beaugency, trois fois haut comme un loup. Toutes ces Ă©poques avaient Ă©tĂ© sĂ©parĂ©es les unes des autres par des cataclysmes, dont le dernier Ă©tait notre dĂ©luge. C’était comme une fĂ©erie en plusieurs actes, ayant l’homme pour apothĂ©ose. Ils furent stupĂ©faits d’apprendre qu’il existait sur des pierres des empreintes de libellules, de pattes d’oiseaux ; et, ayant feuilletĂ© un des manuels Roret, ils cherchĂšrent des fossiles. Un aprĂšs-midi, comme ils retournaient des silex au milieu de la grande route, M. le curĂ© passa, et, les abordant d’une voix pateline — Ces messieurs s’occupent de gĂ©ologie ? Fort bien. Car il estimait cette science. Elle confirme l’autoritĂ© des Écritures en prouvant le dĂ©luge. Bouvard parla des coprolithes, lesquels sont des excrĂ©ments de bĂȘtes, pĂ©trifiĂ©s. L’abbĂ© Jeufroy parut surpris du fait ; aprĂšs tout, s’il avait lieu, c’était une raison de plus d’admirer la Providence. PĂ©cuchet avoua que leurs enquĂȘtes jusqu’alors n’avaient pas Ă©tĂ© fructueuses ; et cependant les environs de Falaise, comme tous les terrains jurassiques, devaient abonder en dĂ©bris d’animaux. — J’ai entendu dire, rĂ©pliqua l’abbĂ© Jeufroy, qu’autrefois on avait trouvĂ© Ă  Villers la mĂąchoire d’un Ă©lĂ©phant. Du reste, un de ses amis, M. Larsoneur, avocat, membre du barreau de Lisieux et archĂ©ologue, leur fournirait peut-ĂȘtre des renseignements ! Il avait fait une histoire de Port-en-Bessin, oĂč Ă©tait notĂ©e la dĂ©couverte d’un crocodile. Bouvard et PĂ©cuchet Ă©changĂšrent un coup d’Ɠil ; le mĂȘme espoir leur Ă©tait venu ; et malgrĂ© la chaleur, ils restĂšrent debout pendant longtemps, Ă  interroger l’ecclĂ©siastique, qui s’abritait sous un parapluie de coton bleu. Il avait le bas du visage un peu lourd, avec le nez pointu, souriait continuellement, ou penchait la tĂȘte en fermant les paupiĂšres. La cloche de l’église tinta l’angĂ©lus. — Bien le bonsoir, messieurs ! Vous permettez, n’est-ce pas ? RecommandĂ©s par lui, ils attendirent durant trois semaines la rĂ©ponse de Larsoneur. Enfin elle arriva. L’homme de Villers qui avait dĂ©terrĂ© la dent de mastodonte s’appelait Louis Bloche ; les dĂ©tails manquaient. Quant Ă  son histoire, elle occupait un des volumes de l’AcadĂ©mie Lexovienne, et il ne prĂȘtait point son exemplaire, dans la peur de dĂ©pareiller sa collection. Pour ce qui Ă©tait de l’alligator, on l’avait dĂ©couvert au mois de novembre 1825, sous la falaise des Hachettes, Ă  Sainte-Honorine, prĂšs de Port-en-Bessin, arrondissement de Bayeux. Suivaient des compliments. L’obscuritĂ© enveloppant le mastodonte irrita le dĂ©sir de PĂ©cuchet. Il aurait voulu se rendre tout de suite Ă  Villers. Bouvard objecta que, pour s’épargner un dĂ©placement peut-ĂȘtre inutile, et Ă  coup sĂ»r dispendieux, il convenait de prendre des informations, et ils Ă©crivirent au maire de l’endroit une lettre, oĂč ils lui demandaient ce qu’était devenu un certain Louis Bloche. Dans l’hypothĂšse de sa mort, ses descendants ou collatĂ©raux pouvaient-ils les instruire sur sa prĂ©cieuse dĂ©couverte ? Quand il la fit, Ă  quelle place de la commune gisait ce document des Ăąges primitifs ? Avait-on des chances d’en trouver d’analogues ? Quel Ă©tait, par jour, le prix d’un homme ou d’une charrette ? Et ils eurent beau s’adresser Ă  l’adjoint, puis au premier conseiller municipal, ils ne reçurent de Villers aucune nouvelle. Sans doute les habitants Ă©taient jaloux de leurs fossiles ? À moins qu’ils ne les vendissent aux Anglais. Le voyage des Hachettes fut rĂ©solu. Bouvard et PĂ©cuchet prirent la diligence de Falaise pour Caen. Ensuite une carriole les transporta de Caen Ă  Bayeux ; de Bayeux ils allĂšrent Ă  pied jusqu’à Port-en-Bessin. On ne les avait pas trompĂ©s. La cĂŽte des Hachettes offrait des cailloux bizarres, et, sur les indications de l’aubergiste, ils atteignirent la grĂšve. La marĂ©e Ă©tant basse, elle dĂ©couvrait tous ses galets, avec une prairie de goĂ©mons jusqu’aux bords des flots. Des vallonnements herbeux dĂ©coupaient la falaise, composĂ©e d’une terre molle et brune et qui, se durcissant, devenait, dans ses strates infĂ©rieures, une muraille de pierre grise. Des filets d’eau en tombaient sans discontinuer, pendant que la mer, au loin, grondait. Elle semblait parfois suspendre son battement ; et on n’entendait plus que le petit bruit des sources. Ils titubaient sur des herbes gluantes, ou bien ils avaient Ă  sauter des trous. Bouvard s’assit prĂšs du rivage, et contempla les vagues, ne pensant Ă  rien, fascinĂ©, inerte. PĂ©cuchet le ramena vers la cĂŽte pour lui faire voir un ammonite incrustĂ© dans la roche, comme un diamant dans sa gangue. Leurs ongles s’y brisĂšrent, il aurait fallu des instruments, la nuit venait d’ailleurs. Le ciel Ă©tait empourprĂ© Ă  l’occident et toute la plage couverte d’une ombre. Au milieu des varechs presque noirs, les flaques d’eau s’élargissaient. La mer montait vers eux ; il Ă©tait temps de rentrer. Le lendemain dĂšs l’aube, avec une pioche et un pic, ils attaquĂšrent leur fossile dont l’enveloppe Ă©clata. C’était un ammonites nodosus », rongĂ© par les bouts, mais pesant bien seize livres, et PĂ©cuchet, dans l’enthousiasme, s’écria — Nous ne pouvons pas faire moins que de l’offrir Ă  Dumouchel ! Puis ils rencontrĂšrent des Ă©ponges, des tĂ©rĂ©bratules, des orques, et pas de crocodile ! À son dĂ©faut, ils espĂ©raient une vertĂšbre d’hippopotame ou d’ichtyosaure, n’importe quel ossement contemporain du dĂ©luge, quand ils distinguĂšrent Ă  hauteur d’homme, contre la falaise, des contours qui figuraient le galbe d’un poisson gigantesque. Ils dĂ©libĂ©rĂšrent sur les moyens de l’obtenir. Bouvard le dĂ©gagerait par le haut, tandis que PĂ©cuchet, en dessous, dĂ©molirait la roche pour le faire descendre doucement, sans l’abĂźmer. Comme ils reprenaient haleine, ils virent au-dessus de leur tĂȘte, dans la campagne, un douanier en manteau, qui gesticulait d’un air de commandement. — Eh bien ! quoi ! fiche-nous la paix. Et ils continuĂšrent leur besogne ; Bouvard sur la pointe des orteils, tapant avec sa pioche ; PĂ©cuchet, les reins pliĂ©s, creusant avec son pic. Mais le douanier reparut plus bas, dans un vallon, en multipliant les signaux ; ils s’en moquaient bien ! Un corps ovale se bombait sous la terre amincie, et penchait, allait glisser. Un autre individu, avec un sabre, se montra tout Ă  coup. — Vos passeports ? C’était le garde champĂȘtre en tournĂ©e, et au mĂȘme moment survint l’homme de la douane, accouru par une ravine. — Empoignez-les, pĂšre Morin ! ou la falaise va s’écrouler ! — C’est dans un but scientifique, rĂ©pondit PĂ©cuchet. Alors une masse tomba, en les frĂŽlant de si prĂšs, tous les quatre, qu’un peu plus ils Ă©taient morts. Quand la poussiĂšre fut dissipĂ©e, ils reconnurent un mĂąt de navire, qui s’émietta sous la botte du douanier. Bouvard dit en soupirant — Nous ne faisions pas grand mal ! — On ne doit rien faire dans les limites du GĂ©nie ! reprit le garde champĂȘtre. D’abord qui ĂȘtes-vous pour que je vous dresse procĂšs ? PĂ©cuchet se rebiffa, criant Ă  l’injustice. — Pas de raisons ! suivez-moi ! DĂšs qu’ils arrivĂšrent sur le port, une foule de gamins les escorta. Bouvard, rouge comme un coquelicot, affectait un air digne ; PĂ©cuchet, trĂšs pĂąle, lançait des regards furieux ; et ces deux Ă©trangers, portant des cailloux dans leurs mouchoirs, n’avaient pas bonne figure. Provisoirement, on les colloqua dans l’auberge, dont le maĂźtre, sur le seuil, barrait l’entrĂ©e. Puis le maçon rĂ©clama ses outils. Ils les payĂšrent, encore des frais ! et le garde champĂȘtre ne revenait pas ! pourquoi ? Enfin un monsieur, qui avait la croix d’honneur, les dĂ©livra ; et ils s’en allĂšrent, ayant donnĂ© leurs noms, prĂ©noms et domicile, avec l’engagement d’ĂȘtre Ă  l’avenir plus circonspects. Outre un passeport, il leur manquait bien des choses, et, avant d’entreprendre des explorations nouvelles, ils consultĂšrent le Guide du voyageur gĂ©ologue, par BonĂ©. Il faut avoir, premiĂšrement, un bon havresac de soldat, puis une chaĂźne d’arpenteur, une lime, des pinces, une boussole et trois marteaux, passĂ©s dans une ceinture qui se dissimule sous la redingote et vous prĂ©serve ainsi de cette apparence originale, que l’on doit Ă©viter en voyage ». Comme bĂąton, PĂ©cuchet adopta franchement le bĂąton de touriste, haut de six pieds, Ă  longue pointe de fer. Bouvard prĂ©fĂ©rait une canne-parapluie ou parapluie-polybranches, dont le pommeau se retire pour agrafer la soie, contenue Ă  part dans un petit sac. Ils n’oubliĂšrent pas de forts souliers avec des guĂȘtres, chacun deux paires de bretelles, Ă  cause de la transpiration », et, bien qu’on ne puisse se prĂ©senter partout en casquette », ils reculĂšrent devant la dĂ©pense d’un de ces chapeaux qui se plient, et qui portent le nom du chapelier Gibus, leur inventeur ». Le mĂȘme ouvrage donne des prĂ©ceptes de conduite Savoir la langue du pays que l’on visitera » ; ils la savaient. Garder une tenue modeste » ; c’était leur usage. Ne pas avoir trop d’argent sur soi » ; rien de plus simple. Enfin, pour s’épargner toutes sortes d’embarras, il est bon de prendre la qualitĂ© d’ingĂ©nieur ! ». — Eh bien ! nous la prendrons ! Ainsi prĂ©parĂ©s, ils commencĂšrent leurs courses, Ă©taient absents quelquefois pendant huit jours, passaient leur vie au grand air. TantĂŽt, sur les bords de l’Orne, ils apercevaient, dans une dĂ©chirure, des pans de rocs dressant leurs lames obliques entre des peupliers et des bruyĂšres, ou bien ils s’attristaient de ne rencontrer le long du chemin que des couches d’argile. Devant un paysage, ils n’admiraient ni la sĂ©rie des plans, ni la profondeur des lointains, ni les ondulations de la verdure, mais ce qu’on ne voyait pas, le dessous, la terre ; et toutes les collines Ă©taient pour eux encore une preuve du dĂ©luge. À la manie du dĂ©luge succĂ©da celle des blocs erratiques. Les grosses pierres, seules dans les champs, devaient provenir de glaciers disparus, et ils cherchaient des moraines et des faluns. Plusieurs fois on les prit pour des porte-balles, vu leur accoutrement ; et quand ils avaient rĂ©pondu qu’ils Ă©taient des ingĂ©nieurs », une crainte leur venait l’usurpation d’un titre pareil pouvait leur attirer des dĂ©sagrĂ©ments. À la fin du jour, ils haletaient sous le poids de leurs Ă©chantillons, mais intrĂ©pides, les rapportaient chez eux. Il y en avait le long des marches, dans l’escalier, dans la chambre, dans la salle, dans la cuisine, et Germaine se lamentait sur la quantitĂ© de poussiĂšre. Ce n’était pas une mince besogne, avant de coller les Ă©tiquettes, que de savoir le nom des roches ; la variĂ©tĂ© des couleurs et du grenu leur faisait confondre l’argile avec la marne, le granit et le gneiss, le quartz et le calcaire. Et puis la nomenclature les irritait. Pourquoi dĂ©vonien, cambrien, jurassique, comme si les terres dĂ©signĂ©es par ces mots n’étaient pas ailleurs qu’en Devonshire, prĂšs de Cambridge, et dans le Jura ? Impossible de s’y reconnaĂźtre ; ce qui est systĂšme pour l’un est pour l’autre un Ă©tage, pour un troisiĂšme une simple assise. Les feuillets des couches s’entremĂȘlent, s’embrouillent ; mais Omalius d’Halloy vous prĂ©vient qu’il ne faut pas croire aux divisions gĂ©ologiques. Cette dĂ©claration les soulagea, et quand ils eurent vu des calcaires Ă  polypiers dans la plaine de Caen, des phyllades Ă  Balleroy, du kaolin Ă  Saint-Blaise, de l’oolithe partout, et cherchĂ© de la houille Ă  Cartigny et du mercure Ă  la Chapelle-en-Juger, prĂšs Saint-LĂŽ, ils dĂ©cidĂšrent une excursion plus lointaine, un voyage au Havre, pour Ă©tudier le quartz pyromaque et l’argile de Kimmeridge. À peine descendus du paquebot, ils demandĂšrent le chemin qui conduit sous les phares ; des Ă©boulements l’obstruaient, il Ă©tait dangereux de s’y hasarder. Un loueur de voiture les accosta et leur offrit des promenades aux environs Ingouville, Octeville, FĂ©camp, Lillebonne, Rome s’il le fallait ». Ses prix Ă©taient dĂ©raisonnables, mais le nom de FĂ©camp les avait frappĂ©s ; en se dĂ©tournant un peu sur la route, on pouvait voir Étretat, et ils prirent la gondole de FĂ©camp pour se rendre au plus loin d’abord. Dans la gondole, Bouvard et PĂ©cuchet firent la conversation avec trois paysans, deux bonnes femmes, un sĂ©minariste, et n’hĂ©sitĂšrent pas Ă  se qualifier d’ingĂ©nieurs. On s’arrĂȘta devant le bassin. Ils gagnĂšrent la falaise, et cinq minutes aprĂšs la frĂŽlĂšrent pour Ă©viter une grande flaque d’eau avançant comme un golfe au milieu du rivage. Ensuite, ils virent une arcade qui s’ouvrait sur une grotte profonde ; elle Ă©tait sonore, trĂšs claire, pareille Ă  une Ă©glise, avec des colonnes de haut en bas et un tapis de varech tout le long de ses dalles. Cet ouvrage de la nature les Ă©tonna, et, continuant leur chemin en ramassant des coquilles, ils s’élevĂšrent Ă  des considĂ©rations sur l’origine du monde. Bouvard penchait vers le neptunisme ; PĂ©cuchet, au contraire, Ă©tait plutonien. Le feu central avait brisĂ© la croĂ»te du globe, soulevĂ© les terrains, fait des crevasses. C’est comme une mer intĂ©rieure ayant son flux et reflux, ses tempĂȘtes ; une mince pellicule nous en sĂ©pare. On ne dormirait pas si l’on songeait Ă  tout ce qu’il y a sous nos talons. Cependant le feu central diminue et le soleil s’affaiblit, si bien que la terre un jour pĂ©rira de refroidissement. Elle deviendra stĂ©rile ; tout le bois et toute la houille se seront convertis en acide carbonique, et aucun ĂȘtre ne pourra subsister. — Nous n’y sommes pas encore, dit Bouvard. — EspĂ©rons-le, reprit PĂ©cuchet. N’importe, cette fin du monde, si lointaine qu’elle fĂ»t, les assombrit, et, cĂŽte Ă  cĂŽte, ils marchaient silencieusement sur les galets. La falaise, perpendiculaire, toute blanche et rayĂ©e en noir, çà et lĂ , par des lignes de silex, s’en allait vers l’horizon, telle que la courbe d’un rempart ayant cinq lieues d’étendue. Un vent d’est, Ăąpre et froid, soufflait. Le ciel Ă©tait gris, la mer verdĂątre et comme enflĂ©e. Du sommet des roches, des oiseaux s’envolaient, tournoyaient, rentraient vite dans leurs trous. Quelquefois une pierre, se dĂ©tachant, rebondissait de place en place avant de descendre jusqu’à eux. PĂ©cuchet poursuivait Ă  haute voix ses pensĂ©es — À moins que la terre ne soit anĂ©antie par un cataclysme ! On ignore la longueur de notre pĂ©riode. Le feu central n’a qu’à dĂ©border. — Pourtant il diminue. — Cela n’empĂȘche pas ses explosions d’avoir produit l’üle Julia, le Monte-Nuovo, bien d’autres encore. Bouvard se rappelait avoir lu ces dĂ©tails dans Bertrand. — Mais de pareils bouleversements n’arrivent pas en Europe. — Mille excuses, tĂ©moin celui de Lisbonne. Quant Ă  nos pays, les mines de houille et de pyrite martiale sont nombreuses et peuvent trĂšs bien, en se dĂ©composant, former les bouches volcaniques. Les volcans, d’ailleurs, Ă©clatent toujours prĂšs de la mer. Bouvard promena sa vue sur les flots, et crut distinguer au loin une fumĂ©e qui montait vers le ciel. — Puisque l’üle Julia, reprit PĂ©cuchet, a disparu, des terrains produits par la mĂȘme cause auront peut-ĂȘtre le mĂȘme sort. Un Ăźlot de l’Archipel est aussi important que la Normandie, et mĂȘme que l’Europe. Bouvard se figura l’Europe engloutie dans un abĂźme. — Admets, dit PĂ©cuchet, qu’un tremblement de terre ait lieu sous la Manche ; les eaux se ruent dans l’Atlantique ; les cĂŽtes de la France et de l’Angleterre, en chancelant sur leur base, s’inclinent, se rejoignent, et v’lan ! tout l’entre-deux est Ă©crasĂ©. Au lieu de rĂ©pondre, Bouvard se mit Ă  marcher tellement vite qu’il fut bientĂŽt Ă  cent pas de PĂ©cuchet. Étant seul, l’idĂ©e d’un cataclysme le troubla. Il n’avait pas mangĂ© depuis le matin ses tempes bourdonnaient. Tout Ă  coup le sol lui parut tressaillir et la falaise, au-dessus de sa tĂȘte, pencher par le sommet. À ce moment, une pluie de graviers dĂ©roula d’en haut. PĂ©cuchet l’aperçut qui dĂ©talait avec violence, comprit sa terreur, cria de loin — ArrĂȘte ! arrĂȘte ! la pĂ©riode n’est pas accomplie. Et pour le rattraper, il faisait des sauts Ă©normes, avec son bĂąton de touriste, tout en vocifĂ©rant — La pĂ©riode n’est pas accomplie ! la pĂ©riode n’est pas accomplie ! Bouvard, en dĂ©mence, courait toujours. Le parapluie polybranches tomba, les pans de sa redingote s’envolaient, le havresac ballottait Ă  son dos. C’était comme une tortue avec des ailes qui aurait galopĂ© parmi les roches ; une plus grosse le cacha. PĂ©cuchet y parvint hors d’haleine, ne vit personne, puis retourna en arriĂšre pour gagner les champs par une valleuse » que Bouvard avait prise, sans doute. Ce raidillon Ă©troit Ă©tait taillĂ© Ă  grandes marches dans la falaise, de la largeur de deux hommes, et luisant comme de l’albĂątre poli. À cinquante pieds d’élĂ©vation, PĂ©cuchet voulut descendre. La mer battant son plein, il se remit Ă  grimper. Au second tournant, quand il aperçut le vide, la peur le glaça. À mesure qu’il approchait du troisiĂšme, ses jambes devenaient molles. Les couches de l’air vibraient autour de lui, une crampe le pinçait Ă  l’épigastre ; il s’assit par terre, les yeux fermĂ©s, n’ayant plus conscience que des battements de son cƓur qui l’étouffaient ; puis il jeta son bĂąton de touriste, et avec les genoux et les mains reprit son ascension. Mais les trois marteaux tenus Ă  la ceinture lui entraient dans le ventre ; les cailloux dont ses poches Ă©taient bourrĂ©es tapaient ses flancs ; la visiĂšre de sa casquette l’aveuglait ; le vent redoublait de force. Enfin il atteignit le plateau et y trouva Bouvard, qui Ă©tait montĂ© plus loin, par une valleuse moins difficile. Une charrette les recueillit. Ils oubliĂšrent Étretat. Le lendemain soir, au Havre, en attendant le paquebot, ils virent au bas d’un journal, un feuilleton intitulĂ© De l’enseignement de la gĂ©ologie. Cet article, plein de faits, exposait la question comme elle Ă©tait comprise Ă  l’époque. Jamais il n’y eut un cataclysme complet du globe, mais la mĂȘme espĂšce n’a pas toujours la mĂȘme durĂ©e, et s’éteint plus vite dans tel endroit que dans tel autre. Des terrains de mĂȘme Ăąge contiennent des fossiles diffĂ©rents, comme des dĂ©pĂŽts trĂšs Ă©loignĂ©s en renferment de pareils. Les fougĂšres d’autrefois sont identiques aux fougĂšres d’à prĂ©sent. Beaucoup de zoophytes contemporains se retrouvent dans les couches les plus anciennes. En rĂ©sumĂ©, les modifications actuelles expliquent les bouleversements antĂ©rieurs. Les mĂȘmes causes agissent toujours, la Nature ne fait pas de sauts, et les pĂ©riodes, affirme Brongniart, ne sont aprĂšs tout que des abstractions. Cuvier, jusqu’à prĂ©sent, leur avait apparu dans l’éclat d’une aurĂ©ole, au sommet d’une science indiscutable. Elle Ă©tait sapĂ©e. La CrĂ©ation n’avait plus la mĂȘme discipline, et leur respect pour ce grand homme diminua. Par des biographies et des extraits, ils apprirent quelque chose des doctrines de Lamarck et de Geoffroy Saint-Hilaire. Tout cela contrariait les idĂ©es reçues, l’autoritĂ© de l’Église. Bouvard en Ă©prouva comme l’allĂ©gement d’un joug brisĂ©. — Je voudrais voir, maintenant, ce que le citoyen Jeufroy me rĂ©pondrait sur le dĂ©luge ! Ils le trouvĂšrent dans son petit jardin, oĂč il attendait les membres du conseil de fabrique, qui devaient se rĂ©unir tout Ă  l’heure pour l’acquisition d’une chasuble. — Ces messieurs souhaitent
 ? — Un Ă©claircissement, s’il vous plaĂźt. Et Bouvard commença — Que signifiaient, dans la GenĂšse, l’abĂźme qui se rompit » et les cataractes du ciel » ? Car un abĂźme ne se rompt pas, et le ciel n’a point de cataractes ! L’abbĂ© ferma les paupiĂšres, puis rĂ©pondit qu’il fallait distinguer toujours entre le sens et la lettre. Des choses, qui d’abord vous choquent, deviennent lĂ©gitimes en les approfondissant. — TrĂšs bien ! mais comment expliquer la pluie qui dĂ©passait les plus hautes montagnes, lesquelles mesurent deux lieues ! Y pensez-vous ? deux lieues ! une Ă©paisseur d’eau ayant deux lieues ! Et le maire, survenant, ajouta — Saprelotte, quel bain ! — Convenez, dit Bouvard, que MoĂŻse exagĂšre diablement. Le curĂ© avait lu Bonald, et rĂ©pliqua — J’ignore ses motifs ; c’était, sans doute, pour inspirer un effroi salutaire aux peuples qu’il dirigeait ! — Enfin cette masse d’eau, d’oĂč venait-elle ? — Que sais-je ! L’air s’était changĂ© en pluie, comme il arrive tous les jours. Par la porte du jardin, on vit entrer M. Girbal, directeur des contributions, avec le capitaine Heurteaux, propriĂ©taire ; et Beljambe l’aubergiste donnait le bras Ă  Langlois l’épicier, qui marchait pĂ©niblement Ă  cause de son catarrhe. PĂ©cuchet, sans souci d’eux, prit la parole — Pardon, monsieur Jeufroy. Le poids de l’atmosphĂšre, la science nous le dĂ©montre, est Ă©gal Ă  celui d’une masse d’eau qui ferait autour du globe une enveloppe de dix mĂštres. Par consĂ©quent, si tout l’air condensĂ© tombait dessus Ă  l’état liquide, il augmenterait bien peu la masse des eaux existantes. Et les fabriciens ouvraient de grands yeux, Ă©coutaient. Le curĂ© s’impatienta. — Nierez-vous qu’on ait trouvĂ© des coquilles sur les montagnes ? Qui les y a mises, sinon le dĂ©luge ? Elles n’ont pas coutume, je crois, de pousser toutes seules dans la terre comme des carottes ! Et ce mot ayant fait rire l’assemblĂ©e, il ajouta en pinçant les lĂšvres — À moins que ce ne soit encore une des dĂ©couvertes de la science ? Bouvard voulut rĂ©pondre par le soulĂšvement des montagnes, la thĂ©orie d’Élie de Beaumont. — Connais pas, rĂ©pondit l’abbĂ©. Foureau s’empressa de dire — Il est de Caen ! Je l’ai vu une fois Ă  la PrĂ©fecture ! — Mais si votre dĂ©luge, repartit Bouvard, avait charriĂ© des coquilles, on les trouverait brisĂ©es Ă  la surface, et non Ă  des profondeurs de trois cents mĂštres quelquefois. Le prĂȘtre se rejeta sur la vĂ©racitĂ© des Écritures, la tradition du genre humain, et les animaux dĂ©couverts dans la glace, en SibĂ©rie. Cela ne prouve pas que l’homme ait vĂ©cu en mĂȘme temps qu’eux ! La Terre, selon PĂ©cuchet, Ă©tait considĂ©rablement plus vieille. — Le Delta du Mississipi remonte Ă  des dizaines de milliers d’annĂ©es. L’époque actuelle en a cent mille, pour le moins. Les listes de ManĂ©thon
 Le comte de Faverges s’avança. Tous firent silence Ă  son approche. — Continuez, je vous prie ! Que disiez-vous ? — Ces messieurs me querellaient, rĂ©pondit l’abbĂ©. — À propos de quoi ? — Sur la sainte Écriture, monsieur le comte ! Bouvard, de suite, allĂ©gua qu’ils avaient droit, comme gĂ©ologues, Ă  discuter religion. — Prenez garde, dit le comte ; vous savez le mot, cher monsieur un peu de science en Ă©loigne, beaucoup y ramĂšne. Et d’un ton Ă  la fois hautain et paternel — Croyez-moi ! vous y reviendrez ! vous y reviendrez ! — Peut-ĂȘtre ! mais que penser d’un livre oĂč l’on prĂ©tend que la lumiĂšre a Ă©tĂ© créée avant le soleil, comme si le soleil n’était pas la seule cause de la lumiĂšre ! — Vous oubliez celle qu’on appelle borĂ©ale, dit l’ecclĂ©siastique. Bouvard, sans rĂ©pondre Ă  l’objection, nia fortement qu’elle ait pu ĂȘtre d’un cĂŽtĂ© et les tĂ©nĂšbres de l’autre ; qu’il y ait eu un soir et un matin, quand les astres n’existaient pas, et que les animaux aient apparu tout Ă  coup, au lieu de se former par cristallisation. Comme les allĂ©es Ă©taient trop petites, en gesticulant, on marchait dans les plates-bandes. Langlois fut pris d’une quinte de toux. Le capitaine criait — Vous ĂȘtes des rĂ©volutionnaires ! Girbal — La paix ! la paix ! Le prĂȘtre — Quel matĂ©rialisme ! Foureau — Occupons-nous plutĂŽt de notre chasuble ! — Non ! Laissez-moi parler ! Et Bouvard, s’échauffant, alla jusqu’à dire que l’homme descendait du singe ! Tous les fabriciens se regardĂšrent, fort Ă©bahis et comme pour s’assurer qu’ils n’étaient pas des singes. Bouvard reprit — En comparant le fƓtus d’une femme, d’une chienne, d’un oiseau, d’une grenouille
 — Assez ! — Moi je vais plus loin ! s’écria PĂ©cuchet ; l’homme descend des poissons ! Des rires Ă©clatĂšrent. Mais sans se troubler — Le Telliamed ! un livre arabe !
 — Allons, messieurs, en sĂ©ance ! Et on entra dans la sacristie. Les deux compagnons n’avaient pas roulĂ© l’abbĂ© Jeufroy comme ils l’auraient cru ; aussi PĂ©cuchet lui trouva-t-il le cachet du jĂ©suitisme ». Sa lumiĂšre borĂ©ale les inquiĂ©tait cependant ; ils la cherchĂšrent dans le manuel de d’Orbigny. C’est une hypothĂšse pour expliquer comment les vĂ©gĂ©taux fossiles de la baie de Baffin ressemblent aux plantes Ă©quatoriales. On suppose, Ă  la place du soleil, un grand foyer lumineux, maintenant disparu, et dont les aurores borĂ©ales ne sont peut-ĂȘtre que les vestiges. Puis un doute leur vint sur la provenance de l’Homme, et, embarrassĂ©s, il songĂšrent Ă  Vaucorbeil. Ses menaces n’avaient pas eu de suites. Comme autrefois, il passait le matin devant leur grille, en raclant avec sa canne tous les barreaux l’un aprĂšs l’autre. Bouvard l’épia, et l’ayant arrĂȘtĂ©, dit qu’il voulait lui soumettre un point curieux d’anthropologie. — Croyez-vous que le genre humain descende des poissons ? — Quelle bĂȘtise ! — PlutĂŽt des singes, n’est-ce pas ? — Directement, c’est impossible ! À qui se fier ? Car enfin, le docteur n’était pas un catholique ! Ils continuĂšrent leurs Ă©tudes, mais sans passion, Ă©tant las de l’éocĂšne et du miocĂšne, du Mont-Jurillo, de l’üle Julia, des mammouths de SibĂ©rie et des fossiles invariablement comparĂ©s, dans tous les auteurs, Ă  des mĂ©dailles qui sont des tĂ©moignages authentiques », si bien qu’un jour Bouvard jeta son havresac par terre, en dĂ©clarant qu’il n’irait pas plus loin. La gĂ©ologie Ă©tait trop dĂ©fectueuse ! À peine connaissons-nous quelques endroits de l’Europe. Quant au reste, avec le fond des ocĂ©ans, on l’ignorera toujours. Enfin PĂ©cuchet ayant prononcĂ© le mot de rĂšgne minĂ©ral — Je n’y crois pas au rĂšgne minĂ©ral ! puisque des matiĂšres organiques ont pris part Ă  la formation du silex, de la craie, de l’or peut-ĂȘtre ! Le diamant n’a-t-il pas Ă©tĂ© du charbon ? la houille un assemblage de vĂ©gĂ©taux ? En la chauffant Ă  je ne sais plus combien de degrĂ©s, on obtient de la sciure de bois, tellement que tout passe, tout croule, tout se transforme. La crĂ©ation est faite d’une maniĂšre ondoyante et fugace ; mieux vaudrait nous occuper d’autre chose ! Il se coucha sur le dos et se mit Ă  sommeiller, pendant que PĂ©cuchet, la tĂȘte basse et un genou dans les mains, se livrait Ă  ses rĂ©flexions. Une lisiĂšre de mousse bordait un chemin creux, ombragĂ© par des frĂȘnes, dont les cimes lĂ©gĂšres tremblaient ; des angĂ©liques, des menthes, des lavandes exhalaient des senteurs chaudes, Ă©picĂ©es ; l’atmosphĂšre Ă©tait lourde ; et PĂ©cuchet, dans une sorte d’abrutissement, rĂȘvait aux existences innombrables Ă©parses autour de lui, aux insectes qui bourdonnaient, aux sources cachĂ©es sous le gazon, Ă  la sĂšve des plantes, aux oiseaux dans leurs nids, au vent, aux nuages, Ă  toute la nature, sans chercher Ă  dĂ©couvrir ses mystĂšres, sĂ©duit par sa force, perdu dans sa grandeur. — J’ai soif ! dit Bouvard en se rĂ©veillant. — Moi de mĂȘme ! Je boirais volontiers quelque chose ! — C’est facile, reprit un homme qui passait en manches de chemise, avec une planche sur l’épaule. Et ils reconnurent ce vagabond, Ă  qui Bouvard autrefois avait donnĂ© un verre de vin. Il semblait de dix ans plus jeune, portait les cheveux en accroche-cƓur, la moustache bien cirĂ©e, et dandinait sa taille d’une façon parisienne. AprĂšs cent pas environ, il ouvrit la barriĂšre d’une cour, jeta sa planche contre un mur, et les fit entrer dans une haute cuisine. — MĂ©lie ! es-tu lĂ , MĂ©lie ? Une jeune fille parut ; sur son commandement, alla tirer de la boisson », et revint prĂšs de la table servir ces messieurs. Ses bandeaux, de la couleur des blĂ©s, dĂ©passaient un bĂ©guin de toile grise. Tous ses pauvres vĂȘtements descendaient le long de son corps sans un pli et, le nez droit, les yeux bleus, elle avait quelque chose de dĂ©licat, de champĂȘtre et d’ingĂ©nu. — Elle est gentille, hein ! dit le menuisier, pendant qu’elle apportait des verres. Si on ne jurerait pas une demoiselle costumĂ©e en paysanne ! et rude Ă  l’ouvrage, pourtant ! Pauvre petit cƓur, va ! quand je serai riche, je t’épouserai ! — Vous dites toujours des bĂȘtises, monsieur Gorju, rĂ©pondit-elle d’une voix douce, sur un accent traĂźnard. Un valet d’écurie vint prendre de l’avoine dans un vieux coffre, et laissa retomber le couvercle si brutalement qu’un Ă©clat de bois en jaillit. Gorju s’emporta contre la lourdeur de tous ces gars de la campagne », puis, Ă  genoux devant le meuble, il cherchait la place du morceau. PĂ©cuchet, en voulant l’aider, distingua sous la poussiĂšre des figures de personnages. C’était un bahut de la Renaissance, avec une torsade en bas, des pampres dans les coins ; et des colonnettes divisaient sa devanture en cinq compartiments. On voyait au milieu VĂ©nus-AnadyomĂšne debout sur une coquille, puis Hercule et Omphale, Samson et Dalila, CircĂ© et ses pourceaux, les filles de Loth enivrant leur pĂšre ; tout cela dĂ©labrĂ©, rongĂ© de mites, et mĂȘme le panneau de droite manquait. Gorju prit une chandelle pour mieux faire voir Ă  PĂ©cuchet celui de gauche, qui prĂ©sentait, sous l’arbre du Paradis, Adam et Ève dans une posture fort indĂ©cente. Bouvard Ă©galement admira le bahut. — Si vous y tenez, on vous le cĂšderait Ă  bon compte. Ils hĂ©sitaient, vu les rĂ©parations. Gorju pouvait les faire, Ă©tant de son mĂ©tier Ă©bĂ©niste. — Allons ! Venez ! Et il entraĂźna PĂ©cuchet vers la masure, oĂč Mme Castillon, la maĂźtresse, Ă©tendait du linge. MĂ©lie, quand elle eut lavĂ© ses mains, prit sur le bord de la fenĂȘtre son mĂ©tier Ă  dentelles, s’assit en pleine lumiĂšre, et travailla. Le linteau de la porte l’encadrait. Les fuseaux se dĂ©brouillaient sous ses doigts avec un claquement de castagnettes. Son profil restait penchĂ©. Bouvard la questionna sur ses parents, sur son pays, les gages qu’on lui donnait. Elle Ă©tait de Ouistreham, n’avait plus de famille, gagnait une pistole par mois ; enfin, elle lui plut tellement, qu’il dĂ©sira la prendre Ă  son service pour aider la vieille Germaine. PĂ©cuchet reparut avec la fermiĂšre, et pendant qu’ils continuaient leur marchandage, Bouvard demanda tout bas Ă  Gorju si la petite bonne consentirait Ă  devenir sa servante. — Parbleu ! — Toutefois, dit Bouvard, il faut que je consulte mon ami. — Eh bien, je ferai en sorte ; mais n’en parlez pas ! Ă  cause de la bourgeoise. Le marchĂ© venait de se conclure, moyennant trente-cinq francs. Pour le raccommodage on s’entendrait. À peine dans la cour, Bouvard dit son intention relativement Ă  MĂ©lie. PĂ©cuchet s’arrĂȘta afin de mieux rĂ©flĂ©chir, ouvrit sa tabatiĂšre, huma une prise, et, s’étant mouchĂ© — Au fait, c’est une idĂ©e ! mon Dieu, oui ! pourquoi pas ? D’ailleurs, tu es le maĂźtre ! Dix minutes aprĂšs, Gorju se montra sur le haut-bord d’un fossĂ©, et les interpellant — Quand faut-il que je vous apporte le meuble ? — Demain ! — Et pour l’autre question, ĂȘtes-vous dĂ©cidĂ©s ? — Convenu ! rĂ©pondit PĂ©cuchet. IV Six mois plus tard, ils Ă©taient devenus des archĂ©ologues ; et leur maison ressemblait Ă  un musĂ©e. Une vieille poutre de bois se dressait dans le vestibule. Les spĂ©cimens de gĂ©ologie encombraient l’escalier ; et une chaĂźne Ă©norme s’étendait par terre tout le long du corridor. Ils avaient dĂ©crochĂ© la porte entre les deux chambres oĂč ils ne couchaient pas et condamnĂ© l’entrĂ©e extĂ©rieure de la seconde, pour ne faire de ces deux piĂšces qu’un mĂȘme appartement. Quand on avait franchi le seuil, on se heurtait Ă  une auge de pierre un sarcophage gallo-romain, puis les yeux Ă©taient frappĂ©s par de la quincaillerie. Contre le mur en face, une bassinoire dominait deux chenets et une plaque de foyer qui reprĂ©sentait un moine caressant une bergĂšre. Sur des planchettes tout autour, on voyait des flambeaux, des serrures, des boulons, des Ă©crous. Le sol disparaissait sous des tessons de tuiles rouges. Une table au milieu exhibait les curiositĂ©s les plus rares la carcasse d’un bonnet de Cauchoise, deux urnes d’argile, des mĂ©dailles, une fiole de verre opalin. Un fauteuil en tapisserie avait sur son dossier un triangle de guipure. Un morceau de cote de mailles ornait la cloison Ă  droite ; et en dessous, des pointes maintenaient horizontalement une hallebarde, piĂšce unique. La seconde chambre, oĂč l’on descendait par deux marches, renfermait les anciens livres apportĂ©s de Paris, et ceux qu’en arrivant ils avaient dĂ©couverts dans une armoire. Les vantaux en Ă©taient retirĂ©s. Ils l’appelaient la bibliothĂšque. L’arbre gĂ©nĂ©alogique de la famille Croixmare occupait seul tout le revers de la porte. Sur le lambris en retour, la figure au pastel d’une dame en costume Louis XV faisait pendant au portrait du pĂšre Bouvard. Le chambranle de la glace avait pour dĂ©coration un sombrero de feutre noir, et une monstrueuse galoche, pleine de feuilles, les restes d’un nid. Deux noix de coco appartenant Ă  PĂ©cuchet depuis sa jeunesse flanquaient sur la cheminĂ©e un tonneau de faĂŻence, que chevauchait un paysan. AuprĂšs, dans une corbeille de paille, il y avait un dĂ©cime rendu par un canard. Devant la bibliothĂšque se carrait une commode en coquillages, avec des ornements de peluche. Son couvercle supportait un chat tenant une souris dans sa gueule, pĂ©trification de Saint-Allyre, une boĂźte Ă  ouvrage en coquilles mĂȘmement, et sur cette boĂźte, une carafe d’eau-de-vie contenait une poire de bon-chrĂ©tien. Mais le plus beau, c’était, dans l’embrasure de la fenĂȘtre, une statue de saint Pierre ! Sa main droite couverte d’un gant serrait la clef du Paradis, de couleur vert-pomme. Sa chasuble, que des fleurs de lis agrĂ©mentaient, Ă©tait bleu-ciel, et sa tiare, trĂšs jaune, pointue comme une pagode. Il avait les joues fardĂ©es, de gros yeux ronds, la bouche bĂ©ante, le nez de travers et en trompette. Au-dessus pendait un baldaquin fait d’un vieux tapis oĂč l’on distinguait deux Amours dans un cercle de roses, et Ă  ses pieds, comme une colonne, se levait un pot Ă  beurre, portant ces mots en lettres blanches sur un fond chocolat ExĂ©cutĂ© devant S. A. R. Monseigneur le duc d’AngoulĂȘme, Ă  Noron, le 3 octobre 1817 ». PĂ©cuchet, de son lit, apercevait tout cela en enfilade, et parfois mĂȘme il allait jusque dans la chambre de Bouvard, pour allonger la perspective. Une place demeurait vide en face de la cotte de mailles, celle du bahut Renaissance. Il n’était pas achevĂ©, Gorju y travaillait encore, varlopant les panneaux dans le fournil, et les ajustant, les dĂ©montant. À onze heures, il dĂ©jeunait, causait ensuite avec MĂ©lie, et souvent ne reparaissait plus de toute la journĂ©e. Pour avoir des morceaux dans le genre du meuble, Bouvard et PĂ©cuchet s’étaient mis en campagne. Ce qu’ils rapportaient ne convenait pas. Mais ils avaient rencontrĂ© une foule de choses curieuses. Le goĂ»t des bibelots leur Ă©tait venu, puis l’amour du moyen Ăąge. D’abord ils visitĂšrent les cathĂ©drales ; et les hautes nefs se mirant dans l’eau des bĂ©nitiers, les verreries Ă©blouissantes comme des tentures de pierreries, les tombeaux au fond des chapelles, le jour incertain des cryptes, tout, jusqu’à la fraĂźcheur des murailles, leur causa un frĂ©missement de plaisir, une Ă©motion religieuse. BientĂŽt ils furent capables de distinguer les Ă©poques, et, dĂ©daigneux des sacristains, ils disaient — Ah ! une abside romane !
 Cela est du XIIe siĂšcle ! voilĂ  que nous retombons dans le flamboyant ! Ils tĂąchaient de comprendre les symboles sculptĂ©s sur les chapiteaux, comme les deux griffons de Marigny becquetant un arbre en fleurs. PĂ©cuchet vit une satire dans les chantres Ă  mĂąchoire grotesque qui terminent les ceintures de Feugerolles ; et pour l’exubĂ©rance de l’homme obscĂšne couvrant un des meneaux d’HĂ©rouville, cela prouvait, suivant Bouvard, que nos aĂŻeux avaient chĂ©ri la gaudriole. Ils arrivĂšrent Ă  ne plus tolĂ©rer la moindre marque de dĂ©cadence. Tout Ă©tait de la dĂ©cadence et ils dĂ©ploraient le vandalisme, tonnaient contre le badigeon. Mais le style d’un monument ne s’accorde pas toujours avec la date qu’on lui suppose. Le plein cintre, au XIIIe siĂšcle, domine encore dans la Provence. L’ogive est peut-ĂȘtre fort ancienne ! et des auteurs contestent l’antĂ©rioritĂ© du roman sur le gothique. Ce dĂ©faut de certitude les contrariait. AprĂšs les Ă©glises ils Ă©tudiĂšrent les chĂąteaux forts, ceux de Domfront et de Falaise. Ils admiraient sous la porte les rainures de la herse, et parvenus au sommet, ils voyaient d’abord toute la campagne, puis les toits de la ville, les rues s’entrecroisant, des charrettes sur la place, des femmes au lavoir. Le mur dĂ©valait Ă  pic jusqu’aux broussailles des douves et ils pĂąlissaient en songeant que des hommes avaient montĂ© lĂ , suspendus Ă  des Ă©chelles. Ils se seraient risquĂ©s dans les souterrains ; mais Bouvard avait pour obstacle son ventre, et PĂ©cuchet la crainte des vipĂšres. Ils voulurent connaĂźtre les vieux manoirs, Curcy, Bully, Fontenay, Lemarnion, Argouge. Parfois Ă  l’angle des bĂątiments, derriĂšre le fumier se dresse une tour carlovingienne. La cuisine garnie de bancs en pierre, fait songer Ă  des ripailles fĂ©odales. D’autres ont un aspect exclusivement farouche, avec leurs trois enceintes encore visibles, des meurtriĂšres sous l’escalier, de longues tourelles Ă  pans aigus. Puis on arrive dans un appartement, oĂč une fenĂȘtre du temps des Valois, ciselĂ©e comme un ivoire, laisse entrer le soleil qui chauffe sur le parquet des grains de colza rĂ©pandus. Des abbayes servent de granges. Les inscriptions des pierres tombales sont effacĂ©es. Au milieu des champs, un pignon reste debout, et du haut en bas est revĂȘtu d’un lierre que le vent fait trembler. QuantitĂ© de choses excitaient leurs convoitises, un pot d’étain, une boucle de strass, des indiennes Ă  grands ramages. Le manque d’argent les retenait. Par un hasard providentiel, ils dĂ©terrĂšrent Ă  Balleroy, chez un Ă©tameur, un vitrail gothique et il fut assez grand pour couvrir, prĂšs du fauteuil, la partie droite de la croisĂ©e jusqu’au deuxiĂšme carreau. Le clocher de Chavignolles se montrait dans le lointain, produisant un effet splendide. Avec un bas d’armoire, Gorju fabriqua un prie-Dieu pour mettre sous le vitrail, car il flattait leur manie. Elle Ă©tait si forte qu’ils regrettaient des monuments sur lesquels on ne sait rien du tout, comme la maison de plaisance des Ă©vĂȘques de SĂ©ez. Bayeux, dit M. de Caumont, devait avoir un théùtre. Ils en cherchĂšrent la place inutilement. Le village de Montrecy contient un prĂ© cĂ©lĂšbre par des trouvailles de mĂ©dailles qu’on y a dĂ©couvertes autrefois. Ils comptaient y faire une belle rĂ©colte. Le gardien leur en refusa l’entrĂ©e. Ils ne furent pas plus heureux sur la communication qui existait entre une citerne de Falaise et le faubourg de Caen. Des canards qu’on y avait introduits, reparurent Ă  Vaucelles, en grognant Can, can, can », d’oĂč est venu le nom de la ville. Aucune dĂ©marche ne leur coĂ»tait, aucun sacrifice. À l’auberge de Mesnil-Villement, en 1816, M. Galeron eut un dĂ©jeuner pour la somme de quatre sols. Ils y firent le mĂȘme repas, et constatĂšrent avec surprise que les choses ne se passaient plus comme ça ! Quel est le fondateur de l’abbaye de Sainte-Anne ? Existe-t-il une parentĂ© entre Marin Onfroy, qui importa, au XIIe siĂšcle, une nouvelle sorte de pomme de terre, et Onfroy, gouverneur d’Hastings, Ă  l’époque de la conquĂȘte ? Comment se procurer l’Astucieuse Pythonisse, comĂ©die en vers d’un certain Dutrezor, faite Ă  Bayeux, et actuellement des plus rares ? Sous Louis XIV, HĂ©rambert Dupaty, ou Dupastis HĂ©rambert composa un ouvrage, qui n’a jamais paru, plein d’anecdotes sur Argentan il s’agissait de retrouver ces anecdotes. Que sont devenus les mĂ©moires autographes de Mme Dubois de la Pierre, consultĂ©s pour l’histoire inĂ©dite de Laigle, par Louis DasprĂšs, desservant de Saint-Martin ? Autant de problĂšmes, de points curieux Ă  Ă©claircir. Mais souvent un faible indice met sur la voie d’une dĂ©couverte inapprĂ©ciable. Donc, ils revĂȘtirent leurs blouses, afin de ne pas donner l’éveil, et, sous l’apparence de colporteurs, ils se prĂ©sentaient dans les maisons, demandant Ă  acheter de vieux papiers. On leur en vendit des tas. C’étaient des cahiers d’école, des factures, d’anciens journaux, rien d’utile. Enfin, Bouvard et PĂ©cuchet s’adressĂšrent Ă  Larsoneur. Il Ă©tait perdu dans le celticisme, et, rĂ©pondant sommairement Ă  leurs questions, en fit d’autres. Avaient-ils observĂ© autour d’eux des traces de la religion du chien, comme on en voit Ă  Montargis ? et des dĂ©tails spĂ©ciaux, sur les feux de la Saint-Jean, les mariages, les dictons populaires, etc. ? Il les priait mĂȘme de recueillir pour lui quelques-unes de ces haches en silex, appelĂ©es alors des celtae et que les druides employaient dans leurs criminels holocaustes ». Par Gorju, ils s’en procurĂšrent une douzaine, lui expĂ©diĂšrent la moins grande, les autres enrichirent le musĂ©um. Ils s’y promenaient avec amour, le balayaient eux-mĂȘmes, en avaient parlĂ© Ă  toutes leurs connaissances. Un aprĂšs-midi, Mme Bordin et M. Marescot se prĂ©sentĂšrent pour le voir. Bouvard les reçut, et commença la dĂ©monstration par le vestibule. La poutre n’était rien moins que l’ancien gibet de Falaise, d’aprĂšs le menuisier qui l’avait vendue, lequel tenait ce renseignement de son grand-pĂšre. La grosse chaĂźne, dans le corridor, provenait des oubliettes du donjon de Torteval. Elle ressemblait, suivant le notaire, aux chaĂźnes des bornes devant les cours d’honneur. Bouvard Ă©tait convaincu qu’elle servait autrefois Ă  lier les captifs, et il ouvrit la porte de la premiĂšre chambre. — Pourquoi toutes ces tuiles ? s’écria Mme Bordin. — Pour chauffer les Ă©tuves ; mais un peu d’ordre, s’il vous plaĂźt. Ceci est un tombeau dĂ©couvert dans une auberge oĂč on l’employait comme abreuvoir. Ensuite Bouvard prit les deux urnes pleines d’une terre qui Ă©tait de la cendre humaine, et il approcha de ses yeux la fiole, afin de montrer par quelle mĂ©thode les Romains y versaient des pleurs. — Mais on ne voit chez vous que des choses lugubres ! Effectivement c’était un peu sĂ©rieux pour une dame, et alors il tira d’un carton plusieurs monnaies de cuivre, avec un denier d’argent. Mme Bordin demanda au notaire quelle somme aujourd’hui cela pourrait valoir. La cotte de maille qu’il examinait lui Ă©chappa des doigts, des anneaux se rompirent. Bouvard dissimula son mĂ©contentement. Il eut mĂȘme l’obligeance de dĂ©crocher la hallebarde, et, se courbant, levant les bras, battant du talon, il faisait mine de faucher les jarrets d’un cheval, de pointer comme Ă  la baĂŻonnette, d’assommer un ennemi. La veuve, intĂ©rieurement, le trouvait un rude gaillard. Elle fut enthousiasmĂ©e par la commode en coquillages. Le chat de Saint-Allyre l’étonna beaucoup, la poire dans la carafe un peu moins ; puis, arrivant Ă  la cheminĂ©e — Ah ! voilĂ  un chapeau qui aurait besoin de raccommodage. Trois trous, des marques de balles, en perçaient les bords. C’était celui d’un chef de voleurs sous le Directoire, David de La Bazoque, pris en trahison et tuĂ© immĂ©diatement. — Tant mieux, on a bien fait, dit Mme Bordin. Marescot souriait devant les objets d’une façon dĂ©daigneuse. Il ne comprenait pas cette galoche qui avait Ă©tĂ© l’enseigne d’un marchand de chaussures, ni pourquoi le tonneau de faĂŻence, un vulgaire pichet de cidre, et le Saint-Pierre, franchement, Ă©tait lamentable avec sa physionomie d’ivrogne. Mme Bordin fit cette remarque — Il a dĂ» vous coĂ»ter bon, tout de mĂȘme. — Oh ! pas trop, pas trop. Un couvreur d’ardoises l’avait donnĂ© pour quinze francs. Ensuite elle blĂąma, vu l’inconvenance, le dĂ©colletage de la dame en perruque poudrĂ©e. — OĂč est le mal ? reprit Bouvard, quand on possĂšde quelque chose de beau. Et il ajouta plus bas — Comme vous, je suis sĂ»r. Le notaire leur tournait le dos, Ă©tudiant les branches de la famille Croixmare. Elle ne rĂ©pondit rien, mais se mit Ă  jouer avec sa longue chaĂźne de montre. Ses seins bombaient le taffetas noir de son corsage, et, les cils un peu rapprochĂ©s, elle baissait le menton, comme une tourterelle qui se rengorge ; puis, d’un air ingĂ©nu — Comment s’appelait cette dame ? On l’ignore ; c’est une maĂźtresse du RĂ©gent, vous savez, celui qui a fait tant de farces. — Je crois bien ; les mĂ©moires du temps
 Et le notaire, sans finir sa phrase, dĂ©plora cet exemple d’un prince entraĂźnĂ© par ses passions. — Mais vous ĂȘtes tous comme ça ! Les deux hommes se rĂ©criĂšrent, et un dialogue s’ensuivit sur les femmes, sur l’amour. Marescot affirma qu’il existe beaucoup d’unions heureuses ; parfois mĂȘme, sans qu’on s’en doute, on a prĂšs de soi ce qu’il faudrait pour son bonheur. L’allusion Ă©tait directe. Les joues de la veuve s’empourprĂšrent ; mais se remettant presque aussitĂŽt — Nous n’avons plus l’ñge des folies, n’est-ce pas monsieur Bouvard ? — Eh ! eh ! moi, je ne dis pas ça. Et il offrit son bras pour revenir dans l’autre chambre. — Faites attention aux marches. TrĂšs bien. Maintenant, observez le vitrail. On y distinguait un manteau d’écarlate et les deux ailes d’un ange. Tout le reste se perdait sous les plombs qui tenaient en Ă©quilibre les nombreuses cassures du verre. Le jour diminuait, des ombres s’allongeaient, Mme Bordin Ă©tait devenue sĂ©rieuse. Bouvard s’éloigna et reparut affublĂ© d’une couverture de laine, puis s’agenouilla devant le prie-Dieu, les coudes en dehors, la face dans les mains, la lueur du soleil tombant sur sa calvitie ; et il avait conscience de cet effet, car il dit — Est-ce que je n’ai pas l’air d’un moine du moyen Ăąge ? Ensuite il leva le front obliquement, les yeux noyĂ©s ; faisant prendre Ă  sa figure une expression mystique. On entendit dans le corridor la voix grave de PĂ©cuchet — N’aie pas peur, c’est moi. Et il entra la tĂȘte complĂštement recouverte d’un casque un pot de fer Ă  oreillons pointus. Bouvard ne quitta pas le prie-Dieu. Les deux autres restaient debout. Une minute se passa dans l’ébahissement. Mme Bordin parut un peu froide Ă  PĂ©cuchet. Cependant il voulut savoir si on lui avait tout montrĂ©. — Il me semble. Et dĂ©signant la muraille — Ah ! pardon, nous aurons ici un objet que l’on restaure en ce moment. La veuve et Marescot se retirĂšrent. Les deux amis avaient imaginĂ© de feindre une concurrence. Ils allaient en courses l’un sans l’autre, le second faisant des offres supĂ©rieures Ă  celles du premier. PĂ©cuchet ainsi venait d’obtenir le casque. Bouvard l’en fĂ©licita et reçut des Ă©loges Ă  propos de la couverture. MĂ©lie, avec des cordons, l’arrangea en maniĂšre de froc. Ils le mettaient Ă  tour de rĂŽle, pour recevoir les visites. Ils eurent celles de Girbal, de Foureau, du capitaine Heurteaux, puis de personnes infĂ©rieures Langlois, Beljambe, leurs fermiers, jusqu’aux servantes des voisins ; et chaque fois ils recommençaient leurs explications, montraient la place oĂč serait le bahut, affectaient de la modestie, rĂ©clamaient de l’indulgence pour l’encombrement. PĂ©cuchet, ces jours-lĂ , portait le bonnet de zouave qu’il avait autrefois Ă  Paris, l’estimant plus en rapport avec le milieu artistique. À un certain moment, il se coiffait du casque et le penchait sur la nuque, afin de dĂ©gager son visage. Bouvard n’oubliait pas la manƓuvre de la hallebarde ; enfin, d’un coup d’Ɠil, ils se demandaient si le visiteur mĂ©ritait que l’on fĂźt le moine du moyen Ăąge ». Quelle Ă©motion quand s’arrĂȘta devant leur grille la voiture de M. de Faverges ! Il n’avait qu’un mot Ă  dire. Voici la chose Hurel, son homme d’affaires, lui avait appris que, cherchant partout des documents, ils avaient achetĂ© de vieux papiers Ă  la ferme de la Aubrye. Rien de plus vrai. N’y avaient-ils pas dĂ©couvert des lettres du baron de Gonneval, ancien aide de camp du duc d’AngoulĂȘme, et qui avait sĂ©journĂ© Ă  la Aubrye ? On dĂ©sirait cette correspondance pour des intĂ©rĂȘts de famille. Elle n’était pas chez eux, mais ils dĂ©tenaient une chose qui l’intĂ©ressait, s’il daignait les suivre jusqu’à leur bibliothĂšque. Jamais pareilles bottes vernies n’avaient craquĂ© dans le corridor. Elles se heurtĂšrent contre le sarcophage. Il faillit mĂȘme Ă©craser plusieurs tuiles, tourna le fauteuil, descendit deux marches, — et parvenus dans la seconde chambre, ils lui firent voir sous le baldaquin, devant le saint Pierre, le pot Ă  beurre exĂ©cutĂ© Ă  Noron. Bouvard et PĂ©cuchet avaient cru que la date, quelquefois, pouvait servir. Le gentilhomme, par politesse, inspecta leur musĂ©e. Il rĂ©pĂ©tait Charmant ! trĂšs bien ! » tout en se donnant sur la bouche de petits coups avec le pommeau de sa badine, et, pour sa part, il les remerciait d’avoir sauvĂ© ces dĂ©bris du moyen Ăąge, Ă©poque de foi religieuse et de dĂ©vouements chevaleresques. Il aimait le progrĂšs, et se fĂ»t livrĂ©, comme eux, Ă  ces Ă©tudes intĂ©ressantes ; mais la politique, le conseil gĂ©nĂ©ral, l’agriculture, un vĂ©ritable tourbillon l’en dĂ©tournait. — AprĂšs vous, toutefois, on n’aurait que des glanes, car bientĂŽt vous aurez pris toutes les curiositĂ©s du dĂ©partement. — Sans amour-propre, nous le pensons, dit PĂ©cuchet. Cependant on pouvait en dĂ©couvrir encore Ă  Chavignolles, par exemple ; il y avait contre le mur du cimetiĂšre, dans la ruelle, un bĂ©nitier enfoui sous les herbes depuis un temps immĂ©morial. Ils furent heureux du renseignement, puis Ă©changĂšrent un regard signifiant est-ce la peine ? » mais dĂ©jĂ  le comte ouvrait la porte. MĂ©lie, qui se trouvait derriĂšre, s’enfuit brusquement. Comme il passait dans la cour, il remarqua Gorju en train de fumer sa pipe, les bras croisĂ©s. — Vous employez ce garçon ? Hum ! un jour d’émeute je ne m’y fierais pas. Et M. de Faverges remonta dans son tilbury. Pourquoi leur bonne semblait-elle en avoir peur ? Ils la questionnĂšrent, et elle conta qu’elle avait servi dans sa ferme. C’était cette petite fille qui versait Ă  boire aux moissonneurs quand ils Ă©taient venus, deux ans plus tĂŽt. On l’avait prise comme aide au chĂąteau et renvoyĂ©e par suite de faux rapports ». Pour Gorju, que lui reprocher ? Il Ă©tait fort habile et leur marquait infiniment de considĂ©ration. Le lendemain, dĂšs l’aube, ils se rendirent au cimetiĂšre. Bouvard, avec sa canne, tĂąta Ă  la place indiquĂ©e. Un corps dur sonna. Ils arrachĂšrent quelques orties et dĂ©couvrirent une cuvette en grĂšs, un font baptismal oĂč des plantes poussaient. On n’a pas coutume cependant d’enfouir les fonts baptismaux hors des Ă©glises. PĂ©cuchet en fit un dessin, Bouvard la description, et ils envoyĂšrent le tout Ă  Larsoneur. Sa rĂ©ponse fut immĂ©diate. — Victoire, mes chers confrĂšres ! Incontestablement c’est une cuve druidique. Toutefois qu’ils y prissent garde ! La hache Ă©tait douteuse, et autant pour lui que pour eux-mĂȘmes il leur indiquait une sĂ©rie d’ouvrages Ă  consulter. Larsoneur confessait en post-scriptum son envie de connaĂźtre cette cuve, ce qui aurait lieu, Ă  quelques jours, quand il ferait le voyage de la Bretagne. Alors Bouvard et PĂ©cuchet se plongĂšrent dans l’archĂ©ologie celtique. D’aprĂšs cette science, les anciens Gaulois, nos aĂŻeux, adoraient Kirk et Kron, Taranis Ésus, NĂ©talemnia, le Ciel et la Terre, le Vent, les Eaux, et par-dessus tout, le grand TeutatĂšs, qui est le Saturne des paĂŻens. Car Saturne, quand il rĂ©gnait en PhĂ©nicie, Ă©pousa une nymphe nommĂ©e Anobret, dont il eut un enfant appelĂ© JeĂŒd, et Anobret a les traits de Sara, JeĂŒd fut sacrifiĂ© ou prĂšs de l’ĂȘtre comme Isaac ; donc Saturne est Abraham, d’oĂč il faut conclure que la religion des Gaulois avait les mĂȘmes principes que celle des Juifs. Leur sociĂ©tĂ© Ă©tait fort bien organisĂ©e. La premiĂšre classe de personnes comprenait le peuple, la noblesse et le roi ; la deuxiĂšme les jurisconsultes, et dans la troisiĂšme, la plus haute, se rangeaient, suivant Taillepied, les diverses maniĂšres de philosophes », c’est-Ă -dire les Druides ou Saronides, eux-mĂȘmes divisĂ©s en Eubages, Bardes et Vates. Les uns prophĂ©tisaient, les autres chantaient, d’autres enseignaient la Botanique, la MĂ©decine, l’Histoire et la LittĂ©rature, bref tous les arts de leur Ă©poque ». Pythagore et Platon furent leurs Ă©lĂšves. Ils apprirent la mĂ©taphysique aux Grecs, la sorcellerie aux Persans, l’aruspicine aux Étrusques, et, aux Romains, l’étamage du cuivre et le commerce des jambons. Mais de ce peuple, qui dominait l’ancien monde, il ne reste que des pierres, soit toutes seules, ou par groupes de trois, ou disposĂ©es en galeries, ou formant des enceintes. Bouvard et PĂ©cuchet, pleins d’ardeur, Ă©tudiĂšrent successivement la pierre du Post Ă  Ussy, la Pierre-CouplĂ©e au Guest, la Pierre du Darier, prĂšs de Laigle, d’autres encore ! Tous ces blocs, d’une Ă©gale insignifiance, les ennuyĂšrent promptement ; et un jour qu’ils venaient de voir le menhir du Passais, ils allaient s’en retourner, quand leur guide les mena dans un bois de hĂȘtres, encombrĂ© par des masses de granit pareilles Ă  des piĂ©destaux ou Ă  de monstrueuses tortues. La plus considĂ©rable est creusĂ©e comme un bassin. Un des bords se relĂšve, et du fond partent deux entailles qui descendent jusqu’à terre ; c’était pour l’écoulement du sang, impossible d’en douter ! Le hasard ne fait pas de ces choses. Les racines des arbres s’entremĂȘlaient Ă  ces socles abrupts. Un peu de pluie tombait ; au loin, les flocons de brume montaient, comme de grands fantĂŽmes. Il Ă©tait facile d’imaginer sous les feuillages les prĂȘtres en tiare d’or et en robe blanche, avec leurs victimes humaines, les bras attachĂ©s dans le dos, et, sur le bord de la cuve, la druidesse observant le ruisseau rouge, pendant qu’autour d’elle la foule hurlait, au tapage des cymbales et des buccins faits d’une corne d’auroch. Tout de suite, leur plan fut arrĂȘtĂ©. Et une nuit, par un clair de lune, ils prirent le chemin du cimetiĂšre, marchant comme des voleurs, dans l’ombre des maisons. Les persiennes Ă©taient closes et les masures tranquilles ; pas un chien n’aboya. Gorju les accompagnait ; ils se mirent Ă  l’ouvrage. On n’entendait que le bruit des cailloux heurtĂ©s par la bĂȘche qui creusait le gazon. Le voisinage des morts leur Ă©tait dĂ©sagrĂ©able ; l’horloge de l’église poussait un rĂąle continu, et la rosace de son tympan avait l’air d’un Ɠil Ă©piant les sacrilĂšges. Enfin, ils emportĂšrent la cuve. Le lendemain, ils revinrent au cimetiĂšre pour voir les traces de l’opĂ©ration. L’abbĂ©, qui prenait le frais sur sa porte, les pria de lui faire l’honneur d’une visite ; et les ayant introduits dans sa petite salle, il les regarda singuliĂšrement. Au milieu du dressoir, entre les assiettes, il y avait une soupiĂšre dĂ©corĂ©e de bouquets jaunes. PĂ©cuchet la vanta, ne sachant que dire. — C’est un vieux Rouen, reprit le curĂ©, un meuble de famille. Les amateurs le considĂšrent, M. Marescot surtout. Pour lui, grĂące Ă  Dieu, il n’avait pas l’amour des curiositĂ©s ; et comme ils semblaient ne pas comprendre, il dĂ©clara les avoir aperçus lui-mĂȘme dĂ©robant le font baptismal. Les deux archĂ©ologues furent trĂšs penauds, balbutiĂšrent. L’objet en question n’était plus d’usage. N’importe ! ils devaient le rendre. Sans doute ! Mais au moins, qu’on leur permĂźt de faire venir un peintre pour le dessiner. — Soit, messieurs. — Entre nous, n’est-ce pas ? dit Bouvard, sous le sceau de la confession ! L’ecclĂ©siastique, en souriant les rassura d’un geste. Ce n’était pas lui qu’ils craignaient, mais plutĂŽt Larsoneur. Quand il passerait par Chavignolles, il aurait envie de la cuve, et ses bavardages iraient jusqu’aux oreilles du gouvernement. Par prudence, ils la cachĂšrent dans le fournil, puis dans la tonnelle, dans la cahute, dans une armoire. Gorju Ă©tait las de la trimbaler. La possession d’un tel morceau les attachait au celticisme de la Normandie. Ses origines sont Ă©gyptiennes. SĂ©ez, dans le dĂ©partement de l’Orne, s’écrit parfois SaĂŻs, comme la ville du Delta. Les Gaulois juraient par le taureau, importation du bƓuf Apis. Le nom latin de Bellocastes, qui Ă©tait celui des gens de Bayeux, vient de Beli Casa, demeure, sanctuaire de BĂ©lus. BĂ©lus et Osiris mĂȘme divinitĂ©. Rien ne s’oppose », dit Mangou de la Londe, Ă  ce qu’il y ait eu, prĂšs de Bayeux, des monuments druidiques. » Ce pays, ajoute M. Roussel, ressemble au pays oĂč les Égyptiens bĂątirent le temple de Jupiter-Ammon. » Donc, il y avait un temple, et qui enfermait des richesses. Tous les monuments celtiques en renferment. En 1715, relate dom Martin, un sieur HĂ©ribel exhuma, aux environs de Bayeux, plusieurs vases d’argile pleins d’ossements, et conclut d’aprĂšs la tradition et les autoritĂ©s Ă©vanouies que cet endroit, une nĂ©cropole, Ă©tait le mont Faunus, oĂč l’on a enterrĂ© le Veau d’or. Cependant le Veau d’or fut brĂ»lĂ© et avalĂ©, Ă  moins que la Bible ne se trompe ! PremiĂšrement, oĂč est le mont Faunus ? Les auteurs ne l’indiquent pas. Les indigĂšnes n’en savent rien. Il aurait fallu se livrer Ă  des fouilles ; et, dans ce but, ils envoyĂšrent Ă  M. le PrĂ©fet une pĂ©tition qui n’eut pas de rĂ©ponse. Peut-ĂȘtre que le mont Faunus a disparu, et que ce n’était pas une colline, mais un tumulus ? Que signifiaient les tumulus ? Plusieurs contiennent des squelettes ayant la position du fƓtus dans le sein de sa mĂšre. Cela veut dire que le tombeau Ă©tait pour eux comme une seconde gestation les prĂ©parant Ă  une autre vie. Donc le tumulus symbolise l’organe femelle, comme la pierre levĂ©e est l’organe mĂąle. En effet, oĂč il y a des menhirs, un culte obscĂšne a persistĂ©. TĂ©moin ce qui se faisait Ă  GuĂ©rande, Ă  Chichebouche, au Croisic, Ă  Livarot. Anciennement, les tours, les pyramides, les cierges, les bornes des routes, et mĂȘme les arbres avaient la signification de phallus, et pour Bouvard et PĂ©cuchet, tout devint phallus. Ils recueillirent des palonniers de voiture, des jambes de fauteuil, des verrous de cave, des pilons de pharmacien. Quand on venait les voir, ils demandaient — À qui trouvez-vous que cela ressemble ? Puis confiaient le mystĂšre, et, si l’on se rĂ©criait, ils levaient de pitiĂ© les Ă©paules. Un soir qu’ils rĂȘvaient aux dogmes des druides, l’abbĂ© se prĂ©senta, discrĂštement. Tout de suite ils montrĂšrent le musĂ©e, en commençant par le vitrail ; mais il leur tardait d’arriver Ă  un compartiment nouveau, celui des phallus. L’ecclĂ©siastique les arrĂȘta, jugeant l’exhibition indĂ©cente. Il venait rĂ©clamer ses fonts baptismaux. Bouvard et PĂ©cuchet implorĂšrent quinze jours encore, le temps d’en prendre un moulage. — Le plus tĂŽt sera le mieux, dit l’abbĂ©. Puis il causa de choses indiffĂ©rentes. PĂ©cuchet qui s’était absentĂ© une minute, lui glissa dans la main un napolĂ©on. Le prĂȘtre fit un mouvement en arriĂšre. — Ah ! pour vos pauvres ! Et M. Jeufroy, en rougissant fourra la piĂšce d’or dans sa soutane. Rendre la cuve, la cuve aux sacrifices ! jamais de la vie ! Ils voulaient mĂȘme apprendre l’hĂ©breu, qui est la langue mĂšre du celtique, Ă  moins qu’elle n’en dĂ©rive ! et ils allaient faire le voyage de la Bretagne, en commençant par Rennes, oĂč ils avaient un rendez-vous avec Larsoneur, pour Ă©tudier cette urne mentionnĂ©e dans les mĂ©moires de l’AcadĂ©mie celtique et qui paraĂźt avoir contenu les cendres de la reine ArtĂ©mise, quand le maire entra, le chapeau sur la tĂȘte, sans façon, en homme grossier qu’il Ă©tait. — Ce n’est pas tout ça, mes petits pĂšres ! Il faut le rendre ! — Quoi donc ! — Farceurs ! je sais bien que vous le cachez ! On les avait trahis. Ils rĂ©pliquĂšrent qu’ils le dĂ©tenaient avec la permission de monsieur le curĂ©. — Nous allons voir. Et Foureau s’éloigna. Il revint, une heure aprĂšs. — Le curĂ© dit que non ! Venez vous expliquer. Ils s’obstinĂšrent. D’abord, on n’avait pas besoin de ce bĂ©nitier, qui n’était pas un bĂ©nitier. Ils le prouveraient par une foule de raisons scientifiques. Puis, ils offrirent de reconnaĂźtre, dans leur testament, qu’il appartenait Ă  la commune. Ils proposĂšrent mĂȘme de l’acheter. — Et d’ailleurs, c’est mon bien ! rĂ©pĂ©tait PĂ©cuchet. Les vingt francs, acceptĂ©s par M. Jeufroy, Ă©taient une preuve du contrat ; et s’il fallait comparaĂźtre devant le juge de paix, tant pis, il ferait un faux serment ! Pendant ces dĂ©bats, il avait revu la soupiĂšre, plusieurs fois ; et dans son Ăąme s’était dĂ©veloppĂ© le dĂ©sir, la soif de possĂ©der cette faĂŻence. Si on voulait la lui donner, il remettrait la cuve. Autrement, non. Par fatigue ou peur du scandale, M. Jeufroy la cĂ©da. Elle fut mise dans leur collection, prĂšs du bonnet de Cauchoise. La cuve dĂ©cora le porche de l’église ; et ils se consolĂšrent de ne plus l’avoir par cette idĂ©e que les gens de Chavignolles en ignoraient la valeur. Mais la soupiĂšre leur inspira le goĂ»t des faĂŻences nouveau sujet d’études et d’explorations dans la campagne. C’était l’époque oĂč les gens distinguĂ©s recherchaient les vieux plats de Rouen. Le notaire en possĂ©dait quelques-uns, et tirait de lĂ  comme une rĂ©putation d’artiste, prĂ©judiciable Ă  son mĂ©tier, mais qu’il rachetait par des cĂŽtĂ©s sĂ©rieux. Quand il sut que Bouvard et PĂ©cuchet avaient acquis la soupiĂšre, il vint leur proposer un Ă©change. PĂ©cuchet s’y refusa. — N’en parlons plus ! Et Marescot examina leur cĂ©ramique. Toutes les piĂšces accrochĂ©es le long des murs Ă©taient bleues sur un fond d’une blancheur malpropre, et quelques-unes Ă©talaient leur corne d’abondance aux tons verts et rougeĂątres, plats Ă  barbe, assiettes et soucoupes, objets longtemps poursuivis et rapportĂ©s sur le cƓur, dans le sinus de la redingote. Marescot en fit l’éloge, parla des autres faĂŻences, de l’hispano-arabe, de la hollandaise, de l’anglaise, de l’italienne ; et les ayant Ă©blouis par son Ă©rudition — Si je revoyais votre soupiĂšre ? Il la fit sonner d’un coup de doigt, puis contempla les deux S peints sous le couvercle. — La marque de Rouen ! dit PĂ©cuchet. — Oh ! oh ! Rouen, Ă  proprement parler, n’avait pas de marque. Quand on ignorait Moustiers, toutes les faĂŻences françaises Ă©taient de Nevers. De mĂȘme pour Rouen, aujourd’hui ! D’ailleurs on l’imite dans la perfection Ă  Elbeuf. — Pas possible ! — On imite bien les majoliques ! Votre piĂšce n’a aucune valeur, et j’allais faire, moi, une belle sottise ! Quand le notaire eut disparu, PĂ©cuchet s’affaissa dans le fauteuil, prostrĂ© ! — Il ne fallait pas rendre la cuve, dit Bouvard, mais tu t’exaltes ! tu t’emportes toujours. — Oui ! je m’emporte. Et PĂ©cuchet empoignant la soupiĂšre, la jeta loin de lui, contre le sarcophage. Bouvard, plus calme, ramassa les morceaux, un Ă  un ; et, quelque temps aprĂšs, eut cette idĂ©e — Marescot, par jalousie, pourrait bien s’ĂȘtre moquĂ© de nous ! — Comment ? — Rien ne m’assure que la soupiĂšre ne soit pas authentique ! tandis que les autres piĂšces, qu’il a fait semblant d’admirer, sont fausses peut-ĂȘtre ? Et la fin du jour se passa dans les incertitudes, les regrets. Ce n’était pas une raison pour abandonner le voyage de la Bretagne. Ils comptaient mĂȘme emmener Gorju, qui les aiderait dans leurs fouilles. Depuis quelque temps, il couchait Ă  la maison, afin de terminer plus vite le raccommodage du meuble. La perspective d’un dĂ©placement le contraria, et comme ils parlaient des menhirs et des tumulus qu’ils comptaient voir — Je connais mieux, leur dit-il ; en AlgĂ©rie, dans le Sud, prĂšs des sources de Bou-Mursoug, on en rencontre des quantitĂ©s. Il fit mĂȘme la description d’un tombeau, ouvert devant lui, par hasard, et qui contenait un squelette, accroupi comme un singe, les deux bras autour des jambes. Larsoneur, qu’ils instruisirent du fait, n’en voulut rien croire. Bouvard approfondit la matiĂšre, et le relança. Comment se fait-il que les monuments des Gaulois soient informes, tandis que ces mĂȘmes Gaulois Ă©taient civilisĂ©s au temps de Jules CĂ©sar ? Sans doute ils proviennent d’un peuple plus ancien. Une telle hypothĂšse, selon Larsoneur, manquait de patriotisme. N’importe ! rien ne dit que ces monuments soient l’Ɠuvre des Gaulois. Montrez-nous un texte ! » L’acadĂ©micien se fĂącha, ne rĂ©pondit plus ; et ils en furent bien aises, tant les Druides les ennuyaient. S’ils ne savaient Ă  quoi s’en tenir sur la cĂ©ramique et sur le celticisme, c’est qu’ils ignoraient l’histoire, particuliĂšrement l’histoire de France. L’ouvrage d’Anquetil se trouvait dans leur bibliothĂšque ; mais la suite des rois fainĂ©ants les amusa fort peu. La scĂ©lĂ©ratesse des maires du palais ne les indigna point ; et ils lĂąchĂšrent Anquetil, rebutĂ©s par l’ineptie de ses rĂ©flexions. Alors ils demandĂšrent Ă  Dumouchel quelle est la meilleure Histoire de France ». Dumouchel prit, en leur nom, un abonnement Ă  un cabinet de lecture et leur expĂ©dia les lettres d’Augustin Thierry, avec deux volumes de M. de Genoude. D’aprĂšs cet Ă©crivain, la royautĂ©, la religion et les assemblĂ©es nationales, voilĂ  les principes » de la nation française, lesquels remontent aux MĂ©rovingiens. Les Carlovingiens y ont dĂ©rogĂ©. Les CapĂ©tiens, d’accord avec le peuple, s’efforcĂšrent de les maintenir. Sous Louis XIII, le pouvoir absolu fut Ă©tabli, pour vaincre le protestantisme, dernier effort de la fĂ©odalitĂ©, et 89 est un retour vers la constitution de nos aĂŻeux. PĂ©cuchet admira ses idĂ©es. Elles faisaient pitiĂ© Ă  Bouvard, qui avait lu Augustin Thierry, d’abord — Qu’est-ce que tu me chantes, avec ta nation française ! puisqu’il n’existait pas de France, ni d’assemblĂ©es nationales ! et les Carlovingiens n’ont rien usurpĂ© du tout ! et les rois n’ont pas affranchi les communes ! Lis toi-mĂȘme. PĂ©cuchet se soumit Ă  l’évidence, et bientĂŽt le dĂ©passa en rigueur scientifique ! Il se serait cru dĂ©shonorĂ© s’il avait dit Charlemagne et non Karl le Grand, Clovis au lieu de Clodowig. NĂ©anmoins, il Ă©tait sĂ©duit par Genoude, trouvant habile de faire se rejoindre les deux bouts de l’histoire de France, si bien que le milieu est du remplissage ; et pour en avoir le cƓur net, ils prirent la collection de Buchez et Roux. Mais le pathos des prĂ©faces, cet amalgame de socialisme et de catholicisme les Ă©cƓura ; les dĂ©tails trop nombreux empĂȘchaient de voir l’ensemble. Ils recoururent Ă  M. Thiers. C’était pendant l’étĂ© de 1845, dans le jardin, sous la tonnelle. PĂ©cuchet, un petit banc sous les pieds, lisait tout haut de sa voix caverneuse, sans fatigue, ne s’arrĂȘtant que pour plonger les doigts dans sa tabatiĂšre. Bouvard l’écoutait la pipe Ă  la bouche, les jambes ouvertes, le haut du pantalon dĂ©boutonnĂ©. Des vieillards leur avaient parlĂ© de 93 ; et des souvenirs presque personnels animaient les plates descriptions de l’auteur. Dans ce temps-lĂ , les grandes routes Ă©taient couvertes de soldats qui chantaient la Marseillaise. Sur le seuil des portes, des femmes assises cousaient de la toile pour faire des tentes. Quelquefois arrivait un flot d’hommes en bonnet rouge, inclinant au bout d’une pique une tĂȘte dĂ©colorĂ©e, dont les cheveux pendaient. La haute tribune de la Convention dominait un nuage de poussiĂšre, oĂč des visages furieux hurlaient des cris de mort. Quand on passait au milieu du jour, prĂšs du bassin des Tuileries, on entendait le heurt de la guillotine, pareil Ă  des coups de mouton. Et la brise remuait les pampres de la tonnelle, les orges mĂ»rs se balançaient par intervalles, un merle sifflait. En portant des regards autour d’eux, ils savouraient cette tranquillitĂ©. Quel dommage que dĂšs le commencement, on n’ait pu s’entendre ! Car si les royalistes avaient pensĂ© comme les patriotes, si la Cour y avait mis plus de franchise, et les adversaires moins de violence, bien des malheurs ne seraient pas arrivĂ©s ! À force de bavarder lĂ -dessus, ils se passionnĂšrent. Bouvard, esprit libĂ©ral et cƓur sensible, fut constitutionnel, girondin, thermidorien. PĂ©cuchet, bilieux et de tendances autoritaires, se dĂ©clara sans-culotte et mĂȘme robespierriste. Il approuvait la condamnation du roi, les dĂ©crets les plus violents, le culte de l’Être SuprĂȘme. Bouvard prĂ©fĂ©rait celui de la Nature. Il aurait saluĂ© avec plaisir l’image d’une grosse femme, versant de ses mamelles Ă  ses adorateurs, non pas de l’eau, mais du chambertin. Pour avoir plus de faits Ă  l’appui de leurs arguments, ils se procurĂšrent d’autres ouvrages. Montgaillard, Prudhomme, Gallois, Lacretelle, etc. ; et les contradictions de ces livres ne les embarrassaient nullement. Chacun y prenait ce qui pouvait dĂ©fendre sa cause. Ainsi Bouvard ne doutait pas que Danton eĂ»t acceptĂ© cent mille Ă©cus pour faire des motions qui perdraient la RĂ©publique, et selon PĂ©cuchet, Vergniaud aurait demandĂ© six mille francs par mois. — Jamais de la vie ! Explique-moi plutĂŽt pourquoi la sƓur de Robespierre avait une pension de Louis XVIII ? — Pas du tout ! c’était de Bonaparte, et puisque tu le prends comme ça, quel est le personnage qui, peu de temps avant la mort d’ÉgalitĂ©, eut avec lui une confĂ©rence secrĂšte ? Je veux qu’on rĂ©imprime, dans les mĂ©moires de la Campan, les paragraphes supprimĂ©s ! Le dĂ©cĂšs du dauphin me paraĂźt louche. La poudriĂšre de Grenelle en sautant tua deux mille personnes ! Cause inconnue, dit-on, quelle bĂȘtise ! Car PĂ©cuchet n’était pas loin de la connaĂźtre, et rejetait tous les crimes sur les manƓuvres des aristocrates, l’or de l’étranger. Dans l’esprit de Bouvard, Montez au ciel, fils de saint Louis », les vierges de Verdun et les culottes en peau humaine Ă©taient indiscutables. Il acceptait les listes de Prudhomme, un million de victimes tout juste. Mais la Loire, rouge de sang depuis Saumur jusqu’à Nantes, dans une longueur de dix-huit lieues, le fit songer. PĂ©cuchet Ă©galement conçut des doutes, et ils prirent en mĂ©fiance les historiens. La rĂ©volution est, pour les uns, un Ă©vĂ©nement satanique. D’autres la proclament une exception sublime. Les vaincus de chaque cĂŽtĂ©, naturellement, sont des martyrs. Thierry dĂ©montre, Ă  propos des Barbares, combien il est sot de rechercher si tel prince fut bon ou fut mauvais. Pourquoi ne pas suivre cette mĂ©thode dans l’examen des Ă©poques plus rĂ©centes ? Mais l’histoire doit venger la morale ; on est reconnaissant Ă  Tacite d’avoir dĂ©chirĂ© TibĂšre. AprĂšs tout, que la reine ait eu des amants ; que Dumouriez, dĂšs Valmy, se proposĂąt de trahir ; en prairial que ce soit la Montagne ou la Gironde qui ait commencĂ©, et en thermidor les Jacobins ou la Plaine, qu’importe au dĂ©veloppement de la RĂ©volution, dont les origines sont profondes et les rĂ©sultats incalculables ? Donc, elle devait s’accomplir, ĂȘtre ce qu’elle fut, mais supposez la fuite du Roi sans entrave, Robespierre s’échappant ou Bonaparte assassinĂ©, hasards qui dĂ©pendaient d’un aubergiste moins scrupuleux, d’une porte ouverte, d’une sentinelle endormie, et le train du monde changeait. Ils n’avaient plus sur les hommes et les faits de cette Ă©poque, une seule idĂ©e d’aplomb. Pour la juger impartialement, il faudrait avoir lu toutes les histoires, tous les mĂ©moires, tous les journaux et toutes les piĂšces manuscrites, car de la moindre omission, une erreur peut dĂ©pendre qui en amĂšnera d’autres Ă  l’infini. Ils y renoncĂšrent. Mais le goĂ»t de l’histoire leur Ă©tait venu, le besoin de la vĂ©ritĂ© pour elle-mĂȘme. Peut-ĂȘtre est-elle plus facile Ă  dĂ©couvrir dans les Ă©poques anciennes ? les auteurs, Ă©tant loin des choses, doivent en parler sans passion. Et ils commencĂšrent le bon Rollin. — Quel tas de balivernes ! s’écria Bouvard, dĂšs le premier chapitre. — Attends un peu, dit PĂ©cuchet, en fouillant dans le bas de leur bibliothĂšque, oĂč s’entassaient les livres du dernier propriĂ©taire, un vieux jurisconsulte, maniaque et bel esprit. Et ayant dĂ©placĂ© beaucoup de romans et de piĂšces de théùtre, avec un Montesquieu et des traductions d’Horace, il atteignit ce qu’il cherchait l’ouvrage de Beaufort sur l’Histoire romaine. Tite-Live attribue la fondation de Rome Ă  Romulus. Salluste en fait honneur aux Troyens d’ÉnĂ©e. Coriolan mourut en exil selon Fabius Pictor, par les stratagĂšmes d’Attius Tullus si l’on en croit Denys ; SĂ©nĂšque affirme qu’Horatius CoclĂšs s’en retourna victorieux, et Dion qu’il fut blessĂ© Ă  la jambe. Et La Mothe le Vayer Ă©met des doutes pareils, relativement aux autres peuples. On n’est pas d’accord sur l’antiquitĂ© des ChaldĂ©ens, le siĂšcle d’HomĂšre, l’existence de Zoroastre, les deux empires d’Assyrie. Quinte-Curce a fait des contes. Plutarque dĂ©ment HĂ©rodote. Nous aurions de CĂ©sar une autre idĂ©e, si le VercingĂ©torix avait Ă©crit ses commentaires. L’Histoire ancienne est obscure par le dĂ©faut de documents, ils abondent dans la moderne ; et Bouvard et PĂ©cuchet revinrent Ă  la France, entamĂšrent Sismondi. La succession de tant d’hommes leur donnait envie de les connaĂźtre plus profondĂ©ment, de s’y mĂȘler. Ils voulaient parcourir les originaux, GrĂ©goire de Tours, Monstrelet, Commines, tous ceux dont les noms Ă©taient bizarres ou agrĂ©ables. Mais les Ă©vĂ©nements s’embrouillĂšrent, faute de savoir les dates. Heureusement qu’ils possĂ©daient la mnĂ©motechnie de Dumouchel, un in-12 cartonnĂ©, avec cette Ă©pigraphe Instruire en amusant ». Elle combinait les trois systĂšmes d’Allevy, de PĂąris et de Fenaigle. Allevy transforme les chiffres en figures, le nombre 1 s’exprimant par une tour, 2 par un oiseau, 3 par un chameau, ainsi du reste. PĂąris frappe l’imagination au moyen de rĂ©bus ; un fauteuil garni de clous Ă  vis donnera Clou, vis — Clovis ; et comme le bruit de la friture fait ric, ric », des merlans dans une poĂȘle rappelleront ChilpĂ©ric. Fenaigle divise l’univers en maisons, qui contiennent des chambres, ayant chacune quatre parois Ă  neuf panneaux, chaque panneau portant un emblĂšme. Donc, le premier roi de la premiĂšre dynastie occupera dans la premiĂšre chambre le premier panneau. Un phare sur un mont dira comment il s’appelait Phar a mond », systĂšme PĂąris, et d’aprĂšs le conseil d’Allevy, en plaçant au-dessus un miroir qui signifie 4, un oiseau 2, et un cerceau 0, on obtiendra 420, date de l’avĂšnement de ce prince. Pour plus de clartĂ©, ils prirent comme base mnĂ©motechnique leur propre maison, leur domicile, attachant Ă  chacune de ses parties un fait distinct, et la cour, le jardin, les environs, tout le pays, n’avaient plus d’autre sens que de faciliter la mĂ©moire. Les bornages dans la campagne limitaient certaines Ă©poques, les pommiers Ă©taient des arbres gĂ©nĂ©alogiques, les buissons des batailles, le monde devenait symbole. Ils cherchaient sur les murs, des quantitĂ©s de choses absentes, finissaient par les voir, mais ne savaient plus les dates qu’elles reprĂ©sentaient. D’ailleurs, les dates ne sont pas toujours authentiques. Ils apprirent dans un manuel pour les collĂšges, que la naissance de JĂ©sus doit ĂȘtre reportĂ©e cinq ans plus tĂŽt qu’on ne la met ordinairement ; qu’il y avait chez les Grecs trois maniĂšres de compter les Olympiades, et huit chez les Latins de faire commencer l’annĂ©e. Autant d’occasions pour les mĂ©prises, outre celles qui rĂ©sultent des zodiaques, des Ăšres et des calendriers diffĂ©rents. Et de l’insouciance des dates, ils passĂšrent au dĂ©dain des faits. Ce qu’il y a d’important, c’est la philosophie de l’histoire ! Bouvard ne put achever le cĂ©lĂšbre discours de Bossuet. — L’aigle de Meaux est un farceur ! Il oublie la Chine, les Indes et l’AmĂ©rique ! mais il a soin de nous apprendre que ThĂ©odose Ă©tait la joie de l’univers », qu’Abraham traitait d’égal avec les rois », et que la philosophie des Grecs descend des HĂ©breux. Sa prĂ©occupation des HĂ©breux m’agace ! PĂ©cuchet partagea cette opinion, et voulut lui faire lire Vico. — Comment admettre, objectait Bouvard, que des fables soient plus vraies que les vĂ©ritĂ©s des historiens ? PĂ©cuchet tĂącha d’expliquer les mythes, se perdait dans la Scienza Nuova. — Nieras-tu le plan de la Providence ? — Je ne le connais pas ! dit Bouvard. Et ils dĂ©cidĂšrent de s’en rapporter Ă  Dumouchel. Le professeur avoua qu’il Ă©tait maintenant dĂ©routĂ© en fait d’histoire. — Elle change tous les jours. On conteste les rois de Rome et les voyages de Pythagore. On attaque BĂ©lisaire, Guillaume Tell et jusqu’au Cid, devenu, grĂące aux derniĂšres dĂ©couvertes, un simple bandit. C’est Ă  souhaiter qu’on ne fasse plus de dĂ©couvertes, et mĂȘme l’Institut devrait Ă©tablir une sorte de canon prescrivant ce qu’il faut croire ! Il envoyait en post-scriptum des rĂšgles de critique prises dans le cours de Daunou Citer comme preuve le tĂ©moignage des foules, mauvaise preuve ; elles ne sont pas lĂ  pour rĂ©pondre. Rejetez les choses impossibles. On fit voir Ă  Pausanias la pierre avalĂ©e par Saturne. L’architecture peut mentir, exemple l’arc du Forum, oĂč Titus est appelĂ© le premier vainqueur de JĂ©rusalem, conquise avant lui par PompĂ©e. Les mĂ©dailles trompent quelquefois. Sous Charles IX, on battit des monnaies avec le coin de Henri II. Tenez en compte l’adresse des faussaires, l’intĂ©rĂȘt des apologistes et des calomniateurs. » Peu d’historiens ont travaillĂ© d’aprĂšs ces rĂšgles, mais tous en vue d’une cause spĂ©ciale, d’une religion, d’une nation, d’un parti, d’un systĂšme, ou pour gourmander les rois, conseiller le peuple, offrir des exemples moraux. Les autres, qui prĂ©tendent narrer seulement, ne valent pas mieux ; car on ne peut tout dire, il faut un choix. Mais dans le choix des documents, un certain esprit dominera, et comme il varie, suivant les conditions de l’écrivain, jamais l’histoire ne sera fixĂ©e. C’est triste, » pensaient-ils. Cependant, on pourrait prendre un sujet, Ă©puiser les sources, en faire bien l’analyse, puis le condenser dans une narration, qui serait comme un raccourci des choses, reflĂ©tant la vĂ©ritĂ© tout entiĂšre. Une telle Ɠuvre semblait exĂ©cutable Ă  PĂ©cuchet. — Veux-tu que nous essayions de composer une histoire ? — Je ne demande pas mieux ! Mais laquelle ? — Effectivement, laquelle ? Bouvard s’était assis, PĂ©cuchet marchait de long en large dans le musĂ©e. Quand le pot Ă  beurre frappa ses yeux, et s’arrĂȘtant tout Ă  coup — Si nous Ă©crivions la vie du duc d’AngoulĂȘme ? — Mais c’était un imbĂ©cile ! rĂ©pliqua Bouvard. — Qu’importe ! les personnages du second plan ont parfois une influence Ă©norme, et celui-lĂ  peut-ĂȘtre tenait le rouage des affaires. Les livres leur donneraient des renseignements, et M. de Faverges en possĂ©dait sans doute par lui-mĂȘme ou par de vieux gentilshommes de ses amis. Ils mĂ©ditĂšrent ce projet, le dĂ©battirent, et rĂ©solurent enfin de passer quinze jours Ă  la bibliothĂšque municipale de Caen pour y faire des recherches. Le bibliothĂ©caire mit Ă  leur disposition des histoires gĂ©nĂ©rales et des brochures, avec une lithographie coloriĂ©e reprĂ©sentant de trois quarts Mgr le duc d’AngoulĂȘme. Le drap bleu de son habit d’uniforme disparaissait sous les Ă©paulettes, les crachats et le grand cordon rouge de la LĂ©gion d’honneur. Un collet extrĂȘmement haut enfermait son long cou. Sa tĂȘte piriforme Ă©tait encadrĂ©e par les frisons de sa chevelure et de ses minces favoris, et de lourdes paupiĂšres, un nez trĂšs fort et de grosses lĂšvres donnaient Ă  sa figure une expression de bontĂ© insignifiante. Quand ils eurent pris des notes, ils rĂ©digĂšrent un programme Naissance et enfance peu curieuses. Un de ses gouverneurs est l’abbĂ© GuĂ©nĂ©e, l’ennemi de Voltaire. À Turin, on lui fait fondre un canon, et il Ă©tudie les campagnes de Charles VIII. Aussi, est-il nommĂ©, malgrĂ© sa jeunesse, colonel d’un rĂ©giment de gardes-nobles. 1797. Son mariage. 1814. Les Anglais s’emparent de Bordeaux. Il accourt derriĂšre eux et montre sa personne aux habitants. Description de la personne du prince. 1815. Bonaparte le surprend. Tout de suite il appelle le roi d’Espagne, et Toulon, sans MassĂ©na, Ă©tait livrĂ© Ă  l’Angleterre. OpĂ©rations dans le Midi. — Il est battu, mais relĂąchĂ© sous la promesse de rendre les diamants de la couronne, emportĂ©s au grand galop par le roi, son oncle. AprĂšs les Cent-Jours, il revient avec ses parents et vit tranquille. Plusieurs annĂ©es s’écoulent. Guerre d’Espagne. — DĂšs qu’il a franchi les PyrĂ©nĂ©es, la Victoire suit partout le petit-fils de Henri IV. Il enlĂšve le TrocadĂ©ro, atteint les colonnes d’Hercule, Ă©crase les factions, embrasse Ferdinand et s’en retourne. Arcs de triomphe, fleurs que prĂ©sentent les jeunes filles, dĂźners dans les prĂ©fectures, Te Deum dans les cathĂ©drales. Les Parisiens sont au comble de l’ivresse. La ville lui offre un banquet. On chante sur les théùtres des allusions au hĂ©ros. L’enthousiasme diminue. Car en 1827, Ă  Cherbourg, un bal organisĂ© par souscription rate. Comme il est grand-amiral de France, il inspecte la flotte qui va partir pour Alger. Juillet 1830. Marmont lui apprend l’état des affaires. Alors il entre dans une telle fureur qu’il se blesse la main Ă  l’épĂ©e du gĂ©nĂ©ral. Le roi lui confie le commandement de toutes les forces. Il rencontre au bois de Boulogne des dĂ©tachements de la ligne et ne trouve pas un seul mot Ă  leur dire. De Saint-Cloud, il vole au pont de SĂšvres. Froideur des troupes. Ça ne l’ébranle pas. La famille royale quitte Trianon. Il s’assoit au pied d’un chĂȘne, dĂ©ploie une carte, mĂ©dite, remonte Ă  cheval, passe devant Saint-Cyr et envoie aux Ă©lĂšves des paroles d’espĂ©rance. À Rambouillet, les gardes du corps font leurs adieux. Il s’embarque, et pendant toute la traversĂ©e est malade. Fin de sa carriĂšre. On doit y relever l’importance qu’eurent les ponts. D’abord il s’expose inutilement sur le pont de l’Inn ; il enlĂšve le pont Saint-Esprit et le pont de Lauriol ; Ă  Lyon, les deux ponts lui sont funestes, et sa fortune expire devant le pont de SĂšvres. Tableau de ses vertus. Inutile de vanter son courage, auquel il joignait une grande politique. Car il offrit Ă  chaque soldat soixante francs pour abandonner l’empereur, et en Espagne, il tĂącha de corrompre Ă  prix d’argent les constitutionnels. Sa rĂ©serve Ă©tait si profonde qu’il consentit au mariage projetĂ© entre son pĂšre et la reine d’Étrurie ; Ă  la formation d’un cabinet nouveau aprĂšs les ordonnances ; Ă  l’abdication en faveur de Chambord, Ă  tout ce que l’on voulait. La fermetĂ© pourtant ne lui manquait pas. À Angers, il cassa l’infanterie de la garde nationale, qui, jalouse de la cavalerie et au moyen d’une manƓuvre, Ă©tait parvenue Ă  lui faire escorte, tellement que Son Altesse se trouva prise dans les fantassins Ă  en avoir les genoux comprimĂ©s. Mais il blĂąma la cavalerie, cause du dĂ©sordre, et pardonna Ă  l’infanterie ; vĂ©ritable jugement de Salomon. Sa piĂ©tĂ© se signala par de nombreuses dĂ©votions, et sa clĂ©mence en obtenant la grĂące du gĂ©nĂ©ral Debelle, qui avait portĂ© les armes contre lui. DĂ©tails intimes, traits du prince Au chĂąteau de Beauregard, dans son enfance, il prit plaisir, avec son frĂšre, Ă  creuser une piĂšce d’eau que l’on voit encore. Une fois, il visita la caserne des chasseurs, demanda un verre de vin et le but Ă  la santĂ© du roi. Tout en se promenant pour marquer le pas, il se rĂ©pĂ©tait Ă  lui-mĂȘme Une, deux, une, deux, une, deux ! » On a conservĂ© quelques-uns de ses mots À une dĂ©putation de Bordelais Ce qui me console de n’ĂȘtre pas Ă  Bordeaux, c’est de me trouver au milieu de vous ! » Aux protestants de Nismes Je suis bon catholique, mais je n’oublierai jamais que le plus illustre de mes ancĂȘtres fut protestant. » Aux Ă©lĂšves de Saint-Cyr, quand tout est perdu Bien, mes amis ! Les nouvelles sont bonnes ! Ça va bien ! trĂšs bien ! » AprĂšs l’abdication de Charles X Puisqu’ils ne veulent pas de moi, qu’ils s’arrangent ! » Et en 1814, Ă  tout propos, dans le moindre village Plus de guerre, plus de conscription, plus de droits rĂ©unis. » Son style valait sa parole. Ses proclamations dĂ©passent tout. La premiĂšre du comte d’Artois dĂ©butait ainsi Français, le frĂšre de votre roi est arrivĂ© ! » Celle du prince J’arrive. Je suis le fils de vos rois ! Vous ĂȘtes Français. » Ordre du jour, datĂ© de Bayonne Soldats, j’arrive ! » Une autre, en pleine dĂ©fection Continuez Ă  soutenir, avec la vigueur qui convient au soldat français, la lutte que vous avez commencĂ©e. La France l’attend de vous ! » DerniĂšre Ă  Rambouillet Le roi est entrĂ© en arrangement avec le gouvernement Ă©tabli Ă  Paris, et tout porte Ă  croire que cet arrangement est sur le point d’ĂȘtre conclu. » Tout porte Ă  croire » Ă©tait sublime. — Une chose me chiffonne, dit Bouvard, c’est qu’on ne mentionne pas ses affaires de cƓur ? Et ils notĂšrent en marge Chercher les amours du prince ! » Au moment de partir, le bibliothĂ©caire se ravisant, leur fit voir un autre portrait du duc d’AngoulĂȘme. Sur celui-lĂ , il Ă©tait en colonel de cuirassiers, de profil, l’Ɠil encore plus petit, la bouche ouverte, avec des cheveux plats, voltigeant. Comment concilier les deux portraits ? Avait-il les cheveux plats, ou bien crĂ©pus, Ă  moins qu’il ne poussĂąt la coquetterie jusqu’à se faire friser ? Question grave, suivant PĂ©cuchet, car la chevelure donne le tempĂ©rament, le tempĂ©rament l’individu. Bouvard pensait qu’on ne sait rien d’un homme tant qu’on ignore ses passions ; et pour Ă©claircir ces deux points, ils se prĂ©sentĂšrent au chĂąteau de Faverges. Le comte n’y Ă©tait pas, cela retardait leur ouvrage. Ils rentrĂšrent chez eux, vexĂ©s. La porte de la maison Ă©tait grande ouverte, personne dans la cuisine. Ils montĂšrent l’escalier ; et que virent-ils au milieu de la chambre de Bouvard ? Mme Bordin qui regardait de droite et de gauche. — Excusez-moi, dit-elle, en s’efforçant de rire. Depuis une heure je cherche votre cuisiniĂšre, dont j’aurais besoin, pour mes confitures. Ils la trouvĂšrent dans le bĂ»cher, sur une chaise, et dormant profondĂ©ment. On la secoua. Elle ouvrit les yeux. — Qu’est-ce encore ? Vous ĂȘtes toujours Ă  me diguer avec vos questions ! Il Ă©tait clair qu’en leur absence, Mme Bordin lui en faisait. Germaine sortit de sa torpeur et dĂ©clara une indigestion. — Je reste pour vous soigner, dit la veuve. Alors ils aperçurent dans la cour un grand bonnet, dont les barbes s’agitaient. C’était Mme Castillon, la fermiĂšre. Elle cria — Gorju ! Gorju ! Et du grenier, la voix de leur petite bonne rĂ©pondit hautement — Il n’est pas lĂ  ! Elle descendit au bout de cinq minutes, les pommettes rouges, en Ă©moi. Bouvard et PĂ©cuchet lui reprochĂšrent sa lenteur. Elle dĂ©boucla leurs guĂȘtres sans murmurer. Ensuite, ils allĂšrent voir le bahut. Ses morceaux Ă©pars jonchaient le fournil ; les sculptures Ă©taient endommagĂ©es, les battants rompus. À ce spectacle, devant cette dĂ©ception nouvelle, Bouvard retint ses pleurs et PĂ©cuchet en avait un tremblement. Gorju, se montrant presque aussitĂŽt, exposa le fait il venait de mettre le bahut dehors pour le vernir, quand une vache errante l’avait jetĂ© par terre. — À qui la vache ? dit PĂ©cuchet. — Je ne sais pas. — Eh ! vous aviez laissĂ© la porte ouverte comme tout Ă  l’heure ! C’est de votre faute ! Ils y renonçaient, du reste depuis trop longtemps il les lanternait, et ne voulaient plus de sa personne ni de son travail. Ces messieurs avaient tort. Le dommage n’était pas si grand. Avant trois semaines tout serait fini, et Gorju les accompagna jusque dans la cuisine, oĂč Germaine arrivait, en se traĂźnant, pour faire le dĂźner. Ils remarquĂšrent sur la table une bouteille de Calvados, aux trois quarts vidĂ©e. — Sans doute par vous ! dit PĂ©cuchet Ă  Gorju. — Moi ! jamais. Bouvard objecta — Vous Ă©tiez le seul homme dans la maison. — Eh bien, et les femmes ? reprit l’ouvrier, avec un clin d’Ɠil oblique. Germaine le surprit — Dites plutĂŽt que c’est moi ! — Certainement c’est vous ! — Et c’est moi, peut-ĂȘtre qui ai dĂ©moli l’armoire ! Gorju fit une pirouette. — Vous ne voyez donc pas qu’elle est soĂ»le ! Alors ils se chamaillĂšrent violemment, lui pĂąle, gouailleur, elle empourprĂ©e, et arrachant ses touffes de cheveux gris sous son bonnet de coton. Mme Bordin parlait pour Germaine, MĂ©lie pour Gorju. La vieille Ă©clata. — Si ce n’est pas une abomination ! que vous passiez des journĂ©es ensemble dans le bosquet, sans compter la nuit ! espĂšce de Parisien, mangeur de bourgeoises ! qui vient chez nos maĂźtres pour leur faire accroire des farces ! Les prunelles de Bouvard s’écarquillĂšrent. — Quelles farces ! — Je dis qu’on se fiche de vous ! — On ne se fiche pas de moi ! s’écria PĂ©cuchet. Et, indignĂ© de son insolence, exaspĂ©rĂ© par les dĂ©boires, il la chassa ; qu’elle eĂ»t Ă  dĂ©guerpir. Bouvard ne s’opposa point Ă  cette dĂ©cision et ils se retirĂšrent, laissant Germaine pousser des sanglots sur son malheur, tandis que Mme Bordin tĂąchait de la consoler. Le soir, quand ils furent calmes, ils reprirent ces Ă©vĂ©nements, se demandĂšrent qui avait bu le Calvados, comment le meuble s’était brisĂ©, que rĂ©clamait Mme Castillon en appelant Gorju, et s’il avait dĂ©shonorĂ© MĂ©lie ? — Nous ne savons pas, dit Bouvard, ce qui se passe dans notre mĂ©nage, et nous prĂ©tendons dĂ©couvrir quels Ă©taient les cheveux et les amours du duc d’AngoulĂȘme ! PĂ©cuchet ajouta — Combien de questions autrement considĂ©rables, et encore plus difficiles ! D’oĂč ils conclurent que les faits extĂ©rieurs ne sont pas tout. Il faut les complĂ©ter par la psychologie. Sans l’imagination, l’histoire est dĂ©fectueuse. — Faisons venir quelques romans historiques ! V Ils lurent d’abord Walter Scott. Ce fut comme la surprise d’un monde nouveau. Les hommes du passĂ©, qui n’étaient pour eux que des fantĂŽmes ou des noms, devinrent des ĂȘtres vivants, rois, princes, sorciers, valets, garde-chasses, moines, bohĂ©miens, marchands et soldats, qui dĂ©libĂšrent, combattent, voyagent, trafiquent, mangent et boivent, chantent et prient, dans la salle d’armes des chĂąteaux, sur le banc noir des auberges, par les rues tortueuses des villes, sous l’auvent des Ă©choppes, dans le cloĂźtre des monastĂšres. Des paysages artistement composĂ©s entourent les scĂšnes comme un dĂ©cor de théùtre. On suit des yeux un cavalier qui galope le long des grĂšves. On aspire au milieu des genĂȘts la fraĂźcheur du vent, la lune Ă©claire des lacs oĂč glisse un bateau, le soleil fait reluire les cuirasses, la pluie tombe sur les huttes de feuillage. Sans connaĂźtre les modĂšles, ils trouvaient ces peintures ressemblantes, et l’illusion Ă©tait complĂšte. L’hiver s’y passa. Leur dĂ©jeuner fini, ils s’installaient dans la petite salle, aux deux bouts de la cheminĂ©e ; et en face l’un de l’autre, avec un livre Ă  la main, ils lisaient silencieusement. Quand le jour baissait, ils allaient se promener sur la grande route, dĂźnaient en hĂąte et continuaient leur lecture dans la nuit. Pour se garantir de la lampe, Bouvard avait des conserves bleues ; PĂ©cuchet portait la visiĂšre de sa casquette inclinĂ©e sur le front. Germaine n’était pas partie, et Gorju, de temps Ă  autre, venait fouir au jardin, car ils avaient cĂ©dĂ©, par indiffĂ©rence, oubli des choses matĂ©rielles. AprĂšs Walter Scott, Alexandre Dumas les divertit Ă  la maniĂšre d’une lanterne magique. Ses personnages, alertes comme des singes, forts comme des bƓufs, gais comme des pinsons, entrent et partent brusquement, sautent des toits sur le pavĂ©, reçoivent d’affreuses blessures dont ils guĂ©rissent, sont crus morts et reparaissent. Il y a des trappes sous les planchers, des antidotes, des dĂ©guisements et tout se mĂȘle, court et se dĂ©brouille, sans une minute pour la rĂ©flexion. L’amour conserve de la dĂ©cence, le fanatisme est gai, les massacres font sourire. Rendus difficiles par ces deux maĂźtres, ils ne purent tolĂ©rer le fatras de BĂ©lisaire, la niaiserie de Numa Pompilius, de Marchangy, du vicomte d’Arlincourt. La couleur de FrĂ©dĂ©ric SouliĂ© comme celle du bibliophile Jacob leur parut insuffisante, et M. Villemain les scandalisa en montrant, page 85 de son Lascaris, une Espagnole qui fume une pipe, une longue pipe arabe », au milieu du XVe siĂšcle. PĂ©cuchet consultait la Biographie universelle et entreprit de reviser Dumas au point de vue de la science. L’auteur, dans les Deux Diane, se trompe de dates. Le mariage du Dauphin François eut lieu le 15 octobre 1548, et non le 20 mars 1549. Comment sait-il voir le Page du duc de Savoie que Catherine de MĂ©dicis, aprĂšs la mort de son Ă©poux, voulait recommencer la guerre ? Il est peu probable qu’on ait couronnĂ© le duc d’Anjou, la nuit, dans une Ă©glise, Ă©pisode qui agrĂ©mente la Dame de Montsoreau. La Reine Margot, principalement, fourmille d’erreurs. Le duc de Nevers n’était pas absent. Il opina au conseil avant la Saint-BarthĂ©lĂ©my, et Henri de Navarre ne suivit pas la procession quatre jours aprĂšs. Henri III ne revint pas de Pologne aussi vite. D’ailleurs, combien de rengaines ! Le miracle de l’aubĂ©pine, le balcon de Charles IX, les gants empoisonnĂ©s de Jeanne d’Albret ; PĂ©cuchet n’eut plus confiance en Dumas. Il perdit mĂȘme tout respect pour Walter Scott, Ă  cause des bĂ©vues de son Quentin Durward. Le meurtre de l’évĂȘque de LiĂšge est avancĂ© de quinze ans. La femme de Robert de Lamarck Ă©tait Jeanne d’Arschel et non Hameline de Croy. Loin d’ĂȘtre tuĂ© par un soldat, il fut mis Ă  mort par Maximilien, et la figure du TĂ©mĂ©raire, quand on trouva son cadavre, n’exprimait aucune menace, puisque les loups l’avaient Ă  demi dĂ©vorĂ©e. Bouvard n’en continua pas moins Walter Scott, mais finit par s’ennuyer de la rĂ©pĂ©tition des mĂȘmes effets. L’hĂ©roĂŻne, ordinairement, vit Ă  la campagne avec son pĂšre, et l’amoureux, un enfant volĂ©, est rĂ©tabli dans ses droits et triomphe de ses rivaux. Il y a toujours un mendiant philosophe, un chĂątelain bourru, des jeunes filles pures, des valets facĂ©tieux et d’interminables dialogues, une pruderie bĂȘte, manque complet de profondeur. En haine du bric-Ă -brac, Bouvard prit George Sand. Il s’enthousiasma pour les belles adultĂšres et les nobles amants, aurait voulu ĂȘtre Jacques, Simon, BĂ©nĂ©dict, LĂ©lio, et habiter Venise ! Il poussait des soupirs, ne savait pas ce qu’il avait, se trouvait lui-mĂȘme changĂ©. PĂ©cuchet, travaillant la littĂ©rature historique, Ă©tudiait les piĂšces de théùtre. Il avala deux Pharamond, trois Clovis, quatre Charlemagne, plusieurs Philippe Auguste, une foule de Jeanne d’Arc, et bien des marquises de Pompadour, et des conspirations de Cellamare. Presque toutes lui parurent encore plus bĂȘtes que les romans. Car il existe pour le théùtre une histoire convenue, que rien ne peut dĂ©truire. Louis XI ne manquera pas de s’agenouiller devant les figurines de son chapeau ; Henri IV sera constamment jovial ; Marie Stuart pleureuse, Richelieu cruel ; enfin, tous les caractĂšres se montrent d’un seul bloc, par amour des idĂ©es simples et respect de l’ignorance, si bien que le dramaturge, loin d’élever abaisse au lieu d’instruire, abrutit. Comme Bouvard lui avait vantĂ© George Sand, PĂ©cuchet se mit Ă  lire Consuelo, Horace, Mauprat, fut sĂ©duit par la dĂ©fense des opprimĂ©s, le cĂŽtĂ© social et rĂ©publicain, les thĂšses. Suivant Bouvard, elles gĂątaient la fiction et il demanda au cabinet de lecture des romans d’amour. À haute voix et l’un aprĂšs l’autre, ils parcoururent la Nouvelle HĂ©loĂŻse, Delphine, Adolphe, Ourika. Mais les bĂąillements de celui qui Ă©coutait gagnaient son compagnon, dont les mains bientĂŽt laissaient tomber le livre par terre. Ils reprochaient Ă  tous ceux-lĂ  de ne rien dire sur le milieu, l’époque, le costume des personnages. Le cƓur seul est traitĂ© ; toujours du sentiment ! Comme si le monde ne contenait pas autre chose ! Ensuite ils tĂątĂšrent des romans humoristiques, tels que le Voyage autour de ma chambre, par Xavier de Maistre ; Sous les Tilleuls, d’Alphonse Karr. Dans ce genre de livres, on doit interrompre la narration pour parler de son chien, de ses pantoufles ou de sa maĂźtresse. Un tel sans-gĂȘne d’abord les charma, puis leur parut stupide, car l’auteur efface son Ɠuvre en y Ă©talant sa personne. Par besoin de dramatique, ils se plongĂšrent dans les romans d’aventures ; l’intrigue les intĂ©ressait d’autant plus qu’elle Ă©tait enchevĂȘtrĂ©e, extraordinaire et impossible. Ils s’évertuaient Ă  prĂ©voir les dĂ©nouements, devinrent lĂ -dessus trĂšs forts, et se lassĂšrent d’une amusette, indigne d’esprits sĂ©rieux. L’Ɠuvre de Balzac les Ă©merveilla, tout Ă  la fois comme une Babylone et comme des grains de poussiĂšre sous le microscope. Dans les choses les plus banales, des aspects nouveaux surgirent. Ils n’avaient pas soupçonnĂ© la vie moderne aussi profonde. — Quel observateur ! s’écriait Bouvard. — Moi je le trouve chimĂ©rique, finit par dire PĂ©cuchet. Il croit aux sciences occultes, Ă  la monarchie, Ă  la noblesse, est Ă©bloui par les coquins, vous remue les millions comme des centimes, et ses bourgeois ne sont pas des bourgeois, mais des colosses. Pourquoi gonfler ce qui est plat, et dĂ©crire tant de sottises ! Il a fait un roman sur la chimie, un autre sur la Banque, un autre sur les machines Ă  imprimer, comme un certain Ricard avait fait le cocher de fiacre », le porteur d’eau », le marchand de coco ». Nous en aurions sur tous les mĂ©tiers et sur toutes les provinces, puis sur toutes les villes et les Ă©tages de chaque maison et chaque individu, ce qui ne sera plus de la littĂ©rature, mais de la statistique ou de l’ethnographie. Peu importait Ă  Bouvard le procĂ©dĂ©. Il voulait s’instruire, descendre plus avant dans la connaissance des mƓurs. Il relut Paul de Kock, feuilleta de vieux ermites de la ChaussĂ©e d’Antin. — Comment perdre son temps Ă  des inepties pareilles ! disait PĂ©cuchet. — Mais par la suite ce sera fort curieux, comme documents. — Va te promener avec tes documents ! Je demande quelque chose qui m’exalte, qui m’enlĂšve aux misĂšres de ce monde ! Et PĂ©cuchet, portĂ© Ă  l’idĂ©al, tourna Bouvard, insensiblement, vers la tragĂ©die. Le lointain oĂč elle se passe, les intĂ©rĂȘts qu’on y dĂ©bat et la condition de ses personnages leur imposaient comme un sentiment de grandeur. Un jour, Bouvard prit Athalie, et dĂ©bita le songe tellement bien que PĂ©cuchet voulut Ă  son tour l’essayer. DĂšs la premiĂšre phrase, sa voix se perdit dans une espĂšce de bourdonnement. Elle Ă©tait monotone et, bien que forte, indistincte. Bouvard, plein d’expĂ©rience, lui conseilla, pour l’assouplir, de la dĂ©ployer depuis le ton le plus bas jusqu’au plus haut, et de la replier, Ă©mettant deux gammes, l’une montante, l’autre descendante ; et lui-mĂȘme se livrait Ă  cet exercice, le matin, dans son lit, couchĂ© sur le dos, selon le prĂ©cepte des Grecs. PĂ©cuchet, pendant ce temps-lĂ , travaillait de la mĂȘme façon ; leur porte Ă©tait close et ils braillaient sĂ©parĂ©ment. Ce qui leur plaisait de la tragĂ©die, c’était l’emphase, les discours sur la politique, les maximes de perversitĂ©. Ils apprirent par cƓur les dialogues les plus fameux de Racine et de Voltaire, et ils les dĂ©clamaient dans le corridor. Bouvard, comme au Théùtre-Français, marchait la main sur l’épaule de PĂ©cuchet en s’arrĂȘtant par intervalles, et, roulant ses yeux, ouvrait les bras, accusait les destins. Il avait de beaux cris de douleur dans le PhiloctĂšte de La Harpe, un joli hoquet dans Gabrielle de Vergy, et quand il faisait Denys, tyran de Syracuse, une maniĂšre de considĂ©rer son fils en l’appelant Monstre, digne de moi ! » qui Ă©tait vraiment terrible. PĂ©cuchet en oubliait son rĂŽle. Les moyens lui manquaient, non la bonne volontĂ©. Une fois, dans la ClĂ©opĂątre de Marmontel, il imagina de reproduire le sifflement de l’aspic, tel qu’avait dĂ» le faire l’automate inventĂ© exprĂšs par Vaucanson. Cet effet manquĂ© les fit rire jusqu’au soir. La tragĂ©die tomba dans leur estime. Bouvard en fut las le premier et, y mettant de la franchise, dĂ©montra combien elle est artificielle et podagre, la niaiserie de ses moyens, l’absurditĂ© des confidents. Ils abordĂšrent la comĂ©die, qui est l’école des nuances. Il faut disloquer la phrase, souligner les mots, peser les syllabes. PĂ©cuchet n’en put venir Ă  bout et Ă©choua complĂštement dans CĂ©limĂšne. Du reste, il trouvait les amoureux bien froids, les raisonneurs assommants, les valets intolĂ©rables, Clitandre et Sganarelle aussi faux qu’Égisthe et qu’Agamemnon. Restait la comĂ©die sĂ©rieuse, ou tragĂ©die bourgeoise, celle oĂč l’on voit des pĂšres de famille dĂ©solĂ©s, des domestiques sauvant leurs maĂźtres, des richards offrant leur fortune, des couturiĂšres innocentes et d’infĂąmes suborneurs, genre qui se prolonge de Diderot jusqu’à PixĂ©rĂ©court. Toutes ces piĂšces prĂȘchant la vertu les choquĂšrent comme triviales. Le drame de 1830 les enchanta par son mouvement, sa couleur, sa jeunesse. Ils ne faisaient guĂšre de diffĂ©rence entre Victor Hugo, Dumas ou Bouchardy, et la diction ne devait plus ĂȘtre pompeuse ou fine, mais lyrique, dĂ©sordonnĂ©e. Un jour que Bouvard tĂąchait de faire comprendre Ă  PĂ©cuchet le jeu de FrĂ©dĂ©rick LemaĂźtre, Mme Bordin se montra tout Ă  coup avec son chĂąle vert et un volume de Pigault-Lebrun qu’elle rapportait, ces messieurs ayant l’obligeance de lui prĂȘter des romans quelquefois. — Mais continuez ! Car elle Ă©tait lĂ  depuis une minute, et avait plaisir Ă  les entendre. Ils s’excusĂšrent. Elle insistait. — Mon Dieu ! dit Bouvard, rien ne nous empĂȘche !
 PĂ©cuchet allĂ©gua, par fausse honte, qu’ils ne pouvaient jouer Ă  l’improviste, sans costume. — Effectivement ! nous aurions besoin de nous dĂ©guiser ! Et Bouvard chercha un objet quelconque, ne trouva que le bonnet grec et le prit. Comme le corridor manquait de largeur, ils descendirent dans le salon. Des araignĂ©es couraient le long des murs et les spĂ©cimens gĂ©ologiques encombrant le sol avaient blanchi de leur poussiĂšre le velours des fauteuils. On Ă©tala sur le moins malpropre un torchon pour que Mme Bordin pĂ»t s’asseoir. Il fallait lui servir quelque chose de bien. Bouvard Ă©tait partisan de la Tour de Nesle. Mais PĂ©cuchet avait peur des rĂŽles qui demandent trop d’action. — Elle aimera mieux du classique ! PhĂšdre, par exemple ? — Soit. Bouvard conta le sujet. — C’est une reine, dont le mari a, d’une autre femme, un fils. Elle est devenue folle du jeune homme, y sommes-nous ? En route ! Oui, prince, je languis, je brĂ»le pour ThĂ©sĂ©e, Je l’aime ! Et parlant au profil de PĂ©cuchet, il admirait son port, son visage, cette tĂȘte charmante », se dĂ©solait de ne l’avoir pas rencontrĂ© sur la flotte des Grecs, aurait voulu se perdre avec lui dans le labyrinthe. La mĂšche du bonnet rouge s’inclinait amoureusement, et sa voix tremblante, et sa figure bonne conjuraient le cruel de prendre en pitiĂ© sa flamme. PĂ©cuchet, en se dĂ©tournant, haletait pour marquer de l’émotion. Mme Bordin, immobile, Ă©carquillait les yeux, comme devant les faiseurs de tours ; MĂ©lie Ă©coutait derriĂšre la porte. Gorju, en manches de chemises, les regardait par la fenĂȘtre. Bouvard entama la seconde tirade. Son jeu exprimait le dĂ©lire des sens, le remords, le dĂ©sespoir, et il se prĂ©cipita sur le glaive idĂ©al de PĂ©cuchet avec tant de violence que, trĂ©buchant dans les cailloux, il faillit tomber par terre. — Ne faites pas attention ! Puis, ThĂ©sĂ©e arrive, et elle s’empoisonne ! — Pauvre femme ! dit Mme Bordin. Ensuite ils la priĂšrent de leur dĂ©signer un morceau. Le choix l’embarrassait. Elle n’avait vu que trois piĂšces Robert le Diable dans la capitale, le Jeune Mari Ă  Rouen, et une autre Ă  Falaise qui Ă©tait bien amusante et qu’on appelait la Brouette du Vinaigrier. Enfin Bouvard lui proposa la grande scĂšne de Tartufe, au troisiĂšme acte. PĂ©cuchet crut une explication nĂ©cessaire — Il faut savoir que Tartufe
 Mme Bordin l’interrompit — On sait ce que c’est qu’un Tartufe ! Bouvard eĂ»t dĂ©sirĂ©, pour un certain passage, une robe. — Je ne vois que la robe de moine, dit PĂ©cuchet. — N’importe ! mets-la ! Il reparut avec elle et un MoliĂšre. Le commencement fut mĂ©diocre. Mais Tartufe venant Ă  caresser les genoux d’Elmire, PĂ©cuchet prit un ton de gendarme. — Que fait lĂ  votre main ? Bouvard, bien vite, rĂ©pliqua d’une voix sucrĂ©e — Je tĂąte votre habit, l’étoffe en est moelleuse. Et il dardait ses prunelles, tendait la bouche, reniflait, avait un air extrĂȘmement lubrique, finit mĂȘme par s’adresser Ă  Mme Bordin. Les regards de cet homme la gĂȘnaient, et quand il s’arrĂȘta, humble et palpitant, elle cherchait presque une rĂ©ponse. PĂ©cuchet eut recours au livre — La dĂ©claration est tout Ă  fait galante. — Ah ! oui, s’écria-t-elle, c’est un fier enjĂŽleur. — N’est-ce pas ? reprit fiĂšrement Bouvard. Mais en voilĂ  une autre, d’un chic plus moderne. Et, ayant dĂ©fait sa redingote, il s’accroupit sur un moellon, et dĂ©clama, la tĂȘte renversĂ©e Des flammes de tes yeux inonde ma paupiĂšre. Chante-moi quelque chant, comme parfois, le soir, Tu m’en chantais, avec des pleurs dans ton Ɠil noir. Ça me ressemble », pensa-t-elle. Soyons heureux ! buvons ! car la coupe est remplie, Car cette heure est Ă  nous et le reste est folie ! — Comme vous ĂȘtes drĂŽle ! Et elle riait d’un petit rire, qui lui remontait la gorge et dĂ©couvrait ses dents. D’aimer, N’est-ce pas qu’il est doux D’aimer, et de savoir qu’on vous aime Ă  genoux ? Il s’agenouilla. — Finissez donc ! Oh ! laisse-moi dormir et rĂȘver sur ton sein, Doña Sol, ma beautĂ©, mon amour ! — Ici on entend les cloches, un montagnard les dĂ©range. — Heureusement ! car sans cela
 ! Et Mme Bordin sourit, au lieu de terminer sa phrase. Le jour baissait. Elle se leva. Il avait plu tout Ă  l’heure, et le chemin par la hĂȘtrĂ©e n’étant pas facile, mieux valait s’en retourner par les champs. Bouvard l’accompagna dans le jardin, pour lui ouvrir la porte. D’abord ils marchĂšrent le long des quenouilles, sans parler. Il Ă©tait encore Ă©mu de sa dĂ©clamation, et elle Ă©prouvait au fond de l’ñme comme une surprise, un charme qui venait de la littĂ©rature. L’art, en de certaines occasions, Ă©branle les esprits mĂ©diocres, et des mondes peuvent ĂȘtre rĂ©vĂ©lĂ©s par ses interprĂštes les plus lourds. Le soleil avait reparu, faisait luire les feuilles, jetait des taches lumineuses dans les fourrĂ©s, çà et lĂ . Trois moineaux avec de petits cris sautillaient sur le tronc d’un vieux tilleul abattu. Une Ă©pine en fleurs Ă©talait sa gerbe rose, des lilas alourdis se penchaient. — Ah ! cela fait bien ! dit Bouvard, en humant l’air Ă  pleins poumons. — Aussi, vous vous donnez un mal ! — Ce n’est pas que j’aie du talent, mais pour du feu, j’en possĂšde. — On voit
, reprit-elle et mettant un espace entre les mots, que vous avez
 aimé  autrefois. — Autrefois, seulement vous croyez ! Elle s’arrĂȘta. — Je n’en sais rien ! Que veut-elle dire ? » Et Bouvard sentait battre son cƓur. Une flaque au milieu du sable, obligeant Ă  un dĂ©tour, les fit monter sous la charmille. Alors ils causĂšrent de la reprĂ©sentation. Comment s’appelle votre dernier morceau ? — C’est tirĂ© de Hernani, un drame. — Ah ! Puis lentement, et se parlant Ă  elle-mĂȘme — Ce doit ĂȘtre bien agrĂ©able, un monsieur qui vous dit des choses pareilles, pour tout de bon. — Je suis Ă  vos ordres, rĂ©pondit Bouvard. — Vous ? — Oui ! moi ! — Quelle plaisanterie ! — Pas le moins du monde ! Et ayant jetĂ© un regard autour d’eux, il la prit Ă  la ceinture, par derriĂšre, et la baisa sur la nuque, fortement. Elle devint trĂšs pĂąle comme si elle allait s’évanouir, et s’appuya d’une main contre un arbre ; puis, ouvrit les paupiĂšres, et secoua la tĂȘte. — C’est passĂ©. Il la regardait, avec Ă©bahissement. La grille ouverte, elle monta sur le seuil de la petite porte. Une rigole coulait de l’autre cĂŽtĂ©. Elle ramassa tous les plis de sa jupe, et se tenait au bord, indĂ©cise — Voulez-vous mon aide ? — Inutile. — Pourquoi pas ? — Ah ! vous ĂȘtes trop dangereux ! Et, dans le saut qu’elle fit, son bas blanc parut. Bouvard se blĂąma d’avoir ratĂ© l’occasion. Bah ! elle se retrouverait, et puis les femmes ne sont pas toutes les mĂȘmes. Il faut brusquer les unes, l’audace vous perd avec les autres. En somme, il Ă©tait content de lui, et s’il ne confia pas son espoir Ă  PĂ©cuchet, ce fut dans la peur des observations, et nullement par dĂ©licatesse. À partir de ce jour-lĂ , ils dĂ©clamĂšrent devant MĂ©lie et Gorju, tout en regrettant de n’avoir pas un théùtre de sociĂ©tĂ©. La petite bonne s’amusait sans y rien comprendre, Ă©bahie du langage, fascinĂ©e par le ronron des vers. Gorju applaudissait les tirades philosophiques des tragĂ©dies et tout ce qui Ă©tait pour le peuple dans les mĂ©lodrames ; si bien que, charmĂ©s de son goĂ»t, ils pensĂšrent Ă  lui donner des leçons, pour en faire plus tard un acteur. Cette perspective Ă©blouissait l’ouvrier. Le bruit de leurs travaux s’était rĂ©pandu. Vaucorbeil leur en parla d’une façon narquoise. GĂ©nĂ©ralement on les mĂ©prisait. Ils s’en estimaient davantage. Ils se sacrĂšrent artistes. PĂ©cuchet porta des moustaches, et Bouvard ne trouva rien de mieux, avec sa mine ronde et sa calvitie, que de se faire une tĂȘte Ă  la BĂ©ranger ! » Enfin, ils rĂ©solurent de composer une piĂšce. Le difficile c’était le sujet. Ils le cherchaient en dĂ©jeunant, et buvaient du cafĂ©, liqueur indispensable au cerveau, puis deux ou trois petits verres. Ils allaient dormir sur leur lit ; aprĂšs quoi, ils descendaient dans le verger, s’y promenaient, enfin sortaient pour trouver dehors l’inspiration, cheminaient cĂŽte Ă  cĂŽte, et rentraient extĂ©nuĂ©s. Ou bien, ils s’enfermaient Ă  double tour. Bouvard nettoyait la table, mettait du papier devant lui, trempait sa plume et restait les yeux au plafond, pendant que PĂ©cuchet, dans le fauteuil, mĂ©ditait, les jambes droites et la tĂȘte basse. Parfois ils sentaient un frisson et comme le vent d’une idĂ©e ; au moment de la saisir, elle avait disparu. Mais il existe des mĂ©thodes pour dĂ©couvrir des sujets. On prend un titre au hasard, et un fait en dĂ©coule ; on dĂ©veloppe un proverbe, on combine des aventures en une seule. Pas un de ces moyens n’aboutit. Ils feuilletĂšrent vainement des recueils d’anecdotes, plusieurs volumes des causes cĂ©lĂšbres, un tas d’histoires. Et ils rĂȘvaient d’ĂȘtre jouĂ©s Ă  l’OdĂ©on, pensaient aux spectacles, regrettaient Paris. — J’étais fait pour ĂȘtre auteur, et ne pas m’enterrer Ă  la campagne ! disait Bouvard. — Moi de mĂȘme, rĂ©pondait PĂ©cuchet. Une illumination lui vint s’ils avaient tant de mal, c’est qu’ils ne savaient pas les rĂšgles. Ils les Ă©tudiĂšrent, dans la Pratique du Théùtre par d’Aubignac, et dans quelques ouvrages moins dĂ©modĂ©s. On y dĂ©bat des questions importantes Si la comĂ©die peut s’écrire en vers ; si la tragĂ©die n’excĂšde point les bornes, en tirant sa fable de l’histoire moderne ; si les hĂ©ros doivent ĂȘtre vertueux ; quel genre de scĂ©lĂ©rats elle comporte ; jusqu’à quel point les horreurs y sont permises ; que les dĂ©tails concourent Ă  un seul but, que l’intĂ©rĂȘt grandisse, que la fin rĂ©ponde au commencement, sans doute ! Inventez des ressorts qui puissent m’attacher, dit Boileau. Par quel moyen inventer des ressorts ? Que dans tous vos discours la passion Ă©mue Aille chercher le cƓur, l’échauffe et le remue. Comment Ă©chauffer le cƓur ? Donc les rĂšgles ne suffisent pas ; il faut, de plus, le gĂ©nie. Et le gĂ©nie ne suffit pas. Corneille, suivant l’AcadĂ©mie française, n’entend rien au théùtre. Geoffroy dĂ©nigra Voltaire. Racine fut bafouĂ© par Subligny. La Harpe rugissait au nom de Shakespeare. La vieille critique les dĂ©goĂ»tant, ils voulurent connaĂźtre la nouvelle, et firent venir les comptes rendus de piĂšces dans les journaux. Quel aplomb ! Quel entĂȘtement ! Quelle improbitĂ© ! Des outrages Ă  des chefs-d’Ɠuvre, des rĂ©vĂ©rences faites Ă  des platitudes ; et les Ăąneries de ceux qui passent pour savants, et la bĂȘtise des autres que l’on proclame spirituels ! C’est peut-ĂȘtre au public qu’il faut s’en rapporter ? Mais des Ɠuvres applaudies parfois leur dĂ©plaisaient, et, dans les sifflĂ©es, quelque chose leur agrĂ©ait. Ainsi, l’opinion des gens de goĂ»t est trompeuse et le jugement de la foule inconcevable. Bouvard posa le dilemme Ă  Barberou ; PĂ©cuchet, de son cĂŽtĂ©, Ă©crivit Ă  Dumouchel. L’ancien commis voyageur s’étonna du ramollissement causĂ© par la province, son vieux Bouvard tournait Ă  la bedolle, bref n’y Ă©tait plus du tout ». Le théùtre est un objet de consommation comme un autre. Cela entre dans l’article Paris. On va au spectacle pour se divertir. Ce qui est bien, c’est ce qui amuse. — Mais, imbĂ©cile, s’écria PĂ©cuchet, ce qui t’amuse n’est pas ce qui m’amuse, et les autres et toi-mĂȘme s’en fatigueront plus tard. Si les piĂšces sont absolument Ă©crites pour ĂȘtre jouĂ©es, comment se fait-il que les meilleures soient toujours lues ? Et il attendit la rĂ©ponse de Dumouchel. Suivant le professeur, le sort immĂ©diat d’une piĂšce ne prouvait rien. Le Misanthrope et Athalie tombĂšrent. ZaĂŻre n’est plus comprise. Qui parle aujourd’hui de Ducange et de Picard ? Et il rappelait tous les grands succĂšs contemporains, depuis Fanchon la Vielleuse jusqu’à Gaspardo le PĂȘcheur, dĂ©plorait la dĂ©cadence de notre scĂšne. Elle a pour cause le mĂ©pris de la littĂ©rature, ou plutĂŽt du style. Alors ils se demandĂšrent en quoi consiste prĂ©cisĂ©ment le style ? et, grĂące Ă  des auteurs indiquĂ©s par Dumouchel, ils apprirent le secret de tous ses genres. Comment on obtient le majestueux, le tempĂ©rĂ©, le naĂŻf, les tournures qui sont nobles, les mots qui sont bas. Chiens se relĂšve par dĂ©vorants. Vomir ne s’emploie qu’au figurĂ©. FiĂšvre s’applique aux passions. Vaillance est beau en vers. — Si nous faisions des vers ? dit PĂ©cuchet. — Plus tard ! Occupons-nous de la prose d’abord. On recommande formellement de choisir un classique pour se mouler sur lui, mais tous ont leurs dangers, et non seulement ils ont pĂ©chĂ© par le style, mais encore par la langue. Une telle assertion dĂ©concerta Bouvard et PĂ©cuchet et ils se mirent Ă  Ă©tudier la grammaire. Avons-nous dans notre idiome des articles dĂ©finis et indĂ©finis comme en latin ? Les uns pensent que oui, les autres que non. Ils n’osĂšrent se dĂ©cider. Le sujet s’accorde toujours avec le verbe, sauf les occasions oĂč le sujet ne s’accorde pas. Nulle distinction, autrefois, entre l’adjectif verbal et le participe prĂ©sent ; mais l’AcadĂ©mie en pose une peu commode Ă  saisir. Ils furent bien aises d’apprendre que leur, pronom, s’emploie pour les personnes, mais aussi pour les choses, tandis que oĂč et en s’emploient pour les choses et quelquefois pour les personnes. Doit-on dire Cette femme a l’air bon » ou l’air bonne » ? une bĂ»che de bois sec » ou de bois sĂšche » ? ne pas laisser de » ou que de » ? une troupe de voleurs survint », ou survinrent » ? Autres difficultĂ©s Autour et Ă  l’entour » dont Racine et Boileau ne voyaient pas la diffĂ©rence ; imposer » ou en imposer » synonymes chez Massillon et chez Voltaire ; croasser » et coasser », confondus par Lafontaine, qui pourtant savait reconnaĂźtre un corbeau d’une grenouille. Les grammairiens, il est vrai, sont en dĂ©saccord. Ceux-ci voient une beautĂ© oĂč ceux-lĂ  dĂ©couvrent une faute. Ils admettent des principes dont ils repoussent les consĂ©quences, proclament les consĂ©quences dont ils refusent les principes, s’appuient sur la tradition, rejettent les maĂźtres, et ont des raffinements bizarres. MĂ©nage, au lieu de lentilles et cassonade, prĂ©conise nentilles et castonade. Bouhours, jĂ©rarchie et non pas hiĂ©rarchie, et M. Chapsal les Ɠils de la soupe. PĂ©cuchet surtout fut Ă©bahi par JĂ©nin. Comment ? des z’hannetons vaudrait mieux que des hannetons ? des z’aricots que des haricots ? et, sous Louis XIV, on prononçait Roume et Monsieur de Lioune pour Rome et Monsieur de Lionne ! LittrĂ© leur porta le coup de grĂące en affirmant que jamais il n’y eut d’orthographe positive, et qu’il ne saurait y en avoir. Ils en conclurent que la syntaxe est une fantaisie et la grammaire une illusion. En ce temps-lĂ  d’ailleurs, une rhĂ©torique nouvelle annonçait qu’il faut Ă©crire comme on parle et que tout sera bien, pourvu qu’on ait senti, observĂ©. Comme ils avaient senti et croyaient avoir observĂ©, ils se jugĂšrent capables d’écrire une piĂšce est gĂȘnante par l’étroitesse du cadre, mais le roman a plus de libertĂ©s. Pour en faire un, ils cherchĂšrent dans leurs souvenirs. PĂ©cuchet se rappela un de ses chefs de bureau, un trĂšs vilain monsieur, et il ambitionnait de s’en venger par un livre. Bouvard avait connu, Ă  l’estaminet, un vieux maĂźtre d’écriture ivrogne et misĂ©rable. Rien ne serait drĂŽle comme ce personnage. Au bout de la semaine, ils imaginĂšrent de fondre ces deux sujets en un seul, en demeurĂšrent lĂ , passĂšrent aux suivants Une femme qui cause le malheur d’une famille ; une femme, son mari et son amant ; une femme qui serait vertueuse par dĂ©faut de conformation ; un ambitieux, un mauvais prĂȘtre. Ils tĂąchaient de relier Ă  ces conceptions incertaines des choses fournies par leur mĂ©moire, retranchaient, ajoutaient. PĂ©cuchet Ă©tait pour le sentiment et l’idĂ©e, Bouvard pour l’image et la couleur ; et ils commençaient Ă  ne plus s’entendre, chacun s’étonnant que l’autre fĂ»t si bornĂ©. La science qu’on nomme esthĂ©tique trancherait peut-ĂȘtre leurs diffĂ©rends. Un ami de Dumouchel, professeur de philosophie, leur envoya une liste d’ouvrages sur la matiĂšre. Ils travaillaient Ă  part, et se communiquaient leurs rĂ©flexions. D’abord qu’est-ce que le beau ? Pour Schelling, c’est l’infini s’exprimant par le fini ; pour Reid, une qualitĂ© occulte ; pour Jouffroy, un trait indĂ©composable ; pour De Maistre, ce qui plaĂźt Ă  la vertu ; pour le P. AndrĂ©, ce qui convient Ă  la raison. Et il existe plusieurs sortes de Beau un beau dans les sciences, la gĂ©omĂ©trie est belle ; un beau dans les mƓurs, on ne peut nier que la mort de Socrate ne soit belle. Un beau dans le rĂšgne animal la beautĂ© du chien consiste dans son odorat. Un cochon ne saurait ĂȘtre beau, vu ses habitudes immondes ; un serpent non plus, car il Ă©veille en nous des idĂ©es de bassesse. Les fleurs, les papillons, les oiseaux peuvent ĂȘtre beaux. Enfin la condition premiĂšre du Beau, c’est l’unitĂ© dans la variĂ©tĂ©, voilĂ  le principe. — Cependant, dit Bouvard, deux yeux louches sont plus variĂ©s que deux yeux droits et produisent moins bon effet, ordinairement. Ils abordĂšrent la question du sublime. Certains objets sont d’eux-mĂȘmes sublimes, le fracas d’un torrent, des tĂ©nĂšbres profondes, un arbre battu par la tempĂȘte. Un caractĂšre est beau quand il triomphe, et sublime quand il lutte. — Je comprends, dit Bouvard, le Beau est le Beau, et le Sublime le trĂšs Beau. Comment les distinguer ? — Au moyen du tact, rĂ©pondit PĂ©cuchet. — Et le tact, d’oĂč vient-il ? — Du goĂ»t ! — Qu’est-ce que le goĂ»t ? On le dĂ©finit un discernement spĂ©cial, un jugement rapide, l’avantage de distinguer certains rapports. — Enfin le goĂ»t c’est le goĂ»t, et tout cela ne dit pas la maniĂšre d’en avoir. Il faut observer les biensĂ©ances, mais les biensĂ©ances varient ; et si parfaite que soit une Ɠuvre, elle ne sera pas toujours irrĂ©prochable. Il y a pourtant un Beau indestructible, et dont nous ignorons les lois, car sa genĂšse est mystĂ©rieuse. Puisqu’une idĂ©e ne peut se traduire par toutes les formes, nous devons reconnaĂźtre des limites entre les arts, et, dans chacun des arts, plusieurs genres ; mais des combinaisons surgissent oĂč le style de l’un entrera dans l’autre, sous peine de dĂ©vier du but, de ne pas ĂȘtre vrai. L’application trop exacte du Vrai nuit Ă  la BeautĂ©, et la prĂ©occupation de la BeautĂ© empĂȘche le Vrai ; cependant sans idĂ©al pas de Vrai ; c’est pourquoi les types sont d’une rĂ©alitĂ© plus continue que les portraits. L’art d’ailleurs ne traite que la vraisemblance, mais la vraisemblance dĂ©pend de qui l’observe, est une chose relative, passagĂšre. Ils se perdaient ainsi dans les raisonnements. Bouvard, de moins en moins, croyait Ă  l’esthĂ©tique. — Si elle n’est pas une blague, sa rigueur se dĂ©montrera par des exemples. Or Ă©coute ! Et il lut une note qui lui avait demandĂ© bien des recherches. Bouhours accuse Tacite de n’avoir pas la simplicitĂ© que rĂ©clame l’Histoire. M. Droz, un professeur, blĂąme Shakespeare pour son mĂ©lange du sĂ©rieux et du bouffon. Nisard, autre professeur, trouve qu’AndrĂ© ChĂ©nier est comme poĂšte, au-dessous du XVIIe siĂšcle. Blair, Anglais, dĂ©plore dans Virgile le tableau des Harpies. Marmontel gĂ©mit sur les licences d’HomĂšre. Lamotte n’admet point l’immortalitĂ© de ses hĂ©ros. Vida s’indigne de ses comparaisons. Enfin, tous les faiseurs de rhĂ©toriques, de poĂ©tiques et d’esthĂ©tiques me paraissent des imbĂ©ciles ! » — Tu exagĂšres ! dit PĂ©cuchet. Des doutes l’agitaient, car si les esprits mĂ©diocres comme observe Longin sont incapables de fautes, les fautes appartiennent aux maĂźtres, et on devra les admirer ? C’est trop fort ! Cependant les maĂźtres sont les maĂźtres ! Il aurait voulu faire s’accorder les doctrines avec les Ɠuvres, les critiques et les poĂštes, saisir l’essence du Beau ; et ces questions le travaillĂšrent tellement que sa bile en fut remuĂ©e. Il y gagna une jaunisse. Elle Ă©tait Ă  son plus haut pĂ©riode, quand Marianne, la cuisiniĂšre de Mme Bordin, vint demander Ă  Bouvard un rendez-vous pour sa maĂźtresse. La veuve n’avait pas reparu depuis la sĂ©ance dramatique. Était-ce une avance ? Mais pourquoi l’intermĂ©diaire de Marianne ? Et pendant toute la nuit, l’imagination de Bouvard s’égara. Le lendemain, vers deux heures, il se promenait dans le corridor et regardait de temps Ă  autre par la fenĂȘtre ; un coup de sonnette retentit. C’était le notaire. Il traversa la cour, monta l’escalier, se mit dans le fauteuil, et les premiĂšres politesses Ă©changĂ©es, dit que, las d’attendre Mme Bordin, il avait pris les devants. Elle dĂ©sirait lui acheter les Écalles. Bouvard sentit comme un refroidissement et passa dans la chambre de PĂ©cuchet. PĂ©cuchet ne sut que rĂ©pondre. Il Ă©tait soucieux, M. Vaucorbeil devant venir tout Ă  l’heure. Enfin elle arriva. Son retard s’expliquait par l’importance de sa toilette un cachemire, un chapeau, des gants glacĂ©s, la tenue qui sied aux occasions sĂ©rieuses. AprĂšs beaucoup d’ambages, elle demanda si mille Ă©cus ne seraient pas suffisants. — Un acre ! Mille Ă©cus ? jamais ! Elle cligna ses paupiĂšres — Ah ! pour moi ! Et tous les trois restaient silencieux. M. de Faverges entra. Il tenait sous le bras, comme un avouĂ©, une serviette de maroquin, et en la posant sur la table — Ce sont des brochures ! Elles ont trait Ă  la RĂ©forme, question brĂ»lante ; mais voici une chose qui vous appartient sans doute ! Et il tendit Ă  Bouvard le second volume des MĂ©moires du Diable. MĂ©lie, tout Ă  l’heure, le lisait dans la cuisine ; et comme on doit surveiller les mƓurs de ces gens-lĂ , il avait cru bien faire en confisquant le livre. Bouvard l’avait prĂȘtĂ© Ă  sa servante. On causa des romans. Mme Bordin les aimait quand ils n’étaient pas lugubres. — Les Ă©crivains, dit M. de Faverges, nous peignent la vie sous des couleurs flatteuses ! — Il faut peindre ! objecta Bouvard. — Alors, on n’a plus qu’à suivre l’exemple ! 
 — Il ne s’agit pas d’exemple ! — Au moins, conviendrez-vous qu’ils peuvent tomber entre les mains d’une jeune fille. Moi, j’en ai une. — Charmante ! dit le notaire, en prenant la figure qu’il avait les jours de contrat de mariage. — Eh bien ! Ă  cause d’elle, ou plutĂŽt des personnes qui l’entourent, je les prohibe dans ma maison, car le Peuple, cher monsieur ! 
 — Qu’a-t-il fait, le Peuple ? dit Vaucorbeil, paraissant tout Ă  coup sur le seuil. PĂ©cuchet, qui avait reconnu sa voix, vint se mĂȘler Ă  la compagnie. — Je soutiens, reprit le comte, qu’il faut Ă©carter de lui certaines lectures. Vaucorbeil rĂ©pliqua — Vous n’ĂȘtes donc pas pour l’instruction ? — Si fait ! Permettez ! — Quand tous les jours, dit Marescot, on attaque le gouvernement ! — OĂč est le mal ? Et le gentilhomme et le mĂ©decin se mirent Ă  dĂ©nigrer Louis-Philippe, rappelant l’affaire Pritchard, les lois de septembre contre la libertĂ© de la presse. — Et celle du théùtre ! ajouta PĂ©cuchet. Marescot n’y tenait plus. — Il va trop loin, votre théùtre ! — Pour cela, je vous l’accorde ! dit le comte, des piĂšces qui exaltent le suicide ! — Le suicide est beau ! tĂ©moin Caton, objecta PĂ©cuchet. Sans rĂ©pondre Ă  l’argument, M. de Faverges stigmatisa ces Ɠuvres oĂč l’on bafoue les choses les plus saintes, la famille, la propriĂ©tĂ©, le mariage ! — Eh bien, et MoliĂšre ? dit Bouvard. Marescot, homme de goĂ»t, riposta que MoliĂšre ne passerait plus, et d’ailleurs Ă©tait un peu surfait. — Enfin, dit le comte, Victor Hugo a Ă©tĂ© sans pitiĂ©, oui sans pitiĂ©, pour Marie-Antoinette, en traĂźnant sur la claie le type de la reine dans le personnage de Marie Tudor ! — Comment ! s’écria Bouvard, moi, auteur, je n’ai pas le droit 
 — Non, monsieur, vous n’avez pas le droit de nous montrer le crime sans mettre Ă  cĂŽtĂ© un correctif, sans nous offrir une leçon. Vaucorbeil trouvait aussi que l’art devait avoir un but viser Ă  l’amĂ©lioration des masses ! — Chantez-nous la science, nos dĂ©couvertes, le patriotisme. Et il admirait Casimir Delavigne. Mme Bordin vanta le marquis de Foudras. Le notaire reprit — Mais la langue, y pensez-vous ? — La langue ? comment ? — On vous parle du style ! cria PĂ©cuchet. Trouvez-vous ses ouvrages bien Ă©crits ? — Sans doute, fort intĂ©ressants ! Il leva les Ă©paules, et elle rougit sous l’impertinence. Plusieurs fois, Mme Bordin avait tĂąchĂ© de revenir Ă  son affaire. Il Ă©tait trop tard pour la conclure. Elle sortit au bras de Marescot. Le comte distribua ses pamphlets, en recommandant de les propager. Vaucorbeil allait partir, quand PĂ©cuchet l’arrĂȘta. — Vous m’oubliez, docteur. Sa mine jaune Ă©tait lamentable, avec ses moustaches et ses cheveux noirs qui pendaient sous un foulard mal attachĂ©. — Purgez-vous, dit le mĂ©decin. Et lui donnant deux petites claques comme Ă  un enfant — Trop de nerfs, trop artiste ! Cette familiaritĂ© lui fit plaisir. Elle le rassurait, et dĂšs qu’ils furent seuls — Tu crois que ce n’est pas sĂ©rieux ? — Non ! bien sĂ»r ! Ils rĂ©sumĂšrent ce qu’ils venaient d’entendre. La moralitĂ© de l’art se renferme, pour chacun, dans le cĂŽtĂ© qui flatte ses intĂ©rĂȘts. On n’aime pas la littĂ©rature. Ensuite ils feuilletĂšrent les imprimĂ©s du comte. Tous rĂ©clamaient le suffrage universel. — Il me semble, dit PĂ©cuchet, que nous aurons bientĂŽt du grabuge ? Car il voyait tout en noir, peut-ĂȘtre Ă  cause de sa jaunisse. VI Dans la matinĂ©e du 25 fĂ©vrier 1848, on apprit Ă  Chavignolles, par un individu venant de Falaise, que Paris Ă©tait couvert de barricades, et, le lendemain, la proclamation de la RĂ©publique fut affichĂ©e sur la mairie. Ce grand Ă©vĂ©nement stupĂ©fia les bourgeois. Mais quand on sut que la Cour de cassation, la Cour d’appel, la Cour des comptes, le Tribunal de commerce, la Chambre des notaires, l’Ordre des avocats, le Conseil d’État, l’UniversitĂ©, les gĂ©nĂ©raux et M. de la Rochejacquelein lui-mĂȘme donnaient leur adhĂ©sion au gouvernement provisoire, les poitrines se desserrĂšrent ; et, comme Ă  Paris on plantait des arbres de la libertĂ©, le conseil municipal dĂ©cida qu’il en fallait Ă  Chavignolles. Bouvard en offrit un, rĂ©joui dans son patriotisme par le triomphe du peuple ; quant Ă  PĂ©cuchet, la chute de la royautĂ© confirmait trop ses prĂ©visions pour qu’il ne fĂ»t pas content. Gorju, leur obĂ©issant avec zĂšle, dĂ©planta un des peupliers qui bordaient la prairie au-dessus de la Butte, et le transporta jusqu’au Pas de la Vaque », Ă  l’entrĂ©e du bourg, endroit dĂ©signĂ©. Avant l’heure de la cĂ©rĂ©monie, tous les trois attendaient le cortĂšge. Un tambour retentit, une croix d’argent se montra ; ensuite, parurent deux flambeaux que tenaient des chantres, et M. le curĂ© avec l’étole, le surplis, la chape et la barrette. Quatre enfants de chƓur l’escortaient, un cinquiĂšme portait le seau pour l’eau bĂ©nite, et le sacristain le suivait. Il monta sur le rebord de la fosse oĂč se dressait le peuplier, garni de bandelettes tricolores. On voyait, en face, le maire et ses deux adjoints, Beljambe et Marescot, puis les notables, M. de Faverges, Vaucorbeil, Coulon, le juge de paix, bonhomme Ă  figure somnolente ; Heurtaux s’était coiffĂ© d’un bonnet de police, et Alexandre Petit, le nouvel instituteur, avait mis sa redingote, une pauvre redingote verte, celle des dimanches. Les pompiers, que commandait Girbal, sabre au poing, formaient un seul rang ; de l’autre cĂŽtĂ© brillaient les plaques blanches de quelques vieux shakos du temps de Lafayette, cinq ou six, pas plus, la garde nationale Ă©tant tombĂ©e en dĂ©suĂ©tude Ă  Chavignolles. Des paysans et leurs femmes, des ouvriers des fabriques voisines, des gamins se tassaient par derriĂšre ; et Placquevent, le garde champĂȘtre, haut de cinq pieds huit pouces, les contenait du regard, en se promenant les bras croisĂ©s. L’allocution du curĂ© fut comme celle des autres prĂȘtres dans la mĂȘme circonstance. AprĂšs avoir tonnĂ© contre les rois, il glorifia la RĂ©publique. Ne dit-on pas la rĂ©publique des lettres, la rĂ©publique chrĂ©tienne ? Quoi de plus innocent que l’une, de plus beau que l’autre ? JĂ©sus-Christ formula notre sublime devise ; l’arbre du peuple c’était l’arbre de la croix. Pour que la religion donne ses fruits, elle a besoin de la charitĂ© et, au nom de la charitĂ©, l’ecclĂ©siastique conjura ses frĂšres de ne commettre aucun dĂ©sordre, de rentrer chez eux paisiblement. Puis il aspergea l’arbuste, en implorant la bĂ©nĂ©diction de Dieu. — Qu’il se dĂ©veloppe et qu’il nous rappelle l’affranchissement de toute servitude, et cette fraternitĂ© plus bienfaisante que l’ombrage de ses rameaux ! Amen ! Des voix rĂ©pĂ©tĂšrent Amen ! et, aprĂšs un battement de tambour, le clergĂ©, poussant un Te Deum, reprit le chemin de l’église. Son intervention avait produit un excellent effet. Les simples y voyaient une promesse de bonheur, les patriotes une dĂ©fĂ©rence, un hommage rendu Ă  leurs principes. Bouvard et PĂ©cuchet trouvaient qu’on aurait dĂ» les remercier pour leur cadeau, y faire une allusion, tout au moins ; et ils s’en ouvrirent Ă  Faverges et au docteur. Qu’importaient de pareilles misĂšres ! Vaucorbeil Ă©tait charmĂ© de la RĂ©volution, le comte aussi. Il exĂ©crait les d’OrlĂ©ans. On ne les reverrait plus ; bon voyage ! Tout pour le peuple, dĂ©sormais ! et, suivi de Hurel, son factotum, il alla rejoindre M. le curĂ©. Foureau marchait la tĂȘte basse, entre le notaire et l’aubergiste, vexĂ© par la cĂ©rĂ©monie, ayant peur d’une Ă©meute ; et instinctivement il se retournait vers le garde champĂȘtre, qui dĂ©plorait avec le capitaine l’insuffisance de Girbal et la mauvaise tenue de ses hommes. Des ouvriers passĂšrent sur la route, en chantant la Marseillaise. Gorju, au milieu d’eux, brandissait une canne ; Petit les escortait, l’Ɠil animĂ©. — Je n’aime pas cela ! dit Marescot, on vocifĂšre, on s’exalte ! — Eh ! bon Dieu, reprit Coulon, il faut que jeunesse s’amuse ! Foureau soupira — DrĂŽle d’amusement ! et puis la guillotine au bout. Il avait des visions d’échafaud, s’attendait Ă  des horreurs. Chavignolles reçut le contre-coup des agitations de Paris. Les bourgeois s’abonnĂšrent Ă  des journaux. Le matin, on s’encombrait au bureau de la poste, et la directrice ne s’en fĂ»t pas tirĂ©e sans le capitaine, qui l’aidait quelquefois. Ensuite, on restait sur la place, Ă  causer. La premiĂšre discussion violente eut pour objet la Pologne. Heurtaux et Bouvard demandaient qu’on la dĂ©livrĂąt. M. de Faverges pensait autrement — De quel droit irions-nous lĂ -bas ? C’était dĂ©chaĂźner l’Europe contre nous ! Pas d’imprudence ! Et tout le monde l’approuvant, les deux Polonais se turent. Une autre fois, Vaucorbeil dĂ©fendit les circulaires de Ledru-Rollin. Foureau riposta par les 45 centimes. — Mais le gouvernement, dit PĂ©cuchet, avait supprimĂ© l’esclavage. — Qu’est-ce que ça me fait, l’esclavage. — Eh bien, et l’abolition de la peine de mort, en matiĂšre politique ? — Parbleu ! reprit Foureau, on voudrait tout abolir. Cependant, qui sait ? Les locataires dĂ©jĂ  se montrent d’une exigence ! — Tant mieux ! les propriĂ©taires, selon PĂ©cuchet, Ă©taient favorisĂ©s. Celui qui possĂšde un immeuble 
 Foureau et Marescot l’interrompirent, criant qu’il Ă©tait un communiste. — Moi ! communiste ! Et tous parlaient Ă  la fois. Quand PĂ©cuchet proposa de fonder un club, Foureau eut la hardiesse de rĂ©pondre que jamais on n’en verrait Ă  Chavignolles. Ensuite Gorju rĂ©clama des fusils pour la garde nationale, l’opinion l’ayant dĂ©signĂ© comme instructeur. Les seuls fusils qu’il y eĂ»t Ă©taient ceux des pompiers. Girbal y tenait. Foureau ne se souciait pas d’en dĂ©livrer. Gorju le regarda — On trouve pourtant que je sais m’en servir. Car il joignait Ă  toutes ses industries celle du braconnage et souvent M. le maire et l’aubergiste lui achetaient un liĂšvre ou un lapin. — Ma foi ! prenez-les, dit Foureau. Le soir mĂȘme, on commença les exercices. C’était sur la pelouse, devant l’église. Gorju, en bourgeron bleu, une cravate autour des reins, exĂ©cutait les mouvements d’une façon automatique. Sa voix, quand il commandait, Ă©tait brutale. — Rentrez les ventres ! Et tout de suite, Bouvard s’empĂȘchant de respirer, creusait son abdomen, tendait la croupe. — On ne vous dit pas de faire un arc, nom de Dieu ! PĂ©cuchet confondait les files et les rangs, demi-tour Ă  droite, demi-tour Ă  gauche ; mais le plus lamentable Ă©tait l’instituteur dĂ©bile et de taille exiguĂ«, avec un collier de barbe blonde, il chancelait sous le poids de son fusil, dont la baĂŻonnette incommodait ses voisins. On portait des pantalons de toutes les couleurs, des baudriers crasseux, de vieux habits d’uniforme trop courts, laissant voir la chemise sur les flancs ; et chacun prĂ©tendait n’avoir pas le moyen de faire autrement ». Une souscription fut ouverte pour habiller les plus pauvres. Foureau lĂ©sina, tandis que des femmes se signalĂšrent. Mme Bordin offrit 5 francs, malgrĂ© sa haine de la RĂ©publique. M. de Faverges Ă©quipa douze hommes et ne manquait pas Ă  la manƓuvre. Puis il s’installait chez l’épicier et payait des petits verres au premier venu. Les puissants alors flagornaient la basse classe. Tout passait aprĂšs les ouvriers. On briguait l’avantage de leur appartenir. Ils devenaient des nobles. Ceux du canton, pour la plupart, Ă©taient tisserands ; d’autres travaillaient dans les manufactures d’indiennes ou Ă  une fabrique de papiers, nouvellement Ă©tablie. Gorju les fascinait par son bagout, leur apprenait la savate, menait boire les intimes chez Mme Castillon. Mais les paysans Ă©taient plus nombreux et, les jours de marchĂ©, M. de Faverges, se promenant sur la place, s’informait de leurs besoins, tĂąchait de les convertir Ă  ses idĂ©es. Ils Ă©coutaient sans rĂ©pondre, comme le pĂšre Gouy, prĂȘt Ă  accepter tout gouvernement pourvu qu’on diminuĂąt les impĂŽts. À force de bavarder, Gorju se fit un nom. Peut-ĂȘtre qu’on le porterait Ă  l’AssemblĂ©e. M. de Faverges y pensait comme lui, tout en cherchant Ă  ne pas se compromettre. Les conservateurs balançaient entre Foureau et Marescot. Mais le notaire tenant Ă  son Ă©tude, Foureau fut choisi ; un rustre, un crĂ©tin. Le docteur s’en indigna. Fruit sec des concours, il regrettait Paris, et c’était la conscience de sa vie manquĂ©e qui lui donnait un air morose. Une carriĂšre plus vaste allait se dĂ©velopper ; quelle revanche ! Il rĂ©digea une profession de foi et vint la lire Ă  MM. Bouvard et PĂ©cuchet. Ils l’en fĂ©licitĂšrent ; leurs doctrines Ă©taient les mĂȘmes. Cependant, ils Ă©crivaient mieux, connaissaient l’histoire, pouvaient aussi bien que lui figurer Ă  la Chambre. Pourquoi pas ? Mais lequel devait se prĂ©senter ? Et une lutte de dĂ©licatesse s’engagea. PĂ©cuchet prĂ©fĂ©rait Ă  lui-mĂȘme, son ami. — Non, ça te revient ! tu as plus de prestance ! — Peut-ĂȘtre, rĂ©pondait Bouvard, mais toi plus de toupet ! Et, sans rĂ©soudre la difficultĂ©, ils dressĂšrent des plans de conduite. Ce vertige de la dĂ©putation en avait gagnĂ© d’autres. Le capitaine y rĂȘvait sous son bonnet de police, tout en fumant sa bouffarde, et l’instituteur aussi, dans son Ă©cole, et le curĂ© aussi, entre deux priĂšres, tellement que parfois il se surprenait les yeux au ciel, en train de dire — Faites, ĂŽ mon Dieu ! que je sois dĂ©putĂ© ! Le docteur, ayant reçu des encouragements, se rendit chez Heurtaux, et lui exposa les chances qu’il avait. Le capitaine n’y mit pas de façons. Vaucorbeil Ă©tait connu sans doute, mais peu chĂ©ri de ses confrĂšres et spĂ©cialement des pharmaciens. Tous clabauderaient contre lui ; le peuple ne voulait pas d’un Monsieur ; ses meilleurs malades le quitteraient ; et, ayant pesĂ© ces arguments, le mĂ©decin regretta sa faiblesse. DĂšs qu’il fut parti, Heurtaux alla voir Placquevent. Entre vieux militaires, on s’oblige. Mais le garde champĂȘtre, tout dĂ©vouĂ© Ă  Foureau, refusa net de le servir. Le curĂ© dĂ©montra Ă  M. de Faverges que l’heure n’était pas venue. Il fallait donner Ă  la RĂ©publique le temps de s’user. Bouvard et PĂ©cuchet reprĂ©sentĂšrent Ă  Gorju qu’il ne serait jamais assez fort pour vaincre la coalition des paysans et des bourgeois, l’emplirent d’incertitudes, lui ĂŽtĂšrent toute confiance. Petit, par orgueil, avait laissĂ© voir son dĂ©sir. Beljambe le prĂ©vint que, s’il Ă©chouait, sa destitution Ă©tait certaine. Enfin Monseigneur ordonna au curĂ© de se tenir tranquille. Donc, il ne restait que Foureau. Bouvard et PĂ©cuchet le combattirent, rappelant sa mauvaise volontĂ© pour les fusils, son opposition au club, ses idĂ©es rĂ©trogrades, son avarice, et mĂȘme persuadĂšrent Ă  Gouy qu’il voulait rĂ©tablir l’ancien rĂ©gime. Si vague que fĂ»t cette chose-lĂ  pour le paysan, il l’exĂ©crait d’une haine accumulĂ©e dans l’ñme de ses aĂŻeux pendant dix siĂšcles, et il tourna contre Foureau tous ses parents et ceux de sa femme, beaux-frĂšres, cousins, arriĂšre-neveux, une horde. Gorju, Vaucorbeil et Petit continuaient la dĂ©molition de M. le maire ; et, le terrain ainsi dĂ©blayĂ©, Bouvard et PĂ©cuchet, sans que personne s’en doutĂąt, pouvaient rĂ©ussir. Ils tirĂšrent au sort pour savoir qui se prĂ©senterait. Le sort ne trancha rien, et ils allĂšrent consulter lĂ -dessus le docteur. Il leur apprit une nouvelle Flacardoux, rĂ©dacteur du Calvados, avait dĂ©clarĂ© sa candidature. La dĂ©ception des deux amis fut grande chacun, outre la sienne, ressentait celle de l’autre. Mais la politique les Ă©chauffait. Le jour des Ă©lections, ils surveillĂšrent les urnes. Flacardoux l’emporta. M. le comte s’était rejetĂ© sur la garde nationale, sans obtenir l’épaulette de commandant. Les Chavignollais imaginĂšrent de nommer Beljambe. Cette faveur du public, bizarre et imprĂ©vue, consterna Heurtaux. Il avait nĂ©gligĂ© ses devoirs, se bornant Ă  inspecter parfois les manƓuvres, et Ă©mettre des observations. N’importe ! Il trouvait monstrueux qu’on prĂ©fĂ©rĂąt un aubergiste Ă  un ancien capitaine de l’Empire, et il dit, aprĂšs l’envahissement de la Chambre au 15 mai — Si les grades militaires se donnent comme ça dans la capitale, je ne m’étonne plus de ce qui arrive ! La rĂ©action commençait. On croyait aux purĂ©es d’ananas de Louis Blanc, au lit d’or de Flocon, aux orgies royales de Ledru-Rollin, et comme la province prĂ©tend connaĂźtre tout ce qui se passe Ă  Paris, les bourgeois de Chavignolles ne doutaient pas de ses intentions, et admettaient les rumeurs les plus absurdes. M. de Faverges, un soir, vint trouver le curĂ© pour lui apprendre l’arrivĂ©e en Normandie du Comte de Chambord. Joinville, d’aprĂšs Foureau, se disposait, avec ses marins, Ă  vous rĂ©duire les socialistes. Heurtaux affirmait que prochainement Louis Bonaparte serait consul. Les fabriques chĂŽmaient. Des pauvres, par bandes nombreuses, erraient dans la campagne. Un dimanche c’était dans les premiers jours de juin, un gendarme, tout Ă  coup, partit vers Falaise. Les ouvriers d’Acqueville, Liffard, Pierre-Pont et Saint-RĂ©my marchaient sur Chavignolles. Les auvents se fermĂšrent, le conseil municipal s’assembla, et rĂ©solut, pour prĂ©venir des malheurs, qu’on ne ferait aucune rĂ©sistance. La gendarmerie fut mĂȘme consignĂ©e, avec l’injonction de ne pas se montrer. BientĂŽt on entendit comme un grondement d’orage. Puis le chant des Girondins Ă©branla les carreaux ; et des hommes, bras dessus, bras dessous, dĂ©bouchĂšrent par la route de Caen, poudreux, en sueur, dĂ©penaillĂ©s. Ils emplissaient la place. Un grand brouhaha s’élevait. Gorju et deux de ses compagnons entrĂšrent dans la salle. L’un Ă©tait maigre et Ă  figure chafouine, avec un gilet de tricot, dont les rosettes pendaient. L’autre, noir de charbon, un mĂ©canicien sans doute, avait les cheveux en brosse, de gros sourcils, et des savates de lisiĂšre. Gorju, comme un hussard, portait sa veste sur l’épaule. Tous les trois restaient debout, et les conseillers, siĂ©geant autour de la table couverte d’un tapis bleu, les regardaient blĂȘmes d’angoisse. — Citoyens ! dit Gorju, il nous faut de l’ouvrage ! Le maire tremblait ; la voix lui manqua. Marescot rĂ©pondit Ă  sa place que le conseil aviserait immĂ©diatement ; et, les compagnons Ă©tant sortis, on discuta plusieurs idĂ©es. La premiĂšre fut de tirer du caillou. Pour utiliser les cailloux, Girbal proposa un chemin d’Angleville Ă  Tournebu. Celui de Bayeux rendait absolument le mĂȘme service. On pouvait curer la mare ! ce n’était pas un travail suffisant ; ou bien creuser une seconde mare ! mais Ă  quelle place ? Langlois Ă©tait d’avis de faire un remblai le long des Mortins, en cas d’inondation ; mieux valait, selon Beljambe, dĂ©fricher les bruyĂšres. Impossible de rien conclure ! 
 Pour calmer la foule, Coulon descendit sur le pĂ©ristyle, et annonça qu’ils prĂ©paraient des ateliers de charitĂ©. — La charitĂ© ? Merci ! s’écria Gorju. À bas les aristos ! Nous voulons le droit au travail ! C’était la question de l’époque, il s’en faisait un moyen de gloire, on applaudit. En se retournant, il coudoya Bouvard, que PĂ©cuchet avait entraĂźnĂ© jusque-lĂ , et ils engagĂšrent une conversation. Rien ne pressait ; la mairie Ă©tait cernĂ©e ; le conseil n’échapperait pas. — OĂč trouver de l’argent ? disait Bouvard. — Chez les riches ! D’ailleurs, le gouvernement ordonnera des travaux. — Et si on n’a pas besoin de travaux ? — On en fera par avance ! — Mais les salaires baisseront ! riposta PĂ©cuchet. Quand l’ouvrage vient Ă  manquer, c’est qu’il y a trop de produits ! et vous rĂ©clamez pour qu’on les augmente ! Gorju se mordait la moustache. — Cependant 
, avec l’organisation du travail 
 — Alors le gouvernement sera le maĂźtre ! Quelques-uns, autour d’eux, murmurĂšrent — Non ! non ! plus de maĂźtres ! Gorju s’irrita. — N’importe ! on doit fournir aux travailleurs un capital, ou bien instituer le crĂ©dit ! — De quelle maniĂšre ? — Ah ! je ne sais pas ! mais on doit instituer le crĂ©dit ! — En voilĂ  assez, dit le mĂ©canicien, ils nous embĂȘtent, ces farceurs-lĂ . Et il gravit le perron, dĂ©clarant qu’il enfoncerait la porte. Placquevent l’y reçut, le jarret droit flĂ©chi, les poings serrĂ©s — Avance un peu ! Le mĂ©canicien recula. Une huĂ©e de la foule parvint dans la salle ; tous se levĂšrent, ayant envie de s’enfuir. Le secours de Falaise n’arrivait pas ! On dĂ©plorait l’absence de M. le comte. Marescot tortillait une plume, le pĂšre Coulon gĂ©missait. Heurtaux s’emporta pour qu’on fĂźt donner les gendarmes. — Commandez-les ! dit Foureau. — Je n’ai pas d’ordre ! Le bruit redoublait, cependant. La place Ă©tait couverte de monde ; et tous observaient le premier Ă©tage de la mairie, quand, Ă  la croisĂ©e du milieu, sous l’horloge, on vit paraĂźtre PĂ©cuchet. Il avait pris adroitement l’escalier de service, et, voulant faire comme Lamartine, il se mit Ă  haranguer le peuple — Citoyens ! Mais sa casquette, son nez, sa redingote, tout son individu manquait de prestige. L’homme au tricot l’interpella — Est-ce que vous ĂȘtes ouvrier ? — Non. — Patron, alors ? — Pas davantage. — Eh bien, retirez-vous ! — Pourquoi ? reprit fiĂšrement PĂ©cuchet. Et aussitĂŽt, il disparut dans l’embrasure, empoignĂ© par le mĂ©canicien. Gorju vint Ă  son aide. — Laisse-le ! c’est un brave ! Ils se colletaient. La porte s’ouvrit, et Marescot, sur le seuil, proclama la dĂ©cision municipale. Hurel l’avait suggĂ©rĂ©e. Le chemin de Tournebu aurait un embranchement sur Angleville, et qui mĂšnerait au chĂąteau de Faverges. C’est un sacrifice que s’imposait la commune dans l’intĂ©rĂȘt des travailleurs. Ils se dispersĂšrent. En rentrant chez eux, Bouvard et PĂ©cuchet eurent les oreilles frappĂ©es par des voix de femmes. Les servantes et Mme Bordin poussaient des exclamations, la veuve criait plus fort, et Ă  leur aspect — Ah ! c’est bien heureux ! depuis trois heures que je vous attends ! Mon pauvre jardin, plus une seule tulipe ! des cochonneries partout sur le gazon ! Pas moyen de le faire dĂ©marrer. — Qui cela ? — Le pĂšre Gouy ! Il Ă©tait venu avec une charrette de fumier, et l’avait jetĂ©e tout Ă  vrac au milieu de l’herbe. Il laboure maintenant ! DĂ©pĂȘchez-vous pour qu’il finisse ! — Je vous accompagne ! dit Bouvard. Au bas des marches, en dehors, un cheval, dans les brancards d’un tombereau, mordait une touffe de lauriers-roses. Les roues, en frĂŽlant les plates-bandes, avaient pilĂ© les buis, cassĂ© un rhododendron, abattu les dahlias, et des mottes de fumier noir, comme des taupiniĂšres, bosselaient le gazon. Gouy le bĂȘchait avec ardeur. Un jour, Mme Bordin avait dit nĂ©gligemment qu’elle voulait le retourner. Il s’était mis Ă  la besogne, et malgrĂ© sa dĂ©fense continuait. C’est de cette maniĂšre qu’il entendait le droit au travail, les discours de Gorju lui ayant tournĂ© la cervelle. Il ne partit que sur les menaces violentes de Bouvard. Mme Bordin, comme dĂ©dommagement, ne paya pas sa main-d’Ɠuvre et garda le fumier. Elle Ă©tait judicieuse l’épouse du mĂ©decin, et mĂȘme celle du notaire, bien que d’un rang supĂ©rieur, la considĂ©raient. Les ateliers de charitĂ© durĂšrent une semaine. Aucun trouble n’advint. Gorju avait quittĂ© le pays. Cependant, la garde nationale Ă©tait toujours sur pied le dimanche, une revue, promenades militaires quelquefois et, chaque nuit, des rondes. Elles inquiĂ©taient le village. On tirait les sonnettes des maisons, par facĂ©tie ; on pĂ©nĂ©trait dans les chambres oĂč des Ă©poux ronflaient sur le mĂȘme traversin ; alors on disait des gaudrioles, et le mari, se levant, allait vous chercher des petits verres. Puis on revenait au corps de garde jouer un cent de dominos, on y buvait du cidre, on y mangeait du fromage, et le factionnaire qui s’ennuyait Ă  la porte l’entre-bĂąillait Ă  chaque minute. L’indiscipline rĂ©gnait, grĂące Ă  la mollesse de Beljambe. Quand Ă©clatĂšrent les journĂ©es de Juin, tout le monde fut d’accord pour voler au secours de Paris » ; mais Foureau ne pouvait quitter la mairie, Marescot son Ă©tude, le docteur sa clientĂšle, Girbal ses pompiers, M. de Faverges Ă©tait Ă  Cherbourg. Beljambe s’alita. Le capitaine grommelait — On n’a pas voulu de moi, tant pis ! Et Bouvard eut la sagesse de retenir PĂ©cuchet. Les rondes dans la campagne furent Ă©tendues plus loin. Des paniques survenaient, causĂ©es par l’ombre d’une meule, ou les formes des branches une fois, tous les gardes nationaux s’enfuirent. Sous le clair de la lune, ils avaient aperçu, dans un pommier, un homme avec un fusil, et qui les tenait en joue. Une autre fois, par une nuit obscure, la patrouille, faisant halte sous la hĂȘtrĂ©e, entendit quelqu’un devant elle. — Qui vive ? Pas de rĂ©ponse ! On laissa l’individu continuer sa route, en le suivant Ă  distance, car il pouvait avoir un pistolet ou un casse-tĂȘte ; mais quand on fut dans le village, Ă  portĂ©e des secours, les douze hommes du peloton, tous Ă  la fois, se prĂ©cipitĂšrent sur lui, en criant — Vos papiers ! Ils le houspillaient, l’accablaient d’injures. Ceux du corps de garde Ă©taient sortis. On l’y traĂźna, et, Ă  la lueur de la chandelle brĂ»lant sur le poĂȘle, on reconnut enfin Gorju. Un mĂ©chant paletot de lasting craquait Ă  ses Ă©paules. Ses orteils se montraient par les trous de ses bottes. Des Ă©raflures et des contusions faisaient saigner son visage. Il Ă©tait amaigri prodigieusement, et roulait des yeux, comme un loup. Foureau, accouru bien vite, lui demanda comment il se trouvait sous la hĂȘtrĂ©e, ce qu’il revenait faire Ă  Chavignolles, l’emploi de son temps depuis six semaines. Ça ne les regardait pas. Il Ă©tait libre. Placquevent le fouilla pour dĂ©couvrir des cartouches. On allait provisoirement le coffrer. Bouvard s’interposa. — Inutile ! reprit le maire. On connaĂźt vos opinions. — Cependant ? — Ah ! prenez garde, je vous en avertis ! Prenez garde. Bouvard n’insista plus. Gorju alors se tourna vers PĂ©cuchet — Et vous, patron, vous ne dites rien ? PĂ©cuchet baissa la tĂȘte, comme s’il eĂ»t doutĂ© de son innocence. Le pauvre diable eut un sourire d’amertume. — Je vous ai dĂ©fendu pourtant ! Au petit jour, deux gendarmes l’emmenĂšrent Ă  Falaise. Il ne fut pas traduit devant un conseil de guerre, mais condamnĂ© par la correctionnelle Ă  trois mois de prison, pour dĂ©lit de paroles tendant au bouleversement de la sociĂ©tĂ©. De Falaise, il Ă©crivit Ă  ses anciens maĂźtres de lui envoyer prochainement un certificat de bonne vie et mƓurs et, leur signature devant ĂȘtre lĂ©galisĂ©e par le maire ou par l’adjoint, ils prĂ©fĂ©rĂšrent demander ce petit service Ă  Marescot. On les introduisit dans une salle Ă  manger, que dĂ©coraient des plats de vieille faĂŻence, une horloge de Boule occupait le panneau le plus Ă©troit. Sur la table d’acajou, sans nappe, il y avait deux serviettes, une thĂ©iĂšre, des bols. Mme Marescot traversa l’appartement dans un peignoir de cachemire bleu. C’était une Parisienne qui s’ennuyait Ă  la campagne. Puis le notaire entra, une toque Ă  la main, un journal de l’autre ; et tout de suite, d’un air aimable, il apposa son cachet, bien que leur protĂ©gĂ© fĂ»t un homme dangereux. — Vraiment, dit Bouvard, pour quelques paroles !
 — Quand la parole amĂšne des crimes, cher monsieur, permettez ! — Cependant, reprit PĂ©cuchet, quelle dĂ©marcation Ă©tablir entre les phrases innocentes et les coupables ? Telle chose dĂ©fendue maintenant sera, par la suite, applaudie. Et il blĂąma la maniĂšre fĂ©roce dont on traitait les insurgĂ©s. Marescot allĂ©gua naturellement la dĂ©fense de la sociĂ©tĂ©, le salut public, loi suprĂȘme. — Pardon, dit PĂ©cuchet, le droit d’un seul est aussi respectable que celui de tous et vous n’avez rien Ă  lui objecter que la force, s’il retourne contre vous l’axiome. Marescot, au lieu de rĂ©pondre, leva les sourcils dĂ©daigneusement. Pourvu qu’il continuĂąt Ă  faire des actes, et Ă  vivre au milieu de ses assiettes, dans son petit intĂ©rieur confortable, toutes les injustices pouvaient se prĂ©senter sans l’émouvoir. Les affaires le rĂ©clamaient. Il s’excusa. Sa doctrine du salut public les avait indignĂ©s. Les conservateurs parlaient maintenant comme Robespierre. Autre sujet d’étonnement Cavaignac baissait. La garde mobile devint suspecte. Ledru-Rollin s’était perdu, mĂȘme dans l’esprit de Vaucorbeil. Les dĂ©bats sur la constitution n’intĂ©ressĂšrent personne et, au 10 dĂ©cembre, tous les Chavignollais votĂšrent pour Bonaparte. Les six millions de voix refroidirent PĂ©cuchet Ă  l’encontre du Peuple, et Bouvard et lui Ă©tudiĂšrent la question du suffrage universel. Appartenant Ă  tout le monde, il ne peut avoir d’intelligence. Un ambitieux le mĂšnera toujours, les autres obĂ©iront comme un troupeau, les Ă©lecteurs n’étant pas mĂȘme contraints de savoir lire c’est pourquoi, suivant PĂ©cuchet, il y avait eu tant de fraudes dans l’élection prĂ©sidentielle. — Aucune, reprit Bouvard ; je crois plutĂŽt Ă  la sottise du Peuple. Pense Ă  tous ceux qui achĂštent la RevalesciĂšre, la pommade Dupuytren, l’eau des chĂątelaines, etc. Ces nigauds forment la masse Ă©lectorale, et nous subissons leur volontĂ©. Pourquoi ne peut-on se faire, avec des lapins, trois mille livres de rentes ? C’est qu’une agglomĂ©ration trop nombreuse est une cause de mort. De mĂȘme, par le fait seul de la foule, les germes de bĂȘtise qu’elle contient se dĂ©veloppent et il en rĂ©sulte des effets incalculables. — Ton scepticisme m’épouvante ! dit PĂ©cuchet. Plus tard, au printemps, ils rencontrĂšrent M. de Faverges, qui leur apprit l’expĂ©dition de Rome. On n’attaquerait pas les Italiens, mais il nous fallait des garanties. Autrement, notre influence Ă©tait ruinĂ©e. Rien de plus lĂ©gitime que cette intervention. Bouvard Ă©carquilla les yeux. — À propos de la Pologne, vous souteniez le contraire ? — Ce n’est plus la mĂȘme chose ! Maintenant, il s’agissait du pape. Et M. de Faverges, en disant Nous voulons, nous ferons, nous comptons bien », reprĂ©sentait un groupe. Bouvard et PĂ©cuchet furent dĂ©goĂ»tĂ©s du petit nombre comme du grand. La plĂšbe, en somme, valait l’aristocratie. Le droit d’intervention leur semblait louche. Ils en cherchĂšrent les principes dans Calvo, Martens, Vatel ; et Bouvard conclut — On intervient pour remettre un prince sur le trĂŽne, pour affranchir un peuple, ou, par prĂ©caution, en vue d’un danger. Dans les deux cas, c’est un attentat au droit d’autrui, un abus de la force, une violence hypocrite ! — Cependant, dit PĂ©cuchet, les peuples, comme les hommes, sont solidaires. — Peut-ĂȘtre ! Et Bouvard se mit Ă  rĂȘver. BientĂŽt commença l’expĂ©dition de Rome. À l’intĂ©rieur, en haine des idĂ©es subversives, l’élite des bourgeois parisiens saccagea deux imprimeries. Le grand parti de l’ordre se formait. Il avait pour chefs dans l’arrondissement, M. le comte, Foureau, Marescot, le curĂ©. Tous les jours, vers 4 heures, ils se promenaient d’un bout Ă  l’autre de la place, et causaient des Ă©vĂ©nements. L’affaire principale Ă©tait la distribution des brochures. Les titres ne manquaient pas de saveur Dieu le voudra ; le Partageux ; Sortons du gĂąchis ; OĂč allons-nous ? Ce qu’il y avait de plus beau, c’était les dialogues en style villageois, avec des jurons et des fautes de français, pour Ă©lever le moral des paysans. Par une loi nouvelle, le colportage se trouvait aux mains des prĂ©fets, et on venait de fourrer Proudhon Ă  Sainte-PĂ©lagie immense victoire. Les arbres de la libertĂ© furent abattus gĂ©nĂ©ralement. Chavignolles obĂ©it Ă  la consigne. Bouvard vit de ses yeux les morceaux de son peuplier sur une brouette. Ils servirent Ă  chauffer les gendarmes, et on offrit la souche Ă  M. le curĂ©, qui l’avait bĂ©ni pourtant ! quelle dĂ©rision ! L’instituteur ne cacha pas sa maniĂšre de penser. Bouvard et PĂ©cuchet l’en fĂ©licitĂšrent un jour qu’ils passaient devant sa porte. Le lendemain, il se prĂ©senta chez eux. À la fin de la semaine, ils lui rendirent sa visite. Le jour tombait, les gamins venaient de partir, et le maĂźtre d’école, en bouts de manche, balayait la cour. Sa femme, coiffĂ©e d’un madras, allaitait un enfant. Une petite fille se cacha derriĂšre sa jupe, un mioche hideux jouait par terre, Ă  ses pieds ; l’eau du savonnage qu’elle faisait dans la cuisine coulait au bas de la maison. — Vous voyez, dit l’instituteur, comme le gouvernement nous traite. Et tout de suite, il s’en prit Ă  l’infĂąme capital. Il fallait le dĂ©mocratiser, affranchir la matiĂšre ! — Je ne demande pas mieux ! dit PĂ©cuchet. Au moins, on aurait dĂ» reconnaĂźtre le droit Ă  l’assistance. — Encore un droit ! dit Bouvard. N’importe ! le provisoire avait Ă©tĂ© mollasse, en n’ordonnant pas la fraternitĂ©. — TĂąchez donc de l’établir ! Comme il ne faisait plus clair, Petit commanda brutalement Ă  sa femme de monter un flambeau dans son cabinet. Des Ă©pingles fixaient aux murs de plĂątre les portraits lithographiĂ©s des orateurs de la Gauche. Un casier avec des livres dominait un bureau de sapin. On avait, pour s’asseoir, une chaise, un tabouret et une vieille caisse Ă  savon ; il affectait d’en rire. Mais la misĂšre plaquait ses joues, et ses tempes Ă©troites dĂ©notaient un entĂȘtement de bĂ©lier, un intraitable orgueil. Jamais il ne calerait. — VoilĂ , d’ailleurs, ce qui me soutient ! C’était un amas de journaux, sur une planche, et il exposa, en paroles fiĂ©vreuses, les articles de sa foi dĂ©sarmement des troupes, abolition de la magistrature, Ă©galitĂ© des salaires, niveau moyen par lequel on obtiendrait l’ñge d’or, sous la forme de la RĂ©publique, avec un dictateur Ă  la tĂȘte, un gaillard pour vous mener ça, rondement ! Puis il atteignit une bouteille d’anisette et trois verres, afin de porter un toast au hĂ©ros, Ă  l’immortelle victime, au grand Maximilien ! Sur le seuil, la robe noire du curĂ© parut. Ayant saluĂ© vivement la compagnie, il aborda l’instituteur et lui dit presque Ă  voix basse — Notre affaire de Saint-Joseph, oĂč en est-elle ? — Ils n’ont rien donnĂ©, reprit le maĂźtre d’école. — C’est de votre faute ! — J’ai fait ce que j’ai pu ! — Ah ! vraiment ? Bouvard et PĂ©cuchet se levĂšrent par discrĂ©tion. Petit les fit se rasseoir, et s’adressant au curĂ© — Est-ce tout ? L’abbĂ© Jeufroy hĂ©sita ; puis, avec un sourire qui tempĂ©rait sa rĂ©primande — On trouve que vous nĂ©gligez un peu l’histoire sainte. — Oh ! l’histoire sainte ! reprit Bouvard. — Que lui reprochez-vous, monsieur ? — Moi, rien. Seulement il y a peut-ĂȘtre des choses plus utiles que l’anecdote de Jonas et les rois d’IsraĂ«l ! — Libre Ă  vous ! rĂ©pliqua sĂšchement le prĂȘtre. Et, sans souci des Ă©trangers, ou Ă  cause d’eux — L’heure du catĂ©chisme est trop courte ! Petit leva les Ă©paules. — Faites attention. Vous perdrez vos pensionnaires ! Les 10 francs par mois de ces Ă©lĂšves Ă©taient le meilleur de sa place. Mais la soutane l’exaspĂ©rait — Tant pis, vengez-vous ! — Un homme de mon caractĂšre ne se venge pas, dit le prĂȘtre, sans s’émouvoir. Seulement, je vous rappelle que la loi du 15 mars nous attribue la surveillance de l’instruction primaire. — Eh ! je le sais bien, s’écria l’instituteur. Elle appartient mĂȘme aux colonels de gendarmerie ! Pourquoi pas au garde-champĂȘtre ! ce serait complet ! Et il s’affaissa sur l’escabeau, mordant son poing, retenant sa colĂšre, suffoquĂ© par le sentiment de son impuissance. L’ecclĂ©siastique le toucha lĂ©gĂšrement sur l’épaule. — Je n’ai pas voulu vous affliger, mon ami ! Calmez-vous ! Un peu de raison !
 VoilĂ  PĂąques bientĂŽt j’espĂšre que vous donnerez l’exemple en communiant avec les autres. — Ah ! c’est trop fort ! moi ! moi ! me soumettre Ă  de pareilles bĂȘtises ! Devant ce blasphĂšme, le curĂ© pĂąlit. Ses prunelles fulguraient. Sa mĂąchoire tremblait — Taisez-vous, malheureux ! taisez-vous !
 Et c’est sa femme qui soigne les linges de l’église ! — Eh bien ! quoi ? Qu’a-t-elle fait ? — Elle manque toujours la messe ! Comme vous, d’ailleurs ! — Eh ! on ne renvoie pas un maĂźtre d’école pour ça ! — On peut le dĂ©placer ! Le prĂȘtre ne parla plus. Il Ă©tait au fond de la piĂšce, dans l’ombre. Petit, la tĂȘte sur la poitrine, songeait. Ils arriveraient Ă  l’autre bout de la France, leur dernier sou mangĂ© par le voyage, et il retrouverait lĂ -bas, sous des noms diffĂ©rents, le mĂȘme curĂ©, le mĂȘme recteur, le mĂȘme prĂ©fet ; tous jusqu’au ministre, Ă©taient comme les anneaux de sa chaĂźne accablante ! Il avait reçu dĂ©jĂ  un avertissement, d’autres viendraient. Ensuite ? et dans une sorte d’hallucination, il se vit marchant sur une grande route, un sac au dos, ceux qu’il aimait prĂšs de lui, la main tendue vers une chaise de poste ! À ce moment-lĂ , sa femme dans la cuisine fut prise d’une quinte de toux ; le nouveau-nĂ© se mit Ă  vagir et le marmot pleurait. — Pauvres enfants ! dit le prĂȘtre d’une voix douce. Le pĂšre alors Ă©clata en sanglots — Oui ! oui ! tout ce que l’on voudra ! — J’y compte, reprit le curĂ©. Et, ayant fait la rĂ©vĂ©rence — Messieurs, bien le bonsoir ! Le maĂźtre d’école restait la figure dans les mains. Il repoussa Bouvard. — Non ! laissez-moi ! j’ai envie de crever ! je suis un misĂ©rable ! Les deux amis regagnĂšrent leur domicile, en se fĂ©licitant de leur indĂ©pendance. Le pouvoir du clergĂ© les effrayait. On l’appliquait maintenant Ă  raffermir l’ordre social. La RĂ©publique allait bientĂŽt disparaĂźtre. Trois millions d’électeurs se trouvĂšrent exclus du suffrage universel. Le cautionnement des journaux fut Ă©levĂ©, la censure rĂ©tablie. On en voulait aux romans-feuilletons. La philosophie classique Ă©tait rĂ©putĂ©e dangereuse. Les bourgeois prĂȘchaient le dogme des intĂ©rĂȘts matĂ©riels et le peuple semblait content. Celui des campagnes revenait Ă  ses anciens maĂźtres. M. de Faverges, qui avait des propriĂ©tĂ©s dans l’Eure, fut portĂ© Ă  la LĂ©gislative, et sa réélection au conseil gĂ©nĂ©ral du Calvados Ă©tait d’avance certaine. Il jugea bon d’offrir un dĂ©jeuner aux notables du pays. Le vestibule oĂč trois domestiques les attendaient pour prendre leurs paletots, le billard et les deux salons en enfilade, les plantes dans les vases de la Chine, les bronzes sur les cheminĂ©es, les baguettes d’or aux lambris, les rideaux Ă©pais, les larges fauteuils, ce luxe immĂ©diatement les frappa comme une politesse qu’on leur faisait ; et en entrant dans la salle Ă  manger, au spectacle de la table couverte de viandes sur les plats d’argent, avec la rangĂ©e des verres devant chaque assiette, les hors-d’Ɠuvre çà et lĂ , et un saumon au milieu, tous les visages s’épanouirent. Ils Ă©taient dix-sept, y compris deux forts cultivateurs, le sous-prĂ©fet de Bayeux et un individu de Cherbourg. M. de Faverges pria ses hĂŽtes d’excuser la comtesse, empĂȘchĂ©e par une migraine ; et, aprĂšs des compliments sur les poires et les raisins qui emplissaient quatre corbeilles aux angles, il fut question de la grande nouvelle le projet d’une descente en Angleterre par Changarnier. Heurtaux la dĂ©sirait comme soldat, le curĂ© en haine des protestants, Foureau dans l’intĂ©rĂȘt du commerce. — Vous exprimez, dit PĂ©cuchet, des sentiments du moyen Ăąge ! — Le moyen Ăąge avait du bon ! reprit Marescot. Ainsi, nos cathĂ©drales !
 — Cependant, monsieur, les abus !
 — N’importe, la RĂ©volution ne serait pas arrivĂ©e !
 — Ah ! la RĂ©volution, voilĂ  le malheur ! dit l’ecclĂ©siastique, en soupirant. — Mais tout le monde y a contribuĂ© ! et excusez-moi, monsieur le comte les nobles eux-mĂȘmes par leur alliance avec les philosophes ! — Que voulez-vous ! Louis XVIII a lĂ©galisĂ© la spoliation ! Depuis ce temps-lĂ , le rĂ©gime parlementaire vous sape les bases !
 Un roastbeef parut, et durant quelques minutes on n’entendit que le bruit des fourchettes et des mĂąchoires, avec le pas des servants sur le parquet et ces deux mots rĂ©pĂ©tĂ©s MadĂšre ! Sauterne ! » La conversation fut reprise par le monsieur de Cherbourg. Comment s’arrĂȘter sur le penchant de l’abĂźme ? — Chez les AthĂ©niens, dit Marescot, chez les AthĂ©niens, avec lesquels nous avons des rapports, Solon mata les dĂ©mocrates, en Ă©levant le cens Ă©lectoral. — Mieux vaudrait, dit Hurel, supprimer la Chambre ; tout le dĂ©sordre vient de Paris. — DĂ©centralisons ! dit le notaire. — Largement ! reprit le comte. D’aprĂšs Foureau, la commune devait ĂȘtre maĂźtresse absolue, jusqu’à interdire ses routes aux voyageurs, si elle le juge convenable. Et pendant que les plats se succĂ©daient, poule au jus, Ă©crevisses, champignons, lĂ©gumes en salade, rĂŽtis d’alouettes, bien des sujets furent traitĂ©s le meilleur systĂšme d’impĂŽts, les avantages de la grande culture, l’abolition de la peine de mort ; le sous-prĂ©fet n’oublia pas de citer ce mot charmant d’un homme d’esprit Que messieurs les assassins commencent ! » Bouvard Ă©tait surpris par le contraste des choses qui l’entouraient avec celles que l’on disait, car il semble toujours que les paroles doivent correspondre aux milieux, et que les hauts plafonds soient faits pour les grandes pensĂ©es. NĂ©anmoins, il Ă©tait rouge au dessert, et entrevoyait les compotiers dans un brouillard. On avait pris des vins de Bordeaux, de Bourgogne et de Malaga
 M. de Faverges, qui connaissait son monde, fit dĂ©boucher du champagne. Les convives, en trinquant, burent au succĂšs de l’élection, et il Ă©tait plus de 3 heures quand ils passĂšrent dans le fumoir, pour prendre le cafĂ©. Une caricature du Charivari traĂźnait sur une console, entre des numĂ©ros de l’Univers ; cela reprĂ©sentait un citoyen, dont les basques de la redingote laissaient voir une queue, se terminant par un Ɠil. Marescot en donna l’explication. On rit beaucoup. Ils absorbaient des liqueurs, et la cendre des cigares tombait dans les capitons des meubles. L’abbĂ©, voulant convaincre Girbal, attaqua Voltaire. Coulon s’endormit. M. de Faverges dĂ©clara son dĂ©vouement pour Chambord. — Les abeilles prouvent la monarchie. — Mais les fourmiliĂšres, la RĂ©publique ! Du reste, le mĂ©decin n’y tenait plus. — Vous avez raison ! dit le sous-prĂ©fet. La forme du gouvernement importe peu ! — Avec la libertĂ© ! objecta PĂ©cuchet. — Un honnĂȘte homme n’en a pas besoin, rĂ©pliqua Foureau. Je ne fais pas de discours, moi ! Je ne suis pas journaliste ! et je vous soutiens que la France veut ĂȘtre gouvernĂ©e par un bras de fer ! Tous rĂ©clamaient un sauveur. Et en sortant, Bouvard et PĂ©cuchet entendirent M. de Faverges qui disait Ă  l’abbĂ© Jeufroy — Il faut rĂ©tablir l’obĂ©issance. L’autoritĂ© se meurt si on la discute ! Le droit divin, il n’y a que ça ! — Parfaitement, Monsieur le comte ! Les pĂąles rayons d’un soleil d’octobre s’allongeaient derriĂšre les bois, un vent humide soufflait ; et en marchant sur les feuilles mortes, ils respiraient comme dĂ©livrĂ©s. Tout ce qu’ils n’avaient pu dire s’échappa en exclamations ! — Quels idiots ! quelle bassesse ! Comment imaginer tant d’entĂȘtement ! D’abord que signifie le droit divin ? L’ami de Dumouchel, ce professeur qui les avait Ă©clairĂ©s sur l’esthĂ©tique, rĂ©pondit Ă  leur question dans une lettre savante. La thĂ©orie du droit divin a Ă©tĂ© formulĂ©e sous Charles II par l’anglais Filmer. La voici Le CrĂ©ateur donna au premier homme la souverainetĂ© du monde. Elle fut transmise Ă  ses descendants, et la puissance du roi Ă©mane de Dieu Il est son image », Ă©crit Bossuet. L’empire paternel accoutume Ă  la domination d’un seul. On a fait les rois d’aprĂšs le modĂšle des pĂšres. Locke rĂ©futa cette doctrine. Le pouvoir paternel se distingue du monarchique, tout sujet ayant le mĂȘme droit sur ses enfants que le monarque sur les siens. La royautĂ© n’existe que par le choix populaire, et mĂȘme l’élection Ă©tait rappelĂ©e dans la cĂ©rĂ©monie du sacre, oĂč deux Ă©vĂȘques, en montrant le roi, demandaient aux nobles et aux manants s’ils l’acceptaient pour tel. Donc le pouvoir vient du peuple. Il a le droit de faire tout ce qu’il veut », dit HelvĂ©tius, de changer sa constitution », dit Vatel, de se rĂ©volter contre l’injustice, prĂ©tendent Glafey, Hotman, Mably, etc. ! et saint Thomas d’Aquin l’autorise Ă  se dĂ©livrer d’un tyran. Il est mĂȘme, dit Jurieu, dispensĂ© d’avoir raison. » ÉtonnĂ©s de l’axiome, ils prirent le Contrat social de Rousseau. PĂ©cuchet alla jusqu’au bout ; puis, fermant les yeux et se renversant la tĂȘte, il en fit l’analyse On suppose une convention par laquelle l’individu aliĂ©na sa libertĂ©. Le Peuple, en mĂȘme temps, s’engageait Ă  le dĂ©fendre contre les inĂ©galitĂ©s de la Nature, et le rendait propriĂ©taire des choses qu’il dĂ©tient. OĂč est la preuve du contrat ? Nulle part ! et la communautĂ© n’offre pas de garantie. Les citoyens s’occuperont exclusivement de politique. Mais comme il faut des mĂ©tiers, Rousseau conseille l’esclavage. Les sciences ont perdu le genre humain. Le théùtre est corrupteur, l’argent funeste, et l’État doit imposer une religion, sous peine de mort. Comment ! se dirent-ils, voilĂ  le pontife de la dĂ©mocratie ! » Tous les rĂ©formateurs l’ont copiĂ© ; et ils se procurĂšrent l’Examen du socialisme, par Morant. Le chapitre premier expose la doctrine saint-simonienne. Au sommet le PĂšre, Ă  la fois pape et empereur. Abolition des hĂ©ritages, tous les biens, meubles et immeubles composant un fonds social, qui sera exploitĂ© hiĂ©rarchiquement. Les industriels gouverneront la fortune publique. Mais rien Ă  craindre ; on aura pour chef celui qui aime le plus ». Il manque une chose, la femme. De l’arrivĂ©e de la femme dĂ©pend le salut du monde. — Je ne comprends pas. — Ni moi ! Et ils abordĂšrent le fouriĂ©risme. Tous les malheurs viennent de la contrainte. Que l’attraction soit libre, et l’harmonie s’établira. Notre Ăąme enferme douze passions principales cinq Ă©goĂŻstes, quatre animiques, trois distributives. Elles tendent, les premiĂšres Ă  l’individu, les suivantes aux groupes, les derniĂšres aux groupes de groupes, ou sĂ©ries, dont l’ensemble est la phalange, sociĂ©tĂ© de dix-huit cents personnes, habitant un palais. Chaque matin, des voitures emmĂšnent les travailleurs dans la campagne, et les ramĂšnent le soir. On porte des Ă©tendards, on se donne des fĂȘtes, on mange des gĂąteaux. Toute femme, si elle y tient, possĂšde trois hommes le mari, l’amant et le gĂ©niteur. Pour les cĂ©libataires, le bayadĂ©risme est instituĂ©. — Ça me va ! dit Bouvard. Et il se perdit dans les rĂȘves du monde harmonien. Par la restauration des climatures, la terre deviendra plus belle ; par le croisement des races, la vie humaine plus longue. On dirigera les nuages comme on fait maintenant de la foudre, il pleuvra la nuit sur les villes pour les nettoyer. Des navires traverseront les mers polaires, dĂ©gelĂ©es sous les aurores borĂ©ales. Car tout se produit par la conjonction des deux fluides mĂąle et femelle, jaillissant des pĂŽles, et les aurores borĂ©ales sont un symptĂŽme du rut de la planĂšte, une Ă©mission prolifique. — Cela me passe, dit PĂ©cuchet. AprĂšs Saint-Simon et Fourier, le problĂšme se rĂ©duit Ă  des questions de salaire. Louis Blanc, dans l’intĂ©rĂȘt des ouvriers, veut qu’on abolisse le commerce extĂ©rieur ; Lafarelle qu’on impose les machines ; un autre, qu’on dĂ©grĂšve les boissons, ou qu’on refasse les jurandes, ou qu’on distribue des soupes. Proudhon imagine un tarif uniforme, et rĂ©clame pour l’État le monopole du sucre. — Ces socialistes, disait Bouvard, demandent toujours la tyrannie. — Mais non ! — Si fait ! — Tu es absurde ! — Toi, tu me rĂ©voltes ! Ils firent venir les ouvrages dont ils ne connaissaient que les rĂ©sumĂ©s. Bouvard nota plusieurs endroits, et les montrant — Lis toi-mĂȘme ! Ils nous proposent comme exemple les EssĂ©niens, les FrĂšres Moraves, les jĂ©suites du Paraguay, et jusqu’au rĂ©gime des prisons. Chez les Icariens, le dĂ©jeuner se fait en vingt minutes, les femmes accouchent Ă  l’hĂŽpital ; quant aux livres, dĂ©fense d’en imprimer sans l’autorisation de la RĂ©publique. — Mais Cabet est un idiot. — Maintenant, voilĂ  du Saint-Simon les publicistes soumettront leurs travaux Ă  un comitĂ© d’industriels ; et du Pierre Leroux la loi forcera les citoyens Ă  entendre un orateur ; et de l’Auguste Comte les prĂȘtres Ă©duqueront la jeunesse, dirigeront toutes les Ɠuvres de l’esprit, et engageront le pouvoir Ă  rĂ©gler la procrĂ©ation. Ces documents affligĂšrent PĂ©cuchet. Le soir, au dĂźner, il rĂ©pliqua. — Qu’il y ait, chez les utopistes, des choses ridicules, j’en conviens ; cependant ils mĂ©ritent notre amour. La hideur du monde les dĂ©solait, et, pour le rendre plus beau, ils ont tout souffert. Rappelle-toi Morus dĂ©capitĂ©, Campanella mis sept fois Ă  la torture, Buonarotti avec une chaĂźne autour du cou, Saint-Simon crevant de misĂšre, bien d’autres. Ils auraient pu vivre tranquilles ; mais non ! ils ont marchĂ© dans leur voie, la tĂȘte au ciel, comme des hĂ©ros. — Crois-tu que le monde, reprit Bouvard, changera grĂące aux thĂ©ories d’un monsieur ? — Qu’importe ! dit PĂ©cuchet, il est temps de ne plus croupir dans l’égoĂŻsme ! Cherchons le meilleur systĂšme ! — Alors, tu comptes le trouver ? — Certainement ! — Toi ? Et, dans le rire dont Bouvard fut pris, ses Ă©paules et son ventre sautaient d’accord. Plus rouge que les confitures, avec sa serviette sous l’aisselle, il rĂ©pĂ©tait — Ah ! ah ! ah ! d’une façon irritante. PĂ©cuchet sortit de l’appartement, en faisant claquer la porte. Germaine le hĂ©la par toute la maison, et on le dĂ©couvrit au fond de sa chambre, dans une bergĂšre, sans feu ni chandelle et la casquette sur les sourcils. Il n’était pas malade, mais se livrait Ă  ses rĂ©flexions. La brouille Ă©tant passĂ©e, ils reconnurent qu’une base manquait Ă  leurs Ă©tudes l’économie politique. Ils s’enquirent de l’offre et de la demande, du capital et du loyer, de l’importation, de la prohibition. Une nuit, PĂ©cuchet fut rĂ©veillĂ© par le craquement d’une botte dans le corridor. La veille, comme d’habitude, il avait tirĂ© lui-mĂȘme tous les verrous, et il appela Bouvard qui dormait profondĂ©ment. Ils restĂšrent immobiles sous leurs couvertures. Le bruit ne recommença pas. Les servantes, interrogĂ©es, n’avaient rien entendu. Mais en se promenant dans leur jardin, ils remarquĂšrent au milieu d’une plate-bande, prĂšs de la claire-voie, l’empreinte d’une semelle, et deux bĂątons du treillage Ă©taient rompus. On l’avait escaladĂ©, Ă©videmment. Il fallait prĂ©venir le garde champĂȘtre. Comme il n’était pas Ă  la mairie, PĂ©cuchet se rendit chez l’épicier. Que vit-il dans l’arriĂšre-boutique, Ă  cĂŽtĂ© de Placquevent, parmi les buveurs ? Gorju ! Gorju nippĂ© comme un bourgeois, et rĂ©galant la compagnie. Cette rencontre Ă©tait insignifiante. BientĂŽt ils arrivĂšrent Ă  la question du ProgrĂšs. Bouvard n’en doutait pas dans le domaine scientifique. Mais, en littĂ©rature, il est moins clair ; et si le bien-ĂȘtre augmente, la splendeur de la vie a disparu. PĂ©cuchet, pour le convaincre, prit un morceau de papier — Je trace obliquement une ligne ondulĂ©e. Ceux qui pourraient la parcourir, toutes les fois qu’elle s’abaisse, ne verraient plus l’horizon. Elle se relĂšve pourtant, et malgrĂ© ses dĂ©tours, ils atteindront le sommet. Telle est l’image du ProgrĂšs. Mme Bordin entra. C’était le 3 dĂ©cembre 1851. Elle apportait le journal. Ils lurent bien vite, et cĂŽte Ă  cĂŽte, l’appel au peuple, la dissolution de la Chambre, l’emprisonnement des dĂ©putĂ©s. PĂ©cuchet devint blĂȘme. Bouvard considĂ©rait la veuve. — Comment ? vous ne dites rien ! — Que voulez-vous que j’y fasse ? Ils oubliaient de lui offrir un siĂšge. — Moi qui suis venue, croyant vous faire plaisir ! Ah ! vous n’ĂȘtes guĂšre aimables aujourd’hui ! Et elle sortit, choquĂ©e de leur impolitesse. La surprise les avait rendus muets. Puis ils allĂšrent dans le village Ă©pandre leur indignation. Marescot, qui les reçut au milieu des contrats, pensait diffĂ©remment. Le bavardage de la Chambre Ă©tait fini, grĂące au ciel. On aurait dĂ©sormais une politique d’affaires. Beljambe ignorait les Ă©vĂ©nements, et s’en moquait d’ailleurs. Sous les halles, ils arrĂȘtĂšrent Vaucorbeil. Le mĂ©decin Ă©tait revenu de tout ça. — Vous avez bien tort de vous tourmenter ! Foureau passa prĂšs d’eux, en disant d’un air narquois — EnfoncĂ©s les dĂ©mocrates ! Et le capitaine, au bras de Girbal, cria de loin — Vive l’empereur ! Mais Petit devait les comprendre, et, Bouvard ayant frappĂ© au carreau, le maĂźtre d’école quitta sa classe. Il trouvait extrĂȘmement drĂŽle que Thiers fĂ»t en prison. Cela vengeait le peuple. — Ah ! ah ! messieurs les dĂ©putĂ©s, Ă  votre tour ! La fusillade, sur les boulevards, eut l’approbation de Chavignolles. Pas de grĂące aux vaincus, pas de pitiĂ© pour les victimes ! DĂšs qu’on se rĂ©volte, on est un scĂ©lĂ©rat. — Remercions la Providence ! disait le curĂ©, et aprĂšs elle Louis Bonaparte. Il s’entoure des hommes les plus distinguĂ©s ! Le comte de Faverges deviendra sĂ©nateur. Le lendemain, ils eurent la visite de Placquevent. Ces messieurs avaient beaucoup parlĂ©. Il les engageait Ă  se taire. — Veux-tu savoir mon opinion ? dit PĂ©cuchet. Puisque les bourgeois sont fĂ©roces, les ouvriers jaloux, les prĂȘtres serviles, et que le Peuple enfin accepte tous les tyrans, pourvu qu’on lui laisse le museau dans sa gamelle, NapolĂ©on a bien fait ! qu’il le bĂąillonne, le foule et l’extermine ! ce ne sera jamais trop pour sa haine du droit, sa lĂąchetĂ©, son ineptie, son aveuglement ! Bouvard songeait — Hein, le ProgrĂšs, quelle blague ! Il ajouta — Et la Politique, une belle saletĂ© ! — Ce n’est pas une science, reprit PĂ©cuchet. L’art militaire vaut mieux, on prĂ©voit ce qui arrive, nous devrions nous y mettre ? — Ah ! merci ! rĂ©pliqua Bouvard. Tout me dĂ©goĂ»te. Vendons plutĂŽt notre baraque et allons au tonnerre de Dieu, chez les sauvages ! » — Comme tu voudras ! MĂ©lie, dans la cour, tirait de l’eau. La pompe en bois avait un long levier. Pour le faire descendre, elle courbait les reins, et on voyait alors ses bas bleus jusqu’à la hauteur de son mollet. Puis, d’un geste rapide, elle levait son bras droit, tandis qu’elle tournait un peu la tĂȘte, et PĂ©cuchet, en la regardant, sentait quelque chose de tout nouveau, un charme, un plaisir infini. VII Des jours tristes commencĂšrent. Ils n’étudiaient plus dans la peur de dĂ©ceptions ; les habitants de Chavignolles s’écartaient d’eux, les journaux tolĂ©rĂ©s n’apprenaient rien, et leur solitude Ă©tait profonde, leur dĂ©sƓuvrement complet. Quelquefois ils ouvraient un livre, et le refermaient ; Ă  quoi bon ? En d’autres jours, ils avaient l’idĂ©e de nettoyer le jardin, au bout d’un quart d’heure une fatigue les prenait ; ou de voir leur ferme, ils en revenaient Ă©cƓurĂ©s ; ou de s’occuper de leur mĂ©nage, Germaine poussait des lamentations ; ils y renoncĂšrent. Bouvard voulut dresser le catalogue du musĂ©um, et dĂ©clara ces bibelots stupides. PĂ©cuchet emprunta la canardiĂšre de Langlois pour tirer des alouettes ; l’arme, Ă©clatant du premier coup, faillit le tuer. Donc ils vivaient dans cet ennui de la campagne, si lourd quand le ciel blanc Ă©crase de sa monotonie un cƓur sans espoir. On Ă©coute le pas d’un homme en sabots qui longe le mur, ou les gouttes de la pluie tomber du toit par terre. De temps Ă  autre, une feuille morte vient frĂŽler la vitre, puis tournoie et s’en va. Des glas indistincts sont apportĂ©s par le vent. Au fond de l’étable, une vache mugit. Ils bĂąillaient l’un devant l’autre, consultaient le calendrier, regardaient la pendule, attendaient les repas ; et l’horizon Ă©tait toujours le mĂȘme des champs en face, Ă  droite l’église, Ă  gauche un rideau de peupliers ; leurs cimes se balançaient dans la brume, perpĂ©tuellement, d’un air lamentable. Des habitudes, qu’ils avaient tolĂ©rĂ©es, les faisaient souffrir. PĂ©cuchet devenait incommode avec sa manie de poser sur la nappe son mouchoir, Bouvard ne quittait plus la pipe, et causait en se dandinant. Des contestations s’élevaient, Ă  propos des plats ou de la qualitĂ© du beurre. Dans leur tĂȘte-Ă -tĂȘte ils pensaient Ă  des choses diffĂ©rentes. Un Ă©vĂ©nement avait bouleversĂ© PĂ©cuchet. Deux jours aprĂšs l’émeute de Chavignolles, comme il promenait son dĂ©boire politique, il arriva dans un chemin, couvert par des ormes touffus, et il entendit derriĂšre son dos une voix crier — ArrĂȘte ! C’était Mme Castillon. Elle courait de l’autre cĂŽtĂ©, sans l’apercevoir. Un homme qui marchait devant elle se retourna. C’était Gorju ; et ils s’abordĂšrent Ă  une toise de PĂ©cuchet, la rangĂ©e des arbres les sĂ©parant de lui. — Est-ce vrai ? dit-elle, tu vas te battre ? PĂ©cuchet se coula dans le fossĂ©, pour entendre — Eh bien ! oui, rĂ©pliqua Gorju, je vais me battre ! Qu’est-ce que ça te fait ? — Il le demande ! s’écria-t-elle en se tordant les bras. Mais si tu es tuĂ©, mon amour ! Oh reste ! Et ses yeux bleus, plus encore que ses paroles, le suppliaient. — Laisse-moi tranquille ! je dois partir ! Elle eut un ricanement de colĂšre. — L’autre l’a permis, hein ? — N’en parle pas ! Il leva son poing fermĂ©. — Non ! mon ami, non ! je me tais, je ne dis rien. Et de grosses larmes descendaient le long de ses joues dans les ruches de sa collerette. Il Ă©tait midi. Le soleil brillait sur la campagne, couverte de blĂ©s jaunes. Tout au loin, la bĂąche d’une voiture glissait lentement. Une torpeur s’étalait dans l’air ; pas un cri d’oiseau, pas un bourdonnement d’insecte. Gorju s’était coupĂ© une badine, et en raclait l’écorce. Mme Castillon ne relevait pas la tĂȘte. Elle songeait, la pauvre femme, Ă  la vanitĂ© de ses sacrifices, les dettes qu’elle avait soldĂ©es, ses engagements d’avenir, sa rĂ©putation perdue. Au lieu de se plaindre, elle lui rappela les premiers temps de leur amour, quand elle allait, toutes les nuits, le rejoindre dans la grange ; si bien qu’une fois son mari, croyant Ă  un voleur, avait lĂąchĂ©, par la fenĂȘtre, un coup de pistolet. La balle Ă©tait encore dans le mur. — Du moment que je t’ai connu, tu m’as semblĂ© beau comme un prince. J’aime tes yeux, ta voix, ta dĂ©marche, ton odeur ! Elle ajouta plus bas — Je suis en folie de ta personne ! Il souriait, flattĂ© dans son orgueil. Elle le prit Ă  deux mains par les flancs, et la tĂȘte renversĂ©e, comme en adoration. — Mon cher cƓur ! mon cher amour ! mon Ăąme ! ma vie ! Voyons, parle, que veux-tu ? Est-ce de l’argent ? On en trouvera. J’ai eu tort ! je t’ennuyais ! pardon ! et commande-toi des habits chez le tailleur, bois du champagne, fais la noce, je te permets tout, tout. Elle murmura dans un effort suprĂȘme — Jusqu’à elle !
 pourvu que tu reviennes Ă  moi. Il se pencha sur sa bouche, un bras autour de ses reins, pour l’empĂȘcher de tomber, et elle balbutiait — Cher cƓur ! cher amour ! comme tu es beau ! mon Dieu, que tu es beau ! PĂ©cuchet, immobile, et la terre du fossĂ© Ă  la hauteur de son menton, les regardait, en haletant. — Pas de faiblesse ! dit Gorju, je n’aurais qu’à manquer la diligence ! on prĂ©pare un fameux coup de chien ; j’en suis ! Donne-moi dix sous, pour que je paye un gloria au conducteur. Elle tira cinq francs de sa bourse. — Tu me les rendras bientĂŽt. Aie un peu de patience ! Depuis le temps qu’il est paralysĂ© ! songe donc ! Et si tu voulais, nous irions Ă  la chapelle de la Croix-Janval, et lĂ , mon amour, je jurerais, devant la sainte Vierge, de t’épouser, dĂšs qu’il sera mort ! — Eh ! il ne meurt jamais, ton mari ! Gorju avait tournĂ© les talons. Elle le rattrapa ; et se cramponnant Ă  ses Ă©paules — Laisse-moi partir avec toi ! je serai ta domestique ! Tu as besoin de quelqu’un. Mais ne t’en va pas ! ne me quitte pas ! La mort plutĂŽt ! Tue-moi ! Elle se traĂźnait Ă  ses genoux, tĂąchant de saisir ses mains pour les baiser ; son bonnet tomba, son peigne ensuite, et ses cheveux courts s’éparpillĂšrent. Ils Ă©taient blancs sous les oreilles, et comme elle le regardait de bas en haut, toute sanglotante, avec ses paupiĂšres rouges et ses lĂšvres tumĂ©fiĂ©es, une exaspĂ©ration le prit, il la repoussa. — ArriĂšre, la vieille ! Bonsoir ! Quand elle se fut relevĂ©e, elle arracha la croix d’or qui pendait Ă  son cou, et la jetant vers lui — Tiens ! canaille ! Gorju s’éloignait, en tapant avec sa badine les feuilles des arbres. Mme Castillon ne pleurait pas. La mĂąchoire ouverte et les prunelles Ă©teintes, elle resta sans faire un mouvement, pĂ©trifiĂ©e dans son dĂ©sespoir ; n’étant plus un ĂȘtre, mais une chose en ruines. Ce qu’il venait de surprendre fut, pour PĂ©cuchet, comme la dĂ©couverte d’un monde, tout un monde ! qui avait des lueurs Ă©blouissantes, des floraisons dĂ©sordonnĂ©es, des ocĂ©ans, des tempĂȘtes, des trĂ©sors, et des abĂźmes d’une profondeur infinie ; un effroi s’en dĂ©gageait, qu’importe ! Il rĂȘva l’amour, ambitionnait de le sentir comme elle, de l’inspirer comme lui. Pourtant il exĂ©crait Gorju, et, au corps de garde, avait eu peine Ă  ne pas le trahir. L’amant de Mme Castillon l’humiliait par sa taille mince, ses accroche-cƓurs Ă©gaux, sa barbe floconneuse, un air de conquĂ©rant ; tandis que sa chevelure, Ă  lui
, se collait sur son crĂąne comme une perruque mouillĂ©e ; son torse, dans sa houppelande, ressemblait Ă  un traversin, deux canines manquaient et sa physionomie Ă©tait sĂ©vĂšre. Il trouvait le ciel injuste, se sentait comme dĂ©shĂ©ritĂ©, et son ami ne l’aimait plus. Bouvard l’abandonnait tous les soirs. AprĂšs la mort de sa femme, rien ne l’eĂ»t empĂȘchĂ© d’en prendre une autre, et qui maintenant le dorloterait, soignerait sa maison. Il Ă©tait trop vieux pour y songer. Mais Bouvard se considĂ©ra dans la glace. Ses pommettes gardaient leurs couleurs, ses cheveux frisaient comme autrefois, pas une dent n’avait bougĂ©, et, Ă  l’idĂ©e qu’il pouvait plaire, il eut un retour de jeunesse. Mme Bordin surgit dans sa mĂ©moire. Elle lui avait fait des avances la premiĂšre fois, lors de l’incendie des meules ; la seconde, Ă  leur dĂźner ; puis dans le musĂ©um, pendant la dĂ©clamation, et derniĂšrement elle Ă©tait venue sans rancune, trois dimanches de suite. Il alla donc chez elle, et y retourna, se promettant de la sĂ©duire. Depuis le jour oĂč PĂ©cuchet avait observĂ© la petite bonne tirant de l’eau, il lui parlait plus souvent ; et soit qu’elle balayĂąt le corridor, ou qu’elle Ă©tendĂźt du linge, ou qu’elle tournĂąt les casseroles, il ne pouvait se rassasier du bonheur de la voir, surpris lui-mĂȘme de ses Ă©motions, comme dans l’adolescence. Il en avait les fiĂšvres et les langueurs, et Ă©tait persĂ©cutĂ© par le souvenir de Mme Castillon, Ă©treignant Gorju. Il questionna Bouvard sur la maniĂšre dont les libertins s’y prennent pour avoir des femmes. — On leur fait des cadeaux, on les rĂ©gale au restaurant. — TrĂšs bien ! Mais ensuite ? — Il y en a qui feignent de s’évanouir, pour qu’on les porte sur un canapĂ© ; d’autres laissent tomber par terre leur mouchoir. Les meilleures vous donnent un rendez-vous, franchement. Et Bouvard se rĂ©pandit en descriptions, qui incendiĂšrent l’imagination de PĂ©cuchet comme des gravures obscĂšnes. — La premiĂšre rĂšgle, c’est de ne pas croire Ă  ce qu’elles disent. J’en ai connu qui, sous l’apparence de saintes, Ă©taient de vĂ©ritables Messalines ! Avant tout, il faut ĂȘtre hardi ! Mais la hardiesse ne se commande pas. PĂ©cuchet, quotidiennement, ajournait sa dĂ©cision, Ă©tait d’ailleurs intimidĂ© par la prĂ©sence de Germaine. EspĂ©rant qu’elle demanderait son compte, il en exigea un surcroĂźt de besogne, notait les fois qu’elle Ă©tait grise, remarquait tout haut sa malpropretĂ©, sa paresse, et fit si bien qu’on la renvoya. Alors PĂ©cuchet fut libre ! Avec quelle impatience il attendait la sortie de Bouvard ! Quel battement de cƓur, dĂšs que la porte Ă©tait refermĂ©e ! MĂ©lie travaillait sur un guĂ©ridon, prĂšs de la fenĂȘtre, Ă  la clartĂ© d’une chandelle ; de temps Ă  autre, elle cassait son fil avec ses dents, puis clignait les yeux, pour l’ajuster dans la fente de l’aiguille. D’abord, il voulut savoir quels hommes lui plaisaient. Était-ce, par exemple, ceux du genre de Bouvard ? Pas du tout ; elle prĂ©fĂ©rait les maigres. Il osa lui demander si elle avait eu des amoureux ? — Jamais ! Puis, se rapprochant, il contemplait son nez fin, sa bouche Ă©troite, le tour de sa figure. Il lui adressa des compliments et l’exhortait Ă  la sagesse. En se penchant sur elle, il apercevait dans son corsage des formes blanches, d’oĂč Ă©manait une tiĂšde senteur, qui lui chauffait la joue. Un soir, il toucha des lĂšvres les cheveux follets de sa nuque, et il en ressentit un Ă©branlement jusqu’à la moelle des os. Une autre fois, il la baisa sur le menton, en se retenant de ne pas mordre sa chair, tant elle Ă©tait savoureuse. Elle lui rendit son baiser. L’appartement tourna. Il n’y voyait plus. Il lui fit cadeau d’une paire de bottines, et la rĂ©galait souvent d’un verre d’anisette
 Pour lui Ă©viter du mal, il se levait de bonne heure, cassait le bois, allumait le feu, poussait l’attention jusqu’à nettoyer les chaussures de Bouvard. MĂ©lie ne s’évanouit pas, ne laissa pas tomber son mouchoir, et PĂ©cuchet ne savait Ă  quoi se rĂ©soudre, son dĂ©sir augmentant par la peur de le satisfaire. Bouvard faisait assidĂ»ment la cour Ă  Mme Bordin. Elle le recevait, un peu sanglĂ©e dans sa robe de soie gorge-de-pigeon, qui craquait comme le harnais d’un cheval, tout en maniant par contenance sa longue chaĂźne d’or. Leurs dialogues roulaient sur les gens de Chavignolles ou dĂ©funt son mari », autrefois huissier Ă  Livarot. Puis elle s’informa du passĂ© de Bouvard, curieuse de connaĂźtre ses farces de jeune homme », sa fortune incidemment, par quels intĂ©rĂȘts il Ă©tait liĂ© Ă  PĂ©cuchet. Il admirait la tenue de sa maison, et, quand il dĂźnait chez elle, la nettetĂ© du service, l’excellence de la table. Une suite de plats d’une saveur profonde, que coupait par intervalles Ă©gaux un vieux pomard, les menait jusqu’au dessert, oĂč ils Ă©taient fort longtemps Ă  prendre le cafĂ© ; et Mme Bordin, en dilatant les narines, trempait dans la soucoupe sa lĂšvre charnue, ombrĂ©e lĂ©gĂšrement d’un duvet noir. Un jour, elle apparut dĂ©colletĂ©e. Ses Ă©paules fascinĂšrent Bouvard. Comme il Ă©tait sur une petite chaise devant elle, il se mit Ă  lui passer les deux mains le long des bras. La veuve se fĂącha. Il ne recommença plus, mais il se figurait des rondeurs d’une amplitude et d’une consistance merveilleuse. Un soir que la cuisine de MĂ©lie l’avait dĂ©goĂ»tĂ©, il eut une joie en entrant dans le salon de Mme Bordin. C’est lĂ  qu’il aurait fallu vivre ! Le globe de la lampe, couvert d’un papier rose, Ă©pandait une lumiĂšre tranquille. Elle Ă©tait assise auprĂšs du feu ; et son pied passait le bord de sa robe. DĂšs les premiers mots, l’entretien tomba. Cependant elle le regardait, les cils Ă  demi fermĂ©s, d’une maniĂšre langoureuse, avec obstination. Bouvard n’y tint plus ! et s’agenouillant sur le parquet, il bredouilla — Je vous aime ! Marions-nous ! Mme Bordin respira fortement, puis, d’un air ingĂ©nu, dit qu’il plaisantait ; sans doute, on allait se moquer, ce n’était pas raisonnable. Cette dĂ©claration l’étourdissait. Bouvard objecta qu’ils n’avaient besoin du consentement de personne. — Qui vous arrĂȘte ? est-ce le trousseau ? Notre linge a une marque pareille, un B ! nous unirons nos majuscules. L’argument lui plut. Mais une affaire majeure l’empĂȘchait de se dĂ©cider avant la fin du mois. Et Bouvard gĂ©mit. Elle eut la dĂ©licatesse de le reconduire, escortĂ©e de Marianne, qui portait un falot. Les deux amis s’étaient cachĂ© leur passion. PĂ©cuchet comptait voiler toujours son intrigue avec la bonne. Si Bouvard s’y opposait, il l’emmĂšnerait vers d’autres lieux, fĂ»t-ce en AlgĂ©rie, oĂč l’existence n’est pas chĂšre ! Mais rarement il formait de ces hypothĂšses, plein de son amour, sans penser aux consĂ©quences. Bouvard projetait de faire du musĂ©um la chambre conjugale, Ă  moins que PĂ©cuchet ne s’y refusĂąt ; alors il habiterait le domicile de son Ă©pouse. Un aprĂšs-midi de la semaine suivante, c’était chez elle, dans son jardin, les bourgeons commençaient Ă  s’ouvrir, et il y avait, entre les nuĂ©es, de grands espaces bleus ; elle se baissa pour cueillir des violettes, et dit, en les prĂ©sentant — Saluez Mme Bouvard ! — Comment ! Est-ce vrai ? — Parfaitement vrai. Il voulut la saisir dans ses bras, elle le repoussa. — Quel homme ! Puis, devenue sĂ©rieuse, l’avertit que bientĂŽt elle lui demanderait une faveur. — Je vous l’accorde ! Ils fixĂšrent la signature de leur contrat Ă  jeudi prochain. Personne, jusqu’au dernier moment, n’en devait rien savoir. — Convenu ! Et il sortit les yeux au ciel, lĂ©ger comme un chevreuil. PĂ©cuchet, le matin du mĂȘme jour, s’était promis de mourir s’il n’obtenait pas les faveurs de sa bonne, et il l’avait accompagnĂ©e dans la cave, espĂ©rant que les tĂ©nĂšbres lui donneraient de l’audace. Plusieurs fois, elle avait voulu s’en aller ; mais il la retenait pour compter les bouteilles ; choisir des lattes, ou voir le fond des tonneaux, cela durait depuis longtemps. Elle se trouvait, en face de lui, sous la lumiĂšre du soupirail, droite, les paupiĂšres basses, le coin de la bouche un peu relevĂ©. — M’aimes-tu ? dit brusquement PĂ©cuchet. — Oui ! je vous aime. — Eh bien, alors, prouve-le-moi ! Et l’enveloppant du bras gauche, il commença de l’autre main Ă  dĂ©grafer son corset. — Vous allez me faire du mal ? — Non ! mon petit ange ! N’aie pas peur ! — Si M. Bouvard
 — Je ne lui dirai rien ! Sois tranquille ! Un tas de fagots se trouvait derriĂšre. Elle s’y laissa tomber, les seins hors de la chemise, la tĂȘte renversĂ©e ; puis se cacha la figure sous un bras ; et un autre eĂ»t compris qu’elle ne manquait pas d’expĂ©rience. Bouvard, bientĂŽt, arriva pour dĂźner. Le repas se fit en silence, chacun ayant peur de se trahir ; MĂ©lie les servait, impassible comme d’habitude ; PĂ©cuchet tournait les yeux, pour Ă©viter les siens, tandis que Bouvard, considĂ©rant les murs, songeait Ă  des amĂ©liorations. Huit jours aprĂšs, le jeudi, il rentra furieux. — La sacrĂ©e garce ! — Qui donc ? — Mme Bordin. Et il conta qu’il avait poussĂ© la dĂ©mence jusqu’à vouloir en faire sa femme ; mais tout Ă©tait fini, depuis un quart d’heure chez Marescot. Elle avait prĂ©tendu recevoir en dot les Écalles, dont il ne pouvait disposer, l’ayant comme la ferme, soldĂ©e en partie avec l’argent d’un autre. — Effectivement ! dit PĂ©cuchet. — Et moi ! qui ai eu la bĂȘtise de lui promettre une faveur Ă  son choix ! C’était celle-lĂ  ! j’y ai mis de l’entĂȘtement ; si elle m’aimait, elle m’eĂ»t cĂ©dĂ© ! La veuve, au contraire, s’était emportĂ©e en injures, avait dĂ©nigrĂ© son physique, sa bedaine. — Ma bedaine ! je te demande un peu ! PĂ©cuchet cependant Ă©tait sorti plusieurs fois, marchait les jambes Ă©cartĂ©es. — Tu souffres ? dit Bouvard. — Oh ! oui ! je souffre ! Et ayant fermĂ© la porte, PĂ©cuchet, aprĂšs beaucoup d’hĂ©sitations, confessa qu’il venait de se dĂ©couvrir une maladie secrĂšte. — Toi ? — Moi-mĂȘme ! — Ah ! mon pauvre garçon ! qui te l’a donnĂ©e ! Il devint encore plus rouge, et dit d’une voix encore plus basse — Ce ne peut ĂȘtre que MĂ©lie ! Bouvard en demeura stupĂ©fait. La premiĂšre chose Ă©tait de renvoyer la jeune personne. Elle protesta d’un air candide. Le cas de PĂ©cuchet Ă©tait grave, pourtant ; mais, honteux de sa turpitude, il n’osait voir le mĂ©decin. Bouvard imagina de recourir Ă  Barberou. Ils lui adressĂšrent le dĂ©tail de la maladie, pour le montrer Ă  un docteur qui la soignerait par correspondance. Barberou y mit du zĂšle, persuadĂ© qu’elle concernait Bouvard, et l’appela vieux roquentin, tout en le fĂ©licitant. — À mon Ăąge ! disait PĂ©cuchet, n’est-ce pas lugubre ! Mais pourquoi m’a-t-elle fait ça ? — Tu lui plaisais. — Elle aurait dĂ» me prĂ©venir. — Est-ce que la passion raisonne ! Et Bouvard se plaignait de Mme Bordin. Souvent, il l’avait surprise arrĂȘtĂ©e devant les Écalles, dans la compagnie de Marescot, en confĂ©rence avec Germaine, tant de manƓuvres pour un peu de terre ! — Elle est avare ! VoilĂ  l’explication ! Ils ruminaient ainsi leurs mĂ©comptes, dans la petite salle, au coin du feu. PĂ©cuchet, tout en avalant ses remĂšdes, Bouvard, en fumant des pipes, et ils dissertaient sur les femmes. — Étrange besoin, est-ce un besoin ? Elles poussent au crime, Ă  l’hĂ©roĂŻsme et Ă  l’abrutissement. L’enfer sous un jupon, le paradis dans un baiser ; ramage de tourterelle, ondulations de serpent, griffe de chat ; perfidie de la mer, variĂ©tĂ© de la lune. Ils dirent tous les lieux communs qu’elles ont fait rĂ©pandre. C’était le dĂ©sir d’en avoir qui avait suspendu leur amitiĂ©. Un remords les prit. — Plus de femmes, n’est-ce pas ? Vivons sans elles ! Et ils s’embrassĂšrent avec attendrissement. Il fallait rĂ©agir ; et Bouvard, aprĂšs la guĂ©rison de PĂ©cuchet, estima que l’hydrothĂ©rapie leur serait avantageuse. Germaine, revenue dĂšs le dĂ©part de l’autre, charriait tous les matins, la baignoire dans le corridor. Les deux bonshommes, nus comme des sauvages, se lançaient de grands seaux d’eau, puis ils couraient pour rejoindre leurs chambres. On les vit par la claire-voie ; et des personnes furent scandalisĂ©es. VIII Satisfaits de leur rĂ©gime, ils voulurent s’amĂ©liorer le tempĂ©rament par de la gymnastique. Et ayant pris le manuel d’Amoros, ils en parcoururent l’atlas. Tous ces jeunes garçons, accroupis, renversĂ©s, debout, pliant les jambes, Ă©cartant les bras, montrant le poing, soulevant des fardeaux, chevauchant des poutres, grimpant Ă  des Ă©chelles, cabriolant sur des trapĂšzes, un tel dĂ©ploiement de force et d’agilitĂ© excita leur envie. Cependant ils Ă©taient contristĂ©s par les splendeurs du gymnase, dĂ©crites dans la prĂ©face. Car jamais ils ne pourraient se procurer un vestibule pour les Ă©quipages, un hippodrome pour les courses, un bassin pour la natation, ni une montagne de gloire », colline artificielle, ayant trente-deux mĂštres de hauteur. Un cheval de voltige en bois avec le rembourrage eĂ»t Ă©tĂ© dispendieux, ils y renoncĂšrent ; le tilleul abattu dans le jardin leur servit de mĂąt horizontal ; et quand ils furent habiles Ă  le parcourir d’un bout Ă  l’autre, pour en avoir un vertical, ils replantĂšrent une poutrelle des contre-espaliers, PĂ©cuchet gravit jusqu’au haut. Bouvard glissait, retombait toujours, finalement, y renonça. Les bĂątons orthosomĂ©tiques » lui plurent davantage, c’est-Ă -dire deux manches Ă  balai reliĂ©s par deux cordes, dont la premiĂšre se passe sous les aisselles, la seconde sur les poignets ; et pendant des heures, il gardait cet appareil, le menton levĂ©, la poitrine en avant, les coudes le long du corps. À dĂ©faut d’haltĂšres, le charron tourna quatre morceaux de frĂȘne, qui ressemblaient Ă  des pains de sucre se terminant en goulot de bouteille. On doit porter ces massues Ă  droite, Ă  gauche, par devant, par derriĂšre ; mais trop lourdes, elles Ă©chappaient de leurs doigts, au risque de leur broyer les jambes. N’importe, ils s’acharnĂšrent aux mils persanes » et mĂȘme craignant qu’elles n’éclatassent, tous les soirs ils les frottaient avec de la cire et un morceau de drap. Ensuite, ils recherchĂšrent des fossĂ©s. Quand ils en avaient trouvĂ© un Ă  leur convenance, ils appuyaient au milieu une longue perche, s’élançaient du pied gauche, atteignaient l’autre bord, puis recommençaient. La campagne Ă©tant plate, on les apercevait au loin ; et les villageois se demandaient quelles Ă©taient ces deux choses extraordinaires, bondissant Ă  l’horizon. L’automne venu, ils se mirent Ă  la gymnastique de chambre ; elle les ennuya. Que n’avaient-ils le trĂ©moussoir ou fauteuil de poste, imaginĂ© sous Louis XIV par l’abbĂ© de Saint-Pierre. Comment Ă©tait-ce construit, oĂč se renseigner ? Dumouchel ne daigna pas mĂȘme leur rĂ©pondre. Alors, ils Ă©tablirent dans le fournil une bascule brachiale. Sur deux poulies vissĂ©es au plafond, passait une corde, tenant une traverse Ă  chaque bout. SitĂŽt qu’ils l’avaient prise, l’un poussait la terre de ses orteils, l’autre baissait les bras jusqu’au niveau du sol ; le premier, par sa pesanteur, attirait le second qui, lĂąchant un peu la cordelette, montait Ă  son tour ; en moins de cinq minutes, leurs membres dĂ©gouttelaient de sueur. Pour suivre les prescriptions du manuel, ils tĂąchĂšrent de devenir ambidextres, jusqu’à se priver de la main droite, temporairement. Ils firent plus Amoros indique les piĂšces de vers qu’il faut chanter dans les manƓuvres, et Bouvard et PĂ©cuchet, en marchant, rĂ©pĂ©taient l’hymne no 9 Un roi, un roi juste est un bien sur la terre. Quand ils se battaient les pectoraux Amis, la couronne et la gloire, etc. Au pas de course À nous l’animal timide ! Atteignons le cerf rapide ! Oui ! nous vaincrons ! Courons ! courons ! courons ! Et plus haletants que des chiens, ils s’animaient au bruit de leurs voix. Un cĂŽtĂ© de la gymnastique les exaltait son emploi comme moyen de sauvetage. Mais il aurait fallu des enfants, pour apprendre Ă  les porter dans des sacs, et ils priĂšrent le maĂźtre d’école de leur en fournir quelques-uns. Petit objecta que les familles se fĂącheraient. Ils se rabattirent sur les secours aux blessĂ©s. L’un feignait d’ĂȘtre Ă©vanoui, et l’autre le charriait dans une brouette, avec toutes sortes de prĂ©cautions. Quant aux escalades militaires, l’auteur prĂ©conise l’échelle de Bois-RosĂ©, ainsi nommĂ©e du capitaine qui surprit FĂ©camp autrefois, en montant par la falaise. D’aprĂšs la gravure du livre, ils garnirent de bĂątonnets un cĂąble, et l’attachĂšrent sous le hangar. DĂšs qu’on a enfourchĂ© le premier bĂąton, et saisi le troisiĂšme, on jette ses jambes en dehors, pour que le deuxiĂšme, qui Ă©tait tout Ă  l’heure contre la poitrine, se trouve juste sous les cuisses. On se redresse, on empoigne le quatriĂšme et l’on continue. MalgrĂ© de prodigieux dĂ©hanchements, il leur fut impossible d’atteindre le deuxiĂšme Ă©chelon. Peut-ĂȘtre a-t-on moins de mal en s’accrochant aux pierres avec les mains, comme firent les soldats de Bonaparte Ă  l’attaque du Fort-Chambray ? et pour vous rendre capable d’une telle action, Amoros possĂšde une tour dans son Ă©tablissement. Le mur en ruines pouvait la remplacer. Ils en tentĂšrent l’assaut. Mais Bouvard, ayant retirĂ© trop vite son pied d’un trou, eut peur et fut pris d’étourdissement. PĂ©cuchet en accusa leur mĂ©thode ils avaient nĂ©gligĂ© ce qui concerne les phalanges, si bien qu’ils devaient se remettre aux principes. Ses exhortations furent vaines ; et, dans son orgueil et sa prĂ©somption, il aborda les Ă©chasses. La nature semblait l’y avoir destinĂ©, car il employa tout de suite le grand modĂšle, ayant des palettes Ă  quatre pieds du sol, et, en Ă©quilibre lĂ -dessus, il arpentait le jardin, pareil Ă  une gigantesque cigogne qui se fĂ»t promenĂ©e. Bouvard, Ă  la fenĂȘtre, le vit tituber, puis s’abattre d’un bloc sur les haricots, dont les rames, en se fracassant, amortirent sa chute. On le ramassa couvert de terreau, les narines saignantes, livide, et il croyait s’ĂȘtre donnĂ© un effort. DĂ©cidĂ©ment la gymnastique ne convenait point Ă  des hommes de leur Ăąge ; ils l’abandonnĂšrent, n’osaient plus se mouvoir par crainte des accidents, et ils restaient tout le long du jour assis dans le musĂ©um, Ă  rĂȘver d’autres occupations. Ce changement d’habitudes influa sur la santĂ© de Bouvard. Il devint trĂšs lourd, soufflait aprĂšs ses repas comme un cachalot, voulut se faire maigrir, mangea moins, et s’affaiblit. PĂ©cuchet, Ă©galement, se sentait minĂ© », avait des dĂ©mangeaisons Ă  la peau et des plaques dans la gorge. — Ça ne va pas, disait-il, ça ne va pas. Bouvard imagina d’aller choisir Ă  l’auberge quelques bouteilles de vin d’Espagne, afin de se remonter la machine. Comme il en sortait, le clerc de Marescot et trois hommes apportaient Ă  Beljambe une grande table de noyer ; Monsieur » l’en remerciait beaucoup. Elle s’était parfaitement conduite. Bouvard connut ainsi la mode nouvelle des tables tournantes. Il en plaisanta le clerc. Cependant, par toute l’Europe, en AmĂ©rique, en Australie et dans les Indes, des millions de mortels passaient leur vie Ă  faire tourner des tables, et on dĂ©couvrait la maniĂšre de rendre les serins prophĂštes, de donner des concerts sans instruments, de correspondre aux moyens des escargots. La Presse offrant avec sĂ©rieux ces bourdes au public, le renforçait dans sa crĂ©dulitĂ©. Les esprits frappeurs avaient dĂ©barquĂ© au chĂąteau de Faverges, de lĂ  s’étaient rĂ©pandus dans le village, et le notaire principalement les questionnait. ChoquĂ© du scepticisme de Bouvard, il convia les deux amis Ă  une soirĂ©e de tables tournantes. Était-ce un piĂšge ? Mme Bordin se trouverait lĂ . PĂ©cuchet, seul, s’y rendit. Il y avait comme assistants, le maire, le percepteur, le capitaine, d’autres bourgeois et leurs Ă©pouses, Mme Vaucorbeil, Mme Bordin effectivement ; de plus, une ancienne sous-maĂźtresse de Mme Marescot, Mlle LaverriĂšre, personne un peu louche, avec des cheveux gris tombant en spirales sur les Ă©paules, Ă  la façon de 1830. Dans un fauteuil se tenait un cousin de Paris, costumĂ© d’un habit bleu et l’air impertinent. Les deux lampes de bronze, l’étagĂšre de curiositĂ©s, des romances Ă  vignette sur le piano, et des aquarelles minuscules dans des cadres exorbitants faisaient toujours l’étonnement de Chavignolles. Mais ce soir-lĂ  les yeux se portaient vers la table d’acajou. On l’éprouverait tout Ă  l’heure, et elle avait l’importance des choses qui contiennent un mystĂšre. Douze invitĂ©s prirent place autour d’elle, les mains Ă©tendues, les petits doigts se touchant. On n’entendait que le battement de la pendule. Les visages dĂ©notaient une attention profonde. Au bout de dix minutes, plusieurs se plaignirent de fourmillements dans les bras. PĂ©cuchet Ă©tait incommodĂ©. — Vous poussez ! dit le capitaine Ă  Foureau. — Pas du tout ! — Si fait ! — Ah ! Monsieur ! Le notaire les calma. À force de tendre l’oreille, on crut distinguer des craquements de bois. Illusion ! Rien ne bougeait. L’autre jour, quand les familles Aubert et Lormeau Ă©taient venues de Lisieux et qu’on avait empruntĂ© exprĂšs la table de Beljambe, tout avait si bien marchĂ© ! Mais celle-lĂ  aujourd’hui montrait un entĂȘtement
 Pourquoi ? Le tapis sans doute la contrariait, et on passa dans la salle Ă  manger. Le meuble choisi fut un large guĂ©ridon oĂč s’installĂšrent PĂ©cuchet, Girbal, Mme Marescot, et son cousin M. Alfred. Le guĂ©ridon, qui avait des roulettes, glissa vers la droite ; les opĂ©rateurs, sans dĂ©ranger leurs doigts, suivirent son mouvement, et de lui-mĂȘme il fit encore deux tours. On fut stupĂ©fait. Alors M. Alfred articula d’une voix haute — Esprit, comment trouves-tu ma cousine ? Le guĂ©ridon, en oscillant avec lenteur, frappa neuf coups. D’aprĂšs une pancarte, oĂč le nombre des coups se traduisait par des lettres, cela signifiait charmante ». Des bravos Ă©clatĂšrent. Puis Marescot, taquinant Mme Bordin, somma l’esprit de dĂ©clarer l’ñge exact qu’elle avait. Le pied du guĂ©ridon retomba cinq fois. — Comment ? cinq ans ! s’écria Girbal. — Les dizaines ne comptent pas, reprit Foureau. La veuve sourit, intĂ©rieurement vexĂ©e. Les rĂ©ponses aux autres questions manquĂšrent, tant l’alphabet Ă©tait compliquĂ©. Mieux valait la planchette, moyen expĂ©ditif et dont Mlle LaverriĂšre s’était mĂȘme servie pour noter sur un album les communications directes de Louis XII, ClĂ©mence Isaure, Franklin, Jean-Jacques Rousseau, etc. Ces mĂ©caniques se vendaient rue d’Aumale ; M. Alfred en promit une, puis s’adressant Ă  la sous-maĂźtresse — Mais pour le quart d’heure, un peu de piano, n’est-ce pas ? Une mazurke ! Deux accords plaquĂ©s vibrĂšrent. Il prit sa cousine Ă  la taille, disparut avec elle, revint. On Ă©tait rafraĂźchi par le vent de la robe qui frĂŽlait les portes en passant. Elle se renversait la tĂȘte, il arrondissait son bras. On admirait la grĂące de l’une, l’air fringant de l’autre ; et, sans attendre les petits fours, PĂ©cuchet se retira, Ă©bahi de la soirĂ©e. Il eut beau rĂ©pĂ©ter — Mais j’ai vu ! j’ai vu ! Bouvard niait les faits et nĂ©anmoins consentit Ă  expĂ©rimenter lui-mĂȘme. Pendant quinze jours, ils passĂšrent leurs aprĂšs-midi en face l’un de l’autre les mains sur une table, puis sur un chapeau, sur une corbeille, sur des assiettes. Tous ces objets demeurĂšrent immobiles. Le phĂ©nomĂšne des tables tournantes n’en est pas moins certain. Le vulgaire l’attribue Ă  des esprits, Faraday au prolongement de l’action nerveuse, Chevreul Ă  l’inconscience des efforts, ou peut-ĂȘtre, comme admet SĂ©gouin, se dĂ©gage-t-il de l’assemblage des personnes une impulsion, un courant magnĂ©tique ? Cette hypothĂšse fit rĂȘver PĂ©cuchet. Il prit dans sa bibliothĂšque le Guide du magnĂ©tiseur par MontacabĂšre, le relut attentivement, et initia Bouvard Ă  la thĂ©orie. Tous les corps animĂ©s reçoivent et communiquent l’influence des astres. PropriĂ©tĂ© analogue Ă  la vertu de l’aimant. En dirigeant cette force on peut guĂ©rir les malades, voilĂ  le principe. La science, depuis Mesmer, s’est dĂ©veloppĂ©e, mais il importe toujours de verser le fluide et de faire des passes qui, premiĂšrement, doivent endormir. — Eh bien, endors-moi ! dit Bouvard. — Impossible, rĂ©pliqua PĂ©cuchet, pour subir l’action magnĂ©tique et pour la transmettre, la foi est indispensable. Puis considĂ©rant Bouvard — Ah ! quel dommage. — Comment ? — Oui, si tu voulais, avec un peu de pratique, il n’y aurait pas de magnĂ©tiseur comme toi ! Car il possĂ©dait tout ce qu’il faut l’abord prĂ©venant, une constitution robuste et un moral solide. Cette facultĂ© qu’on venait de lui dĂ©couvrir flatta Bouvard. Il se plongea sournoisement dans MontacabĂšre. Puis, comme Germaine avait des bourdonnements d’oreilles qui l’assourdissaient, il dit un soir d’un ton nĂ©gligĂ© — Si on essayait du magnĂ©tisme ? Elle ne s’y refusa pas. Il s’assit devant elle, lui prit les deux pouces dans ses mains et la regarda fixement, comme s’il n’eĂ»t fait autre chose de toute sa vie. La bonne femme, une chaufferette sous les talons, commença par flĂ©chir le cou ; ses yeux se fermĂšrent et, tout doucement, elle se mit Ă  ronfler. Au bout d’une heure qu’ils la contemplaient, PĂ©cuchet dit Ă  voix basse — Que sentez-vous ? Elle se rĂ©veilla. Plus tard sans doute la luciditĂ© viendrait. Ce succĂšs les enhardit, et, reprenant avec aplomb l’exercice de la mĂ©decine, ils soignĂšrent Chamberlan, le bedeau, pour ses douleurs intercostales ; Migraine, le maçon, affectĂ© d’une nĂ©vrose de l’estomac ; la mĂšre Varin, dont l’encĂ©phaloĂŻde sous la clavicule exigeait, pour se nourrir, des emplĂątres de viande ; un goutteux, le pĂšre Lemoine, qui se traĂźnait au bord des cabarets ; un phtisique, un hĂ©miplĂ©gique, bien d’autres. Ils traitĂšrent aussi des coryzas et des engelures. AprĂšs l’exploration de la maladie, ils s’interrogeaient du regard pour savoir quelles passes employer, si elles devaient ĂȘtre Ă  grands ou Ă  petits courants, ascendantes ou descendantes, longitudinales, transversales, biditiges, triditiges ou mĂȘme quinditiges. Quand l’un en avait trop, l’autre le remplaçait. Puis, revenus chez eux, ils notaient les observations sur le journal du traitement. Leurs maniĂšres onctueuses captĂšrent le monde. Cependant on prĂ©fĂ©rait Bouvard, et sa rĂ©putation parvint jusqu’à Falaise, quand il eut guĂ©ri la BarbĂ©e, la fille du pĂšre Barbey, un ancien capitaine au long cours. Elle sentait comme un clou Ă  l’occiput, parlait d’une voix rauque, restait souvent plusieurs jours sans manger, puis dĂ©vorait du plĂątre ou du charbon. Ses crises nerveuses, dĂ©butant par des sanglots, se terminaient dans un flux de larmes ; et on avait pratiquĂ© tous les remĂšdes, depuis les tisanes jusqu’aux moxas, si bien que, par lassitude, elle accepta les offres de Bouvard. Quand il eut congĂ©diĂ© la servante et poussĂ© les verrous, il se mit Ă  frictionner son abdomen en appuyant sur la place des ovaires. Un bien-ĂȘtre se manifesta par des soupirs et des bĂąillements. Il lui posa un doigt entre les sourcils au haut du nez ; tout Ă  coup elle devint inerte. Si on levait ses bras, ils retombaient ; sa tĂȘte garda les attitudes qu’il voulut, et les paupiĂšres Ă  demi closes, en vibrant d’un mouvement spasmodique, laissaient apercevoir les globes des yeux, qui roulaient avec lenteur ; ils se fixĂšrent dans les angles, convulsĂ©s. Bouvard lui demanda si elle souffrait, elle rĂ©pondit que non ; ce qu’elle Ă©prouvait maintenant, elle distinguait l’intĂ©rieur de son corps. — Qu’y voyez-vous ? — Un ver. — Que faut-il pour le tuer ? Son front se plissa — Je cherche
 ; je ne peux pas, je ne peux pas. À la deuxiĂšme sĂ©ance, elle se prescrivit un bouillon d’orties ; Ă  la troisiĂšme, de l’herbe au chat. Les crises s’attĂ©nuĂšrent, disparurent. C’était vraiment comme un miracle. L’addigitation nasale ne rĂ©ussit point avec les autres, et pour amener le somnambulisme, ils projetĂšrent de construire un baquet mesmĂ©rien. DĂ©jĂ  mĂȘme PĂ©cuchet avait recueilli de la limaille et nettoyĂ© une vingtaine de bouteilles, quand un scrupule l’arrĂȘta. Parmi les malades, il viendrait des personnes du sexe. — Et que ferons-nous s’il leur prend des accĂšs d’érotisme furieux ? Cela n’eĂ»t pas arrĂȘtĂ© Bouvard ; mais Ă  cause des potins et du chantage peut-ĂȘtre, mieux valait s’abstenir. Ils se contentĂšrent d’un harmonica et le portaient avec eux dans les maisons, ce qui rĂ©jouissait les enfants. Un jour que Migraine Ă©tait plus mal, ils y recoururent. Les sons cristallins l’exaspĂ©rĂšrent ; mais Deleuze ordonne de ne pas s’effrayer des plaintes ; la musique continua. — Assez ! assez ! criait-il. Un peu de patience, rĂ©pĂ©tait Bouvard. PĂ©cuchet tapotait plus vite sur les lames de verre, et l’instrument vibrait, et le pauvre homme hurlait, quand le mĂ©decin parut attirĂ© par le vacarme — Comment, encore vous ? s’écria-t-il, furieux de les retrouver toujours chez ses clients. Ils expliquĂšrent leur moyen magnĂ©tique. Alors il tonna contre le magnĂ©tisme, un tas de jongleries, et dont les effets proviennent de l’imagination. Cependant on magnĂ©tise des animaux, MontacabĂšre l’affirme, et M. Fontaine est parvenu Ă  magnĂ©tiser une lionne. Ils n’avaient pas de lionne, mais le hasard leur offrit une autre bĂȘte. Car le lendemain Ă  six heures un valet de charrue vint leur dire qu’on les rĂ©clamait Ă  la ferme, pour une vache dĂ©sespĂ©rĂ©e. Ils y coururent. Les pommiers Ă©taient en fleurs et l’herbe, dans la cour, fumait sous le soleil levant. Au bord de la mare, Ă  demi couverte d’un drap, une vache beuglait, grelottante des seaux d’eau qu’on lui jetait sur le corps, et, dĂ©mesurĂ©ment gonflĂ©e, elle ressemblait Ă  un hippopotame. Sans doute, elle avait pris du venin » en pĂąturant dans les trĂšfles. Le pĂšre et la mĂšre Gouy se dĂ©solaient, car le vĂ©tĂ©rinaire ne pouvait venir, et un charron qui savait des mots contre l’enflure ne voulait pas se dĂ©ranger ; mais ces messieurs dont la bibliothĂšque Ă©tait cĂ©lĂšbre, devaient connaĂźtre un secret. Ayant retroussĂ© leurs manches, ils se placĂšrent l’un devant les cornes, l’autre Ă  la croupe, et, avec de grands efforts intĂ©rieurs et une gesticulation frĂ©nĂ©tique, ils Ă©cartaient les doigts pour Ă©pandre sur l’animal des ruisseaux de fluide, tandis que le fermier, son Ă©pouse, leur garçon et des voisins, les regardaient presque effrayĂ©s. Les gargouillements que l’on entendait dans le ventre de la vache provoquĂšrent des borborygmes au fond de ses entrailles. Elle Ă©mit un vent. PĂ©cuchet dit alors — C’est une porte ouverte Ă  l’espĂ©rance, un dĂ©bouchĂ©, peut-ĂȘtre. Le dĂ©bouchĂ© s’opĂ©ra, l’espĂ©rance jaillit dans un paquet de matiĂšres jaunes Ă©clatant avec la force d’un obus. Les cuirs se desserrĂšrent, la vache dĂ©gonfla ; une heure aprĂšs il n’y paraissait plus. Ce n’était pas l’effet de l’imagination, certainement. Donc le fluide contient une vertu particuliĂšre. Elle se laisse enfermer dans des objets oĂč on ira la prendre sans qu’elle se trouve affaiblie. Un tel moyen Ă©pargne les dĂ©placements. Ils l’adoptĂšrent, et ils envoyaient Ă  leurs pratiques des jetons magnĂ©tisĂ©s, des mouchoirs magnĂ©tisĂ©s, de l’eau magnĂ©tisĂ©e, du pain magnĂ©tisĂ©. Puis, continuant leurs Ă©tudes, ils abandonnĂšrent les passes pour le systĂšme de PuysĂ©gur, qui remplace le magnĂ©tiseur par un vieil arbre, au tronc duquel une corde s’enroule. Un poirier dans leur masure semblait fait tout exprĂšs. Ils le prĂ©parĂšrent en l’embrassant fortement Ă  plusieurs reprises. Un banc fut Ă©tabli en dessous. Leurs habituĂ©s s’y rangeaient et ils obtinrent des rĂ©sultats si merveilleux que, pour enfoncer Vaucorbeil, ils le conviĂšrent Ă  une sĂ©ance, avec les notables du pays. Pas un n’y manqua. Germaine les reçut dans la petite salle, en priant de faire excuse », ses maĂźtres allaient venir. De temps Ă  autre, on entendait un coup de sonnette. C’étaient des malades qu’elle introduisait ailleurs. Les invitĂ©s se montraient du coude les fenĂȘtres poussiĂ©reuses, les taches sur les lambris, la peinture s’éraillant ; et le jardin Ă©tait lamentable. Du bois mort partout ! Deux bĂątons, devant la brĂšche du mur, barraient le verger. PĂ©cuchet se prĂ©senta. — À vos ordres, messieurs ! Et l’on vit au fond, sous le poirier d’ÉdouĂŻn, plusieurs personnes assises. Chamberlan, sans barbe, comme un prĂȘtre, et en soutanelle de lasting avec une calotte de cuir, s’abandonnait Ă  des frissons occasionnĂ©s par sa douleur intercostale ; Migraine, souffrant toujours de l’estomac, grimaçait prĂšs de lui ; la mĂšre Varin, pour cacher sa tumeur, portait un chĂąle Ă  plusieurs tours ; le pĂšre Lemoine, pieds nus dans des savates, avait ses bĂ©quilles sous les jarrets, et la BarbĂ©e, en costume des dimanches, Ă©tait pĂąle extraordinairement. De l’autre cĂŽtĂ© de l’arbre, on trouva d’autres personnes une femme Ă  figure d’albinos Ă©pongeait les glandes suppurantes de son cou ; le visage d’une petite fille disparaissait Ă  moitiĂ© sous des lunettes bleues ; un vieillard, dont une contracture dĂ©formait l’échine, heurtait de ses mouvements involontaires Marcel, une espĂšce d’idiot, couvert d’une blouse en loques et d’un pantalon rapiĂ©cĂ©. Son bec-de-liĂšvre, mal recousu, laissait voir ses incisives, et des linges embobelinaient sa joue, tumĂ©fiĂ©e par une Ă©norme fluxion. Tous tenaient Ă  la main une ficelle descendant de l’arbre, et des oiseaux chantaient ; l’odeur du gazon attiĂ©di se roulait dans l’air. Le soleil passait entre les branches. On marchait sur de la mousse. Cependant les sujets, au lieu de dormir, Ă©carquillaient leurs paupiĂšres. — Jusqu’à prĂ©sent, ce n’est pas drĂŽle, dit Foureau. Commencez, je m’éloigne une minute. Et il revint, en fumant dans un Abd-el-Kader, reste dernier de la porte aux pipes. PĂ©cuchet se rappela un excellent moyen de magnĂ©tisation. Il mit dans sa bouche tous les nez des malades et aspira leur haleine pour tirer Ă  lui l’électricitĂ©, et en mĂȘme temps Bouvard Ă©treignait l’arbre, dans le but d’accroĂźtre le fluide. Le maçon interrompit ses hoquets, le bedeau fut moins agitĂ©, l’homme Ă  la contracture ne bougea plus. On pouvait maintenant s’approcher d’eux, leur faire subir toutes les Ă©preuves. Le mĂ©decin, avec sa lancette, piqua sous l’oreille Chamberlan, qui tressaillit un peu. La sensibilitĂ© chez les autres fut Ă©vidente ; le goutteux poussa un cri. Quant Ă  la BarbĂ©e, elle souriait comme dans un rĂȘve, et un filet de sang lui coulait sous la mĂąchoire. Foureau, pour l’éprouver lui-mĂȘme, voulut saisir la lancette, et le docteur l’ayant refusĂ©e, il pinça la malade fortement. Le capitaine lui chatouilla les narines avec une plume, le percepteur allait lui enfoncer une Ă©pingle sous la peau. — Laissez-la donc, dit Vaucorbeil, rien d’étonnant, aprĂšs tout ! une hystĂ©rique ! le diable y perdrait son latin ! — Celle-lĂ , dit PĂ©cuchet, en dĂ©signant Victoire, la femme scrofuleuse, est un mĂ©decin ! elle reconnaĂźt les affections et indique les remĂšdes. Langlois brĂ»lait de la consulter sur son catarrhe ; il n’osa ; mais Coulon, plus brave, demanda quelque chose pour ses rhumatismes. PĂ©cuchet lui mit la main droite dans la main gauche de Victoire, et, les cils toujours clos, les pommettes un peu rouges, les lĂšvres frĂ©missantes, la somnambule, aprĂšs avoir divaguĂ©, ordonna du valum bĂ©cum. Elle avait servi Ă  Bayeux chez un apothicaire. Vaucorbeil en infĂ©ra qu’elle voulait dire de l’album grĂŠcum, mot entrevu, peut-ĂȘtre, dans la pharmacie. Puis il aborda le pĂšre Lemoine qui, selon Bouvard, percevait les objets Ă  travers les corps opaques. C’était un ancien maĂźtre d’école tombĂ© dans la crapule. Des cheveux blancs s’éparpillaient autour de sa figure, et, adossĂ© contre l’arbre, les paumes ouvertes, il dormait en plein soleil d’une façon majestueuse. Le mĂ©decin attacha sur ses paupiĂšres une double cravate, et Bouvard, lui prĂ©sentant un journal, dit impĂ©rieusement — Lisez ! Il baissa le front, remua les muscles de sa face, puis se renversa la tĂȘte et finit par Ă©peler — Cons-ti-tu-tion-nel. — Mais avec de l’adresse on fait glisser tous les bandeaux ! Ces dĂ©nĂ©gations du mĂ©decin rĂ©voltaient PĂ©cuchet. Il s’aventura jusqu’à prĂ©tendre que la BarbĂ©e pourrait dĂ©crire ce qui se passait actuellement dans sa propre maison. — Soit, rĂ©pondit le docteur. Et ayant tirĂ© sa montre — À quoi ma femme s’occupe-t-elle ? La BarbĂ©e hĂ©sita longtemps ; puis, d’un air maussade — Hein ! quoi ? Ah ! j’y suis ! Elle coud des rubans Ă  un chapeau de paille. Vaucorbeil arracha une feuille de son calepin et Ă©crivit un billet, que le clerc de Marescot s’empressa de porter. La sĂ©ance Ă©tait finie. Les malades s’en allĂšrent. Bouvard et PĂ©cuchet, en somme, n’avaient pas rĂ©ussi. Cela tenait-il Ă  la tempĂ©rature ou Ă  l’odeur du tabac, ou au parapluie de l’abbĂ© Jeufroy, qui avait une garniture de cuivre, mĂ©tal contraire Ă  l’émission fluidique ? Vaucorbeil haussa les Ă©paules. Cependant il ne pouvait contester la bonne foi de MM. Deleuze, Bertrand, Morin, Jules Cloquet. Or, ces maĂźtres affirment que des somnambules ont prĂ©dit des Ă©vĂ©nements, subi, sans douleur, des opĂ©rations cruelles. L’abbĂ© rapporta des histoires plus Ă©tonnantes. Un missionnaire a vu des brahmanes parcourir une route la tĂȘte en bas ; le Grand-Lama au Thibet se fend les boyaux, pour rendre des oracles. — Plaisantez-vous ? dit le mĂ©decin. — Nullement ! — Allons donc ! Quelle farce ! Et la question se dĂ©tournant, chacun produisit des anecdotes. — Moi, dit l’épicier, j’ai eu un chien qui Ă©tait toujours malade quand le mois commençait par un vendredi. — Nous Ă©tions quatorze enfants, reprit le juge de paix. Je suis nĂ© un 14, mon mariage eut lieu un 14 et le jour de ma fĂȘte tombe un 14 ! Expliquez-moi ça. Beljambe avait rĂȘvĂ©, bien des fois, le nombre des voyageurs qu’il aurait le lendemain dans son auberge, et Petit conta le souper de Cazotte. Le curĂ© alors fit cette rĂ©flexion — Pourquoi ne pas voir lĂ  dedans, tout simplement
 — Les dĂ©mons, n’est-ce pas ? dit Vaucorbeil. L’abbĂ©, au lieu de rĂ©pondre, eut un signe de tĂȘte. Marescot parla de la Pythie de Delphes. — Sans aucun doute, des miasmes. — Ah ! les miasmes, maintenant. — Moi, j’admets un fluide, reprit Bouvard. — Nervoso-sidĂ©ral, ajouta PĂ©cuchet. — Mais prouvez-le ! montrez-le ! votre fluide ! D’ailleurs les fluides sont dĂ©modĂ©s, Ă©coutez-moi. Vaucorbeil alla plus loin se mettre Ă  l’ombre. Les bourgeois le suivirent. — Si vous dites Ă  un enfant Je suis un loup, je vais te manger, » il se figure que vous ĂȘtes un loup et il a peur ; c’est donc un rĂȘve commandĂ© par des paroles. De mĂȘme le somnambule accepte les fantaisies que l’on voudra. Il se souvient et n’imagine pas, obĂ©it toujours, n’a que des sensations quand il croit penser. De cette maniĂšre, des crimes sont suggĂ©rĂ©s et des gens vertueux pourront se voir bĂȘtes fĂ©roces et devenir anthropophages involontairement. On regarda Bouvard et PĂ©cuchet. Leur science avait des pĂ©rils pour la sociĂ©tĂ©. Le clerc de Marescot reparut dans le jardin, en brandissant une lettre de Mme Vaucorbeil. Le docteur la dĂ©cacheta, pĂąlit et enfin lut ces mots Je couds des rubans Ă  un chapeau de paille. » La stupĂ©faction empĂȘcha de rire. — Une coĂŻncidence, parbleu ! Ça ne prouve rien. Et comme les deux magnĂ©tiseurs avaient un air de triomphe, il se retourna sous la porte pour leur dire — Ne continuez plus ! ce sont des amusements dangereux ! Le curĂ©, en emmenant son bedeau, le tança vertement. — Êtes-vous fou ! sans ma permission ! Des manƓuvres dĂ©fendues par l’Église ! Tout le monde venait de partir ; Bouvard et PĂ©cuchet causaient sur le vigneau avec l’instituteur, quand Marcel dĂ©busqua du verger, la mentonniĂšre dĂ©faite, et il bredouillait — GuĂ©ri ! guĂ©ri ! Bons messieurs ! — Bien ! assez ! laisse-nous tranquilles ! — Ah ! bons messieurs, je vous aime ! serviteur ! Petit, homme de progrĂšs, avait trouvĂ© l’explication du mĂ©decin terre Ă  terre, bourgeoise. La science est un monopole aux mains des riches. Elle exclut le peuple Ă  la vieille analyse du moyen Ăąge, il est temps que succĂšde une synthĂšse large et primesautiĂšre. La vĂ©ritĂ© doit s’obtenir par le cƓur, et, se dĂ©clarant spiritiste, il indiqua plusieurs ouvrages, dĂ©fectueux sans doute, mais qui Ă©taient le signe d’une aurore. Ils se les firent envoyer. Le spiritisme pose en dogme l’amĂ©lioration fatale de notre espĂšce. La terre un jour deviendra le ciel, et c’est pourquoi cette doctrine charmait l’instituteur. Sans ĂȘtre catholique, elle se rĂ©clame de saint Augustin et de saint Louis. Allan-Kardec publie mĂȘme des fragments dictĂ©s par eux et qui sont au niveau des opinions contemporaines. Elle est pratique, bienfaisante et nous rĂ©vĂšle, comme le tĂ©lescope, les mondes supĂ©rieurs. Les esprits, aprĂšs la mort et dans l’extase, y sont transportĂ©s. Mais quelquefois ils descendent sur notre globe, oĂč ils font craquer les meubles, se mĂȘlent Ă  nos divertissements, goĂ»tent les beautĂ©s de la nature et les plaisirs des arts. Cependant plusieurs d’entre nous possĂšdent une trompe aromale, c’est-Ă -dire derriĂšre le crĂąne un long tuyau qui monte depuis les cheveux jusqu’aux planĂštes et nous permet de converser avec les esprits de Saturne ; les choses intangibles n’en sont pas moins rĂ©elles, et de la terre aux astres, des astres Ă  la terre, c’est un va-et-vient, une transmission, un Ă©change continu. Alors le cƓur de PĂ©cuchet se gonfla d’aspirations dĂ©sordonnĂ©es, et, quand la nuit Ă©tait venue, Bouvard le surprenait Ă  sa fenĂȘtre contemplant ces espaces lumineux qui sont peuplĂ©s d’esprits. Swedenborg y a fait de grands voyages. Car, en moins d’un an, il a explorĂ© VĂ©nus, Mars, Saturne et vingt-trois fois Jupiter. De plus, il a vu Ă  Londres JĂ©sus-Christ, il a vu saint Paul, il a vu saint Jean, il a vu MoĂŻse, et, en 1736, il a mĂȘme vu le jugement dernier. Aussi nous donne-t-il des descriptions du ciel. On y trouve des fleurs, des palais, des marchĂ©s et des Ă©glises, absolument comme chez nous. Les anges, hommes autrefois, couchent leurs pensĂ©es sur des feuillets, devisent des choses du mĂ©nage ou bien de matiĂšres spirituelles, et les emplois ecclĂ©siastiques appartiennent Ă  ceux qui, dans leur vie terrestre, ont cultivĂ© l’Écriture sainte. Quant Ă  l’enfer, il est plein d’une odeur nausĂ©abonde, avec des cahutes, des tas d’immondices, des personnes mal habillĂ©es. Et PĂ©cuchet s’abĂźmait l’intellect pour comprendre ce qu’il y a de beau dans ces rĂ©vĂ©lations. Elles parurent Ă  Bouvard le dĂ©lire d’un imbĂ©cile. Tout cela dĂ©passe les bornes de la nature ! Qui les connaĂźt cependant ? Et ils se livrĂšrent aux rĂ©flexions suivantes Des bateleurs peuvent illusionner une foule ; un homme ayant des passions violentes en remuera d’autres ; mais comment la seule volontĂ© agirait-elle sur de la matiĂšre inerte ? Un Bavarois, dit-on, mĂ»rit les raisins ; M. Gervais a ranimĂ© un hĂ©liotrope ; un plus fort, Ă  Toulouse, Ă©carte les nuages. Faut-il admettre une substance intermĂ©diaire entre le monde et nous ? L’od, un nouvel impondĂ©rable, une sorte d’électricitĂ©, n’est pas autre chose, peut-ĂȘtre ? Ses Ă©missions expliquent la lueur que les magnĂ©tisĂ©s croient voir, les feux errants des cimetiĂšres, la forme des fantĂŽmes. Ces images ne seraient donc pas une illusion, et les dons extraordinaires des possĂ©dĂ©s, pareils Ă  ceux des somnambules, auraient une cause physique ? Quelle qu’en soit l’origine, il y a une essence, un agent secret et universel. Si nous pouvions le tenir, on n’aurait pas besoin de la force, de la durĂ©e. Ce qui demande des siĂšcles se dĂ©velopperait en une minute ; tout miracle serait praticable et l’univers Ă  notre disposition. La magie provenait de cette convoitise Ă©ternelle de l’esprit humain. On a, sans doute, exagĂ©rĂ© sa valeur, mais elle n’est pas un mensonge. Des Orientaux qui la connaissent exĂ©cutent des prodiges. Tous les voyageurs le dĂ©clarent, et, au Palais-Royal, M. Dupotet trouble avec son doigt l’aiguille aimantĂ©e. Comment devenir magicien ? Cette idĂ©e leur parut folle d’abord, mais elle revint, les tourmenta, et ils y cĂ©dĂšrent, tout en affectant d’en rire. Un rĂ©gime prĂ©paratoire est indispensable. Afin de mieux s’exalter, ils vivaient la nuit, jeĂ»naient, et, voulant faire de Germaine un mĂ©dium plus dĂ©licat, rationnĂšrent sa nourriture. Elle se dĂ©dommageait sur la boisson, et but tant d’eau-de-vie qu’elle acheva promptement de s’alcooliser. Leurs promenades dans le corridor la rĂ©veillaient. Elle confondait le bruit de leurs pas avec ses bourdonnements d’oreilles et les voix imaginaires qu’elle entendait sortir des murs. Un jour qu’elle avait mis, le matin, un carrelet dans la cave, elle eut peur en le voyant tout couvert de feu, se trouva dĂ©sormais plus mal et finit par croire qu’ils lui avaient jetĂ© un sort. EspĂ©rant gagner des visions, ils se comprimĂšrent la nuque rĂ©ciproquement, ils se firent des sachets de belladone, enfin ils adoptĂšrent la boĂźte magique une petite boĂźte d’oĂč s’élĂšve un champignon hĂ©rissĂ© de clous et que l’on garde sur le cƓur par le moyen d’un ruban attachĂ© Ă  la poitrine. Tout rata ; mais ils pouvaient employer le cercle de Dupotet. PĂ©cuchet, avec du charbon, barbouilla sur le sol une rondelle noire afin d’y enclore les esprits animaux que devaient aider les esprits ambiants, et, heureux de dominer Bouvard, il lui dit d’un air pontifical — Je te dĂ©fie de le franchir ! Bouvard considĂ©ra cette place ronde. BientĂŽt son cƓur battit, ses yeux se troublaient. — Ah ! finissons ! Et il sauta par-dessus pour fuir un malaise inexprimable. PĂ©cuchet, dont l’exaltation allait croissant, voulut faire apparaĂźtre un mort. Sous le Directoire, un homme, rue de l’Échiquier, montrait les victimes de la Terreur. Les exemples de revenants sont innombrables. Que ce soit une apparence, qu’importe ! il s’agit de la produire. Plus le dĂ©funt nous touche de prĂšs, mieux il accourt Ă  notre appel ; mais il n’avait aucune relique de sa famille, ni bague, ni miniature, pas un cheveu, tandis que Bouvard Ă©tait dans les conditions Ă  Ă©voquer son pĂšre ; et comme il tĂ©moignait de la rĂ©pugnance, PĂ©cuchet lui demanda — Que crains-tu ? — Moi ? Oh ! rien du tout ! Fais ce que tu voudras ! Ils soudoyĂšrent Chamberlan, qui leur fournit en cachette une vieille tĂȘte de mort. Un couturier leur tailla deux houppelandes noires, avec un capuchon comme Ă  la robe de moine. La voiture de Falaise leur apporta un long rouleau dans une enveloppe. Puis ils se mirent Ă  l’Ɠuvre, l’un curieux de l’exĂ©cuter, l’autre ayant peur d’y croire. Le musĂ©um Ă©tait tendu comme un catafalque. Trois flambeaux brĂ»laient au bord de la table poussĂ©e contre le mur, sous le portrait du pĂšre Bouvard que dominait la tĂȘte de mort. Ils avaient mĂȘme fourrĂ© une chandelle dans l’intĂ©rieur du crĂąne, et des rayons se projetaient par les deux orbites. Au milieu, sur une chaufferette, de l’encens fumait. Bouvard se tenait derriĂšre ; et PĂ©cuchet, lui tournant le dos, jetait dans l’ñtre des poignĂ©es de soufre. Avant d’appeler un mort, il faut le consentement des dĂ©mons. Or, ce jour-lĂ  Ă©tait un vendredi, jour qui appartient Ă  BĂ©chet on devait s’occuper de BĂ©chet premiĂšrement. Bouvard ayant saluĂ© de droite et de gauche, flĂ©chi le menton et levĂ© les bras, commença — Par Éthaniel, Anazin, Ischyros
 Il avait oubliĂ© le reste. PĂ©cuchet, bien vite, souffla les mots, notĂ©s sur un carton — Ischyros, Athanatos, AdonaĂŻ, SadaĂŻ, Éloy, Messiasos la kyrielle Ă©tait longue, je te conjure, je t’observe, je t’ordonne, ĂŽ BĂ©chet ! Puis baissant la voix — OĂč es-tu, BĂ©chet ? BĂ©chet ! BĂ©chet ! BĂ©chet ! Bouvard s’affaissa dans le fauteuil, et il Ă©tait bien aise de ne pas voir BĂ©chet, un instinct lui reprochant sa tentative comme un sacrilĂšge. OĂč Ă©tait l’ñme de son pĂšre ? Pouvait-elle l’entendre ? Si tout Ă  coup elle allait venir ? Les rideaux se remuaient avec lenteur, sous le vent qui entrait par un carreau fĂȘlĂ©, et les cierges balançaient des ombres sur le crĂąne de mort et sur la figure peinte. Une couleur terreuse les brunissait Ă©galement. De la moisissure dĂ©vorait les pommettes, les yeux n’avaient plus de lumiĂšre, mais une flamme brillait au-dessus, dans les trous de la tĂȘte vide. Elle semblait quelquefois prendre la place de l’autre, poser sur le collet de la redingote, avoir ses favoris ; et la toile, Ă  demi dĂ©clouĂ©e, oscillait, palpitait. Peu Ă  peu, ils sentirent comme l’effleurement d’une haleine, l’approche d’un ĂȘtre impalpable. Des gouttes de sueur mouillaient le front de PĂ©cuchet, et voilĂ  que Bouvard se mit Ă  claquer des dents, une crampe lui serrait l’épigastre ; le plancher, comme une onde, fuyait sous ses talons ; le soufre qui brĂ»lait dans la cheminĂ©e se rabattit Ă  grosses volutes ; des chauves-souris en mĂȘme temps tournoyaient ; un cri s’éleva ; qui Ă©tait-ce ? Et ils avaient sous leurs capuchons des figures tellement dĂ©composĂ©es que leur effroi en redoublait, n’osant faire un geste ni mĂȘme parler ; quand derriĂšre la porte ils entendirent des gĂ©missements comme ceux d’une Ăąme en peine. Enfin ils se hasardĂšrent. C’était leur vieille bonne qui, les espionnant par une fente de la cloison, avait cru voir le diable, et, Ă  genoux dans le corridor, elle multipliait les signes de croix. Tout raisonnement fut inutile. Elle les quitta le soir mĂȘme, ne voulant plus servir des gens pareils. Germaine bavarda. Chamberlan perdit sa place, et il se forma contre eux une sourde coalition entretenue par l’abbĂ© Jeufroy, Mme Bordin et Foureau. Leur maniĂšre de vivre, qui n’était pas celle des autres, dĂ©plaisait. Ils devinrent suspects et mĂȘme inspiraient une vague terreur. Ce qui les ruina surtout dans l’opinion, ce fut le choix de leur domestique. À dĂ©faut d’un autre, ils avaient pris Marcel. Son bec-de-liĂšvre, sa hideur et son baragouin Ă©cartaient de sa personne. Enfant abandonnĂ©, il avait grandi au hasard dans les champs et conservait de sa longue misĂšre une faim irrassasiable. Les bĂȘtes mortes de maladie, du lard en pourriture, un chien Ă©crasĂ©, tout lui convenait, pourvu que le morceau fĂ»t gros ; et il Ă©tait doux comme un mouton, mais entiĂšrement stupide. La reconnaissance l’avait poussĂ© Ă  s’offrir comme serviteur chez MM. Bouvard et PĂ©cuchet ; et puis, les croyant sorciers, il espĂ©rait des gains extraordinaires. DĂšs les premiers jours, il leur confia un secret. Sur la bruyĂšre de Poligny, autrefois, un homme avait trouvĂ© un lingot d’or. L’anecdote est rapportĂ©e dans les historiens de Falaise ; ils ignoraient la suite douze frĂšres, avant de partir pour un voyage, avaient cachĂ© douze lingots pareils, tout le long de la route, depuis Chavignolles jusqu’à Bretteville, et Marcel supplia ses maĂźtres de recommencer les recherches. Ces lingots, se dirent-ils, avaient peut-ĂȘtre Ă©tĂ© enfouis au moment de l’émigration. C’était le cas d’employer la baguette divinatoire. Les vertus en sont douteuses. Ils Ă©tudiĂšrent la question cependant, et apprirent qu’un certain Pierre Garnier donne, pour les dĂ©fendre, des raisons scientifiques les sources et les mĂ©taux projetteraient des corpuscules en affinitĂ© avec le bois. Cela n’est guĂšre probable. Qui sait pourtant ? Essayons ! Ils se taillĂšrent une fourchette de coudrier, et un matin partirent Ă  la dĂ©couverte du trĂ©sor. — Il faudra le rendre, dit Bouvard. — Ah ! non ! par exemple ! AprĂšs trois heures de marche, une rĂ©flexion les arrĂȘta La route de Chavignolles Ă  Bretteville ! Ă©tait-ce l’ancienne, ou la nouvelle ? Ce devait ĂȘtre l’ancienne ! Ils rebroussĂšrent chemin, et parcoururent les alentours, au hasard, le tracĂ© de la vieille route n’étant pas facile Ă  reconnaĂźtre. Marcel courait de droite et de gauche, comme un Ă©pagneul en chasse. Toutes les cinq minutes, Bouvard Ă©tait contraint de le rappeler ; PĂ©cuchet avançait pas Ă  pas, tenant la baguette par les deux branches, la pointe en haut. Souvent il lui semblait qu’une force, et comme un crampon, la tirait vers le sol, et Marcel bien vite faisait une entaille aux arbres voisins pour retrouver la place plus tard. PĂ©cuchet cependant se ralentissait. Sa bouche s’ouvrit, ses prunelles se convulsĂšrent. Bouvard l’interpella, le secoua par les Ă©paules ; il ne remua pas et demeurait inerte, absolument comme la BarbĂ©e. Puis il conta qu’il avait senti autour du cƓur une sorte de dĂ©chirement, Ă©tat bizarre, provenant de la baguette, sans doute ; et il ne voulait plus y toucher. Le lendemain, ils revinrent devant les marques faites aux arbres. Marcel avec une bĂȘche creusait des trous ; jamais la fouille n’amenait rien, et ils Ă©taient chaque fois extrĂȘmement penauds. PĂ©cuchet s’assit au bord d’un fossĂ© ; et comme il rĂȘvait, la tĂȘte levĂ©e, s’efforçant d’entendre la voix des esprits par sa trompe aromale, se demandant mĂȘme s’il en avait une, il fixa ses regards sur la visiĂšre de sa casquette ; l’extase de la veille le reprit. Elle dura longtemps, devenait effrayante. Au-dessus des avoines, dans un sentier, un chapeau de feutre parut c’était M. Vaucorbeil trottinant sur sa jument. Bouvard et Marcel le hĂ©lĂšrent. La crise allait finir quand arriva le mĂ©decin. Pour mieux examiner PĂ©cuchet, il lui souleva sa casquette, et apercevant un front couvert de plaques cuivrĂ©es — Ah ! ah ! fructus belli ! ce sont des syphilides mon bonhomme ! soignez-vous ! diable ! ne badinons pas avec l’amour. PĂ©cuchet, honteux, remit sa casquette, une sorte de bĂ©ret bouffant sur une visiĂšre en forme de demi-lune, et dont il avait pris le modĂšle dans l’atlas d’Amoros. Les paroles du docteur le stupĂ©fiĂšrent. Il y songeait, les yeux en l’air, et tout Ă  coup fut ressaisi. Vaucorbeil l’observait, puis d’une chiquenaude il fit tomber sa casquette. PĂ©cuchet recouvra ses facultĂ©s. — Je m’en doutais, dit le mĂ©decin, la visiĂšre vernie vous hypnotise comme un miroir, et ce phĂ©nomĂšne n’est pas rare chez les personnes qui considĂšrent un corps brillant avec trop d’attention. Il indiqua comment pratiquer l’expĂ©rience sur des poules, enfourcha son bidet et disparut lentement. Une demi-lieue plus loin, ils remarquĂšrent un objet pyramidal dressĂ© Ă  l’horizon, dans une cour de ferme. On aurait dit une grappe de raisin noir monstrueuse, piquĂ©e de points rouges çà et lĂ . C’était, suivant l’usage normand, un long mĂąt garni de traverses, oĂč juchaient les dindes se rengorgeant au soleil. — Entrons. Et PĂ©cuchet aborda le fermier, qui consentit Ă  leur demande. Avec du blanc d’Espagne, ils tracĂšrent une ligne au milieu du pressoir, liĂšrent les pattes d’un dindon, puis l’étendirent Ă  plat ventre, le bec posĂ© sur la raie. La bĂȘte ferma les yeux, et bientĂŽt sembla morte. Il en fut de mĂȘme des autres. Bouvard les repassait vivement Ă  PĂ©cuchet, qui les rangeait de cĂŽtĂ© dĂšs qu’elles Ă©taient engourdies. Les gens de la ferme tĂ©moignĂšrent des inquiĂ©tudes. La maĂźtresse cria, une petite fille pleurait. Bouvard dĂ©tacha toutes les volailles. Elles se ranimaient, progressivement, mais on ne savait pas les consĂ©quences. À une objection un peu rĂȘche de PĂ©cuchet, le fermier empoigna sa fourche. — Filez, nom de Dieu ! ou je vous crĂšve la paillasse ! Ils dĂ©talĂšrent. N’importe ! le problĂšme Ă©tait rĂ©solu ; l’extase dĂ©pend d’une cause matĂ©rielle. Qu’est donc la matiĂšre ? Qu’est-ce que l’esprit ? D’oĂč vient l’influence de l’une sur l’autre, et rĂ©ciproquement ? Pour s’en rendre compte, ils firent des recherches dans Voltaire, dans Bossuet, dans FĂ©nelon, et mĂȘme ils reprirent un abonnement Ă  un cabinet de lecture. Les maĂźtres anciens Ă©taient inaccessibles par la longueur des Ɠuvres ou la difficultĂ© de l’idiome, mais Jouffroy et Damiron les initiĂšrent Ă  la philosophie moderne, et ils avaient des auteurs touchant celle du siĂšcle passĂ©. Bouvard tirait ses arguments de Lamettrie, de Locke, d’HelvĂ©tius ; PĂ©cuchet de M. Cousin, Thomas Reid et GĂ©rando. Le premier s’attachait Ă  l’expĂ©rience, l’idĂ©al Ă©tait tout pour le second. Il y avait de l’Aristote dans celui-ci, du Platon dans celui-lĂ , et ils discutaient. — L’ñme est immatĂ©rielle ! disait l’un. — Nullement ! disait l’autre, la folie, le chloroforme, une saignĂ©e la bouleversent et puisqu’elle ne pense pas toujours, et elle n’est point une substance ne faisant que penser. — Cependant, objecta PĂ©cuchet, j’ai en moi-mĂȘme quelque chose de supĂ©rieur Ă  mon corps, et qui parfois le contredit. — Un ĂȘtre dans l’ĂȘtre ? l’homo duplex ! allons donc ! des tendances diffĂ©rentes rĂ©vĂšlent des motifs opposĂ©s. VoilĂ  tout. — Mais ce quelque chose, cette Ăąme, demeure identique sous les changements du dehors ! Donc elle est simple, indivisible et partant spirituelle ! — Si l’ñme Ă©tait simple, rĂ©pliqua Bouvard, le nouveau-nĂ© se rappellerait, imaginerait comme l’adulte. La pensĂ©e, au contraire, suit le dĂ©veloppement du cerveau. Quant Ă  ĂȘtre indivisible, le parfum d’une rose ou l’appĂ©tit d’un loup, pas plus qu’une volition ou une affirmation ne se coupent en deux. — Ça n’y fait rien ! dit PĂ©cuchet, l’ñme est exempte des qualitĂ©s de la matiĂšre ! — Admets-tu la pesanteur ? reprit Bouvard. Or, si la matiĂšre peut tomber, elle peut de mĂȘme penser. Ayant eu un commencement, notre Ăąme doit finir et, dĂ©pendante des organes, disparaĂźtre avec eux. — Moi, je la prĂ©tends immortelle ! Dieu ne peut vouloir
 — Mais si Dieu n’existe pas ? — Comment ? Et PĂ©cuchet dĂ©bita les trois preuves cartĂ©siennes — Primo, Dieu est compris dans l’idĂ©e que nous en avons ; secundo, l’existence lui est possible ; tertio, ĂȘtre fini, comment aurais-je une idĂ©e de l’infini ? et puisque nous avons cette idĂ©e, elle nous vient de Dieu, donc Dieu existe ! Il passa au tĂ©moignage de la conscience, Ă  la tradition des peuples, au besoin d’un crĂ©ateur. — Quand je vois une horloge
 — Oui ! oui ! connu ! mais oĂč est le pĂšre de l’horloger ? — Il faut une cause, pourtant ! Bouvard doutait des causes. — De ce qu’un phĂ©nomĂšne succĂšde Ă  un phĂ©nomĂšne on conclut qu’il en dĂ©rive. Prouvez-le. — Mais le spectacle de l’univers dĂ©note une intention, un plan ! — Pourquoi ? Le mal est organisĂ© aussi parfaitement que le bien. Le ver qui pousse dans la tĂȘte du mouton et le fait mourir Ă©quivaut, comme anatomie, au mouton lui-mĂȘme. Les monstruositĂ©s surpassent les fonctions normales. Le corps humain pouvait ĂȘtre mieux bĂąti. Les trois quarts du globe sont stĂ©riles. La Lune, ce lampadaire, ne se montre pas toujours ! Crois-tu l’OcĂ©an destinĂ© aux navires, et le bois des arbres au chauffage de nos maisons ? PĂ©cuchet rĂ©pondit — Cependant l’estomac est fait pour digĂ©rer, la jambe pour marcher, l’Ɠil pour voir, bien qu’on ait des dyspepsies, des fractures et des cataractes. Pas d’arrangements sans but ! Les effets surviennent actuellement, ou plus tard. Tout dĂ©pend de lois. Donc, il y a des causes finales. Bouvard imagina que Spinoza peut-ĂȘtre lui fournirait des arguments, et il Ă©crivit Ă  Dumouchel pour avoir la traduction de Saisset. Dumouchel lui envoya un exemplaire, appartenant Ă  son ami le professeur Varlot, exilĂ© au 2 DĂ©cembre. L’éthique les effraya avec ses axiomes, ses corollaires. Ils lurent seulement les endroits marquĂ©s d’un coup de crayon, et comprirent ceci La substance est ce qui est de soi, par soi, sans cause, sans origine. Cette substance est Dieu. Il est seul l’étendue, et l’étendue n’a pas de bornes. Avec quoi la borner ? Mais, bien qu’elle soit infinie, elle n’est pas l’infini absolu, car elle ne contient qu’un genre de perfection, et l’absolu les contient tous. » Souvent ils s’arrĂȘtaient, pour mieux rĂ©flĂ©chir. PĂ©cuchet absorbait des prises de tabac et Bouvard Ă©tait rouge d’attention. — Est-ce que cela t’amuse ? — Oui ! sans doute ! va toujours ! Dieu se dĂ©veloppe en une infinitĂ© d’attributs, qui expriment, chacun Ă  sa maniĂšre, l’infinitĂ© de son ĂȘtre. Nous n’en connaissons que deux l’étendue et la pensĂ©e. De la pensĂ©e et de l’étendue dĂ©coulent des modes innombrables, lesquels en contiennent d’autres. Celui qui embrasserait, Ă  la fois, toute l’étendue et toute la pensĂ©e n’y verrait aucune contingence, rien d’accidentel, mais une suite gĂ©omĂ©trique de termes, liĂ©s entre eux par des lois nĂ©cessaires. » — Ah ! ce serait beau ! dit PĂ©cuchet. Donc il n’y a pas de libertĂ© chez l’homme, ni chez Dieu. » — Tu l’entends ! s’écria Bouvard. Si Dieu avait une volontĂ©, un but, s’il agissait pour une cause, c’est qu’il aurait un besoin, c’est qu’il manquerait d’une perfection. Il ne serait pas Dieu. Ainsi notre monde n’est qu’un point dans l’ensemble des choses, et l’univers, impĂ©nĂ©trable Ă  notre connaissance, une portion d’une infinitĂ© d’univers Ă©mettant prĂšs du nĂŽtre des modifications infinies. L’étendue enveloppe notre univers, mais est enveloppĂ©e par Dieu, qui contient dans sa pensĂ©e tous les univers possibles, et sa pensĂ©e elle-mĂȘme est enveloppĂ©e dans sa substance. » Il leur semblait ĂȘtre en ballon, la nuit, par un froid glacial, emportĂ©s d’une course sans fin, vers un abĂźme sans fond, et sans rien autour d’eux que l’insaisissable, l’immobile, l’éternel. C’était trop fort. Ils y renoncĂšrent. Et dĂ©sirant quelque chose de moins rude, ils achetĂšrent le Cours de philosophie Ă  l’usage des classes, par M. Guesnier. L’auteur se demande quelle sera la bonne mĂ©thode, l’ontologique ou la psychologique ? La premiĂšre convenait Ă  l’enfance des sociĂ©tĂ©s, quand l’homme portait son attention vers le monde extĂ©rieur. Mais Ă  prĂ©sent qu’il la replie sur lui-mĂȘme, nous croyons la seconde plus scientifique », et Bouvard et PĂ©cuchet se dĂ©cidĂšrent pour elle. Le but de la psychologie est d’étudier les faits qui se passent au sein du moi » ; on les dĂ©couvre en observant. — Observons ! Et pendant quinze jours, aprĂšs le dĂ©jeuner, habituellement, ils cherchaient dans leur conscience, au hasard, espĂ©rant y faire de grandes dĂ©couvertes, et n’en firent aucune, ce qui les Ă©tonna beaucoup. Un phĂ©nomĂšne occupe le moi, Ă  savoir l’idĂ©e. De quelle nature est-elle ? On a supposĂ© que les objets se mirent dans le cerveau et le cerveau envoie ces images Ă  notre esprit, qui nous en donne la connaissance. Mais si l’idĂ©e est spirituelle, comment reprĂ©senter la matiĂšre ? De lĂ , scepticisme quant aux perceptions externes. Si elle est matĂ©rielle, les objets spirituels ne seraient pas reprĂ©sentĂ©s ? De lĂ , scepticisme en fait de notions internes. D’ailleurs qu’on y prenne garde ! cette hypothĂšse nous mĂšnerait Ă  l’athĂ©isme. Car une image Ă©tant une chose finie, il lui est impossible de reprĂ©senter l’infini. — Cependant, objecta Bouvard, quand je songe Ă  une forĂȘt, Ă  une personne, Ă  un chien, je vois cette forĂȘt, cette personne, ce chien. Donc les idĂ©es les reprĂ©sentent. Et ils abordĂšrent l’origine des idĂ©es. D’aprĂšs Locke, il y en a deux, la sensation, la rĂ©flexion, et Condillac rĂ©duit tout Ă  la sensation. Mais alors, la rĂ©flexion manquera de base. Elle a besoin d’un sujet, d’un ĂȘtre sentant, et elle est impuissante Ă  nous fournir les grandes vĂ©ritĂ©s fondamentales Dieu, le mĂ©rite et le dĂ©mĂ©rite, le juste, le beau, etc., notions qu’on nomme innĂ©es, c’est-Ă -dire antĂ©rieures aux faits, Ă  l’expĂ©rience, et universelles. — Si elles Ă©taient universelles, nous les aurions dĂšs notre naissance. — On veut dire, par ce mot, des dispositions Ă  les avoir, et Descartes
 — Ton Descartes patauge ! car il soutient que le fƓtus les possĂšde, et il avoue dans un autre endroit que c’est d’une façon implicite. PĂ©cuchet fut Ă©tonnĂ©. — OĂč cela se trouve-t-il ? — Dans GĂ©rando ! Et Bouvard lui frappa lĂ©gĂšrement sur le ventre. — Finis donc ! dit PĂ©cuchet. Puis venant Ă  Condillac — Nos pensĂ©es ne sont pas des mĂ©tamorphoses de la sensation ! Elle les occasionne, les met en jeu. Pour les mettre en jeu, il faut un moteur. Car la matiĂšre, de soi-mĂȘme, ne peut produire le mouvement
 Et j’ai trouvĂ© cela dans ton Voltaire, ajouta PĂ©cuchet, en lui faisant une salutation profonde. Ils rabĂąchaient ainsi les mĂȘmes arguments, chacun mĂ©prisant l’opinion de l’autre, sans le convaincre de la sienne. Mais la philosophie les grandissait dans leur estime. Ils se rappelaient avec pitiĂ© leurs prĂ©occupations d’agriculture, de politique. À prĂ©sent le musĂ©um les dĂ©goĂ»tait. Ils n’auraient pas mieux demandĂ© que d’en vendre les bibelots, et ils passĂšrent au chapitre deuxiĂšme des facultĂ©s de l’ñme. On en compte trois, pas davantage ! celle de sentir, celle de connaĂźtre, celle de vouloir. Dans la facultĂ© de sentir, distinguons la sensibilitĂ© physique de la sensibilitĂ© morale. Les sensations physiques se classent naturellement en cinq espĂšces, Ă©tant amenĂ©es par les organes des sens. Les faits de la sensibilitĂ© morale, au contraire, ne doivent rien au corps. Qu’y a-t-il de commun entre le plaisir d’ArchimĂšde trouvant les lois de la pesanteur et la voluptĂ© immonde d’Apicius dĂ©vorant une hure de sanglier ! » Cette sensibilitĂ© morale a quatre genres, et son deuxiĂšme genre, dĂ©sirs moraux », se divise en cinq espĂšces, et les phĂ©nomĂšnes du quatriĂšme genre, affection », se subdivisent en deux autres espĂšces, parmi lesquelles l’amour de soi, penchant lĂ©gitime, sans doute, mais qui, devenu exagĂ©rĂ©, prend le nom d’égoĂŻsme ». Dans la facultĂ© de connaĂźtre, se trouve la perception rationnelle, oĂč l’on trouve deux mouvements principaux et quatre degrĂ©s. L’abstraction peut offrir des Ă©cueils aux intelligences bizarres. La mĂ©moire fait correspondre avec le passĂ© comme la prĂ©voyance avec l’avenir. L’imagination est plutĂŽt une facultĂ© particuliĂšre sui generis. Tant d’embarras pour dĂ©montrer les platitudes, le ton pĂ©dantesque de l’auteur, la monotonie des tournures. Nous sommes prĂȘts Ă  le reconnaĂźtre, – Loin de nous la pensĂ©e, – Interrogeons notre conscience », l’éloge sempiternel de Dugald-Stewart, enfin tout ce verbiage, les Ă©cƓura tellement que, sautant par-dessus la facultĂ© de vouloir, ils entrĂšrent dans la logique. Elle leur apprit ce qu’est l’analyse, la synthĂšse, l’induction, la dĂ©duction et les causes principales de nos erreurs. Presque toutes viennent du mauvais emploi des mots. Le soleil se couche, – le temps se rembrunit, – l’hiver approche », locutions vicieuses et qui feraient croire Ă  des entitĂ©s personnelles, quand il ne s’agit que d’évĂ©nements bien simples ! Je me souviens de tel objet, de tel axiome, de telle vĂ©ritĂ© », illusion ! ce sont les idĂ©es, et pas du tout les choses, qui restent dans le moi, et la rigueur du langage exige Je me souviens de tel acte de mon esprit par lequel j’ai perçu cet objet, par lequel j’ai dĂ©duit cet axiome, par lequel j’ai admis cette vĂ©ritĂ© ». Comme le terme qui dĂ©signe un accident ne l’embrasse pas dans tous ses modes, ils tĂąchĂšrent de n’employer que des mots abstraits, si bien qu’au lieu de dire Faisons un tour, – il est temps de dĂźner, – j’ai la colique », ils Ă©mettaient ces phrases Une promenade serait salutaire, – voici l’heure d’absorber des aliments, – j’éprouve un besoin d’exonĂ©ration ». Une fois maĂźtres de la logique, ils passĂšrent en revue les diffĂ©rents critĂ©riums, d’abord celui du sens commun. Si l’individu ne peut rien savoir, pourquoi tous les individus en sauraient-ils davantage ? Une erreur, fĂ»t-elle vieille de cent mille ans, par cela mĂȘme qu’elle est vieille, ne constitue pas la vĂ©ritĂ© ! La foule invariablement suit la routine. C’est, au contraire, le petit nombre qui mĂšne le progrĂšs. Vaut-il mieux se fier au tĂ©moignage des sens ? Ils trompent parfois, et ne renseignent jamais que sur l’apparence. Le fond leur Ă©chappe. La raison offre plus de garanties, Ă©tant immuable et impersonnelle ; mais pour se manifester, il lui faut s’incarner. Alors la raison devient ma raison, une rĂšgle importe peu si elle est fausse. Rien ne prouve que celle-lĂ  soit juste. On recommande de la contrĂŽler avec les sens ; mais ils peuvent Ă©paissir les tĂ©nĂšbres. D’une sensation confuse, une loi dĂ©fectueuse sera induite, et qui, plus tard, empĂȘchera la vue nette des choses. Reste la morale. C’est faire descendre Dieu au niveau de l’utile, comme si nos besoins Ă©taient la mesure de l’absolu ! Quant Ă  l’évidence, niĂ©e par l’un, affirmĂ©e par l’autre, elle est Ă  elle-mĂȘme son critĂ©rium. M. Cousin l’a dĂ©montrĂ©. — Je ne vois plus que la rĂ©vĂ©lation, dit Bouvard. Mais, pour y croire, il faut admettre deux connaissances prĂ©alables celle du corps qui a senti, celle de l’intelligence qui a perçu ; admettre le sens et la raison, tĂ©moignages humains et par consĂ©quent suspects. PĂ©cuchet rĂ©flĂ©chit, se croisa les bras. — Mais nous allons tomber dans l’abĂźme effrayant du scepticisme. Il n’effrayait, selon Bouvard, que les pauvres cervelles. — Merci du compliment, rĂ©pliqua PĂ©cuchet. Cependant il y a des faits indiscutables. On peut atteindre la vĂ©ritĂ© dans une certaine limite. — Laquelle ? Deux et deux font-ils quatre toujours ? Le contenu est-il, en quelque sorte, moindre que le contenant ? Que veut dire un Ă  peu prĂšs du vrai, une fraction de Dieu, la partie d’une chose indivisible ? — Ah ! tu n’es qu’un sophiste ! Et PĂ©cuchet, vexĂ©, bouda pendant trois jours. Ils les employĂšrent Ă  parcourir les tables de plusieurs volumes. Bouvard souriait de temps Ă  autre, et renouant la conversation — C’est qu’il est difficile de ne pas douter. Ainsi, pour Dieu, les preuves de Descartes, de Kant et de Leibnitz ne sont pas les mĂȘmes, et mutuellement se ruinent. La crĂ©ation du monde par les atomes, ou par un esprit, demeure inconcevable. Je me sens Ă  la fois matiĂšre et pensĂ©e, tout en ignorant ce qu’est l’une et l’autre. L’impĂ©nĂ©trabilitĂ©, la soliditĂ©, la pesanteur me paraissent des mystĂšres aussi bien que mon Ăąme, Ă  plus forte raison l’union de l’ñme et du corps. Pour en rendre compte, Leibnitz a imaginĂ© son harmonie, Malebranche la prĂ©motion, Cudworth un mĂ©diateur, et Bossuet y voit un miracle perpĂ©tuel, ce qui est une bĂȘtise un miracle perpĂ©tuel ne serait plus un miracle. — Effectivement ! dit PĂ©cuchet. Et tous deux s’avouĂšrent qu’ils Ă©taient las des philosophes. Tant de systĂšmes vous embrouillent. La mĂ©taphysique ne sert Ă  rien. On peut vivre sans elle. D’ailleurs leur gĂȘne pĂ©cuniaire augmentait. Ils devaient trois barriques de vin Ă  Beljambe, douze kilogrammes de sucre Ă  Langlois, cent vingt francs au tailleur, soixante au cordonnier. La dĂ©pense allait toujours et maĂźtre Gouy ne payait pas. Ils se rendirent chez Marescot, pour qu’il leur trouvĂąt de l’argent, soit par la vente des Écalles, ou par une hypothĂšque sur leur ferme, ou en aliĂ©nant leur maison, qui serait payĂ©e en rentes viagĂšres et dont ils garderaient l’usufruit. Moyen impraticable, dit Marescot, mais une affaire meilleure se combinait et ils seraient prĂ©venus. Ensuite, ils pensĂšrent Ă  leur pauvre jardin. Bouvard entreprit l’émondage de la charmille, PĂ©cuchet la taille de l’espalier. Marcel devait fouir les plates-bandes. Au bout d’un quart d’heure, ils s’arrĂȘtaient, l’un fermait sa serpette, l’autre dĂ©posait ses ciseaux, et ils commençaient doucement Ă  se promener Bouvard, Ă  l’ombre des tilleuls, sans gilet, la poitrine en avant, les bras nus ; PĂ©cuchet, tout le long du mur, la tĂȘte basse, les mains dans le dos, la visiĂšre de sa casquette tournĂ©e sur le cou par prĂ©caution ; et ils marchaient ainsi parallĂšlement, sans mĂȘme voir Marcel, qui, se reposant au bord de la cahute, mangeait une chiffe de pain. Dans cette mĂ©ditation, des pensĂ©es avaient surgi ; ils s’abordaient, craignant de les perdre ; et la mĂ©taphysique revenait. Elle revenait Ă  propos de la pluie et du soleil, d’un gravier dans leur soulier, d’une fleur sur le gazon, Ă  propos de tout. En regardant brĂ»ler la chandelle, ils se demandaient si la lumiĂšre est dans l’objet ou dans notre Ɠil. Puisque des Ă©toiles peuvent avoir disparu quand leur Ă©clat nous arrive, nous admirons, peut-ĂȘtre, des choses qui n’existent pas. Ayant retrouvĂ© au fond d’un gilet une cigarette Raspail, ils l’émiettĂšrent sur de l’eau et le camphre tourna. VoilĂ  donc le mouvement dans la matiĂšre ! un degrĂ© supĂ©rieur du mouvement amĂšnerait la vie. Mais si la matiĂšre en mouvement suffisait Ă  crĂ©er les ĂȘtres, ils ne seraient pas si variĂ©s. Car il n’existait, Ă  l’origine, ni terres, ni eaux, ni hommes, ni plantes. Qu’est donc cette matiĂšre primordiale, qu’on n’a jamais vue, qui n’est rien des choses du monde, et qui les a toutes produites ? Quelquefois ils avaient besoin d’un livre. Dumouchel, fatiguĂ© de les servir, ne leur rĂ©pondait plus, et ils s’acharnaient Ă  la question, principalement PĂ©cuchet. Son besoin de vĂ©ritĂ© devenait une soif ardente. Ému des discours de Bouvard, il lĂąchait le spiritualisme, le reprenait bientĂŽt pour le quitter, et s’écriait, la tĂȘte dans les mains — Oh ! le doute ! le doute ! j’aimerais mieux le nĂ©ant ! Bouvard apercevait l’insuffisance du matĂ©rialisme et tĂąchait de s’y retenir, dĂ©clarant, du reste, qu’il en perdait la boule. Ils commençaient des raisonnements sur une base solide ; elle croulait ; et tout Ă  coup plus d’idĂ©e ; comme une mouche s’envole, dĂšs qu’on veut la saisir. Pendant les soirs d’hiver, ils causaient dans le musĂ©um, au coin du feu, en regardant les charbons. Le vent qui sifflait dans le corridor faisait trembler les carreaux, les masses noires des arbres se balançaient, et la tristesse de la nuit augmentait le sĂ©rieux de leurs pensĂ©es. Bouvard, de temps Ă  autre, allait jusqu’au bout de l’appartement, puis revenait. Les flambeaux et les bassines contre les murs posaient sur le sol des ombres obliques ; et le saint Pierre, vu de profil, Ă©talait, au plafond, la silhouette de son nez, pareille Ă  un monstrueux cor de chasse. On avait peine Ă  circuler entre les objets, et souvent Bouvard, n’y prenant garde, se cognait Ă  la statue. Avec ses gros yeux, sa lippe tombante, et son air d’ivrogne, elle gĂȘnait aussi PĂ©cuchet. Depuis longtemps, ils voulaient s’en dĂ©faire, mais, par nĂ©gligence, remettaient cela de jour en jour. Un soir, au milieu d’une dispute sur la monade, Bouvard se frappa l’orteil au pouce de saint Pierre, et tournant contre lui son irritation. — Il m’embĂȘte, ce coco-lĂ  flanquons-le dehors ! C’était difficile par l’escalier. Ils ouvrirent la fenĂȘtre, et l’inclinĂšrent sur le bord, doucement. PĂ©cuchet Ă  genoux tĂącha de soulever ses talons, pendant que Bouvard pesait sur ses Ă©paules. Le bonhomme de pierre ne branlait pas ; ils durent recourir Ă  la hallebarde, comme levier, et arrivĂšrent enfin Ă  l’étendre tout droit. Alors, ayant basculĂ©, il piqua dans le vide, la tiare en avant, un bruit mat retentit, et, le lendemain, ils le trouvĂšrent, cassĂ© en douze morceaux, dans l’ancien trou aux composts. Une heure aprĂšs, le notaire entra, leur apportant une bonne nouvelle. Une personne de la localitĂ© avancerait mille Ă©cus, moyennant une hypothĂšque sur leur ferme ; et comme ils se rĂ©jouissaient — Pardon ! elle y met une clause ; c’est que vous lui vendrez les Écalles pour francs. Le prĂȘt sera soldĂ© aujourd’hui mĂȘme. L’argent est chez moi dans mon Ă©tude. Ils avaient envie de cĂ©der l’un et l’autre. Bouvard finit par rĂ©pondre — Mon Dieu
 soit ! — Convenu ! dit Marescot. Et il leur apprit le nom de la personne, qui Ă©tait Mme Bordin. — Je m’en doutais ! s’écria PĂ©cuchet. Bouvard, humiliĂ©, se tut. Elle ou un autre, qu’importait ! le principal Ă©tant de sortir d’embarras. L’argent touchĂ© celui des Écalles le serait plus tard, ils payĂšrent immĂ©diatement toutes les notes, et regagnaient leur domicile quand, au dĂ©tour des halles, le pĂšre Gouy les arrĂȘta. Il allait chez eux, pour leur faire part d’un malheur. Le vent, la nuit derniĂšre, avait jetĂ© bas vingt pommiers dans les cours, abattu la bouillerie, enlevĂ© le toit de la grange. Ils passĂšrent le reste de l’aprĂšs-midi Ă  constater les dĂ©gĂąts, et le lendemain, avec le charpentier, le maçon et le couvreur. Les rĂ©parations monteraient Ă  francs, pour le moins. Puis le soir, Gouy se prĂ©senta. Marianne, elle-mĂȘme, lui avait contĂ© tout Ă  l’heure la vente des Écalles. Une piĂšce d’un rendement magnifique, Ă  sa convenance, qui n’avait presque pas besoin de culture, le meilleur morceau de toute la ferme ! et il demandait une diminution. Ces messieurs la refusĂšrent. On soumit le cas au juge de paix, et il conclut pour le fermier. La perte des Écalles, l’acre estimĂ© francs, lui faisait un tort annuel de 70, et devant les tribunaux il gagnerait certainement. Leur fortune se trouvait diminuĂ©e. Que faire ? Et bientĂŽt comment vivre ? Ils se mirent tous les deux Ă  table, pleins de dĂ©couragement. Marcel n’entendait rien Ă  la cuisine ; son dĂźner, cette fois, dĂ©passa les autres. La soupe ressemblait Ă  de l’eau de vaisselle, le lapin sentait mauvais, les haricots Ă©taient incuits, les assiettes crasseuses et, au dessert, Bouvard Ă©clata, menaçant de lui casser tout sur la tĂȘte. — Soyons philosophes, dit PĂ©cuchet, un peu moins d’argent, les intrigues d’une femme, la maladresse d’un domestique, qu’est-ce que tout cela ? Tu es trop plongĂ© dans la matiĂšre ! — Mais quand elle me gĂȘne, dit Bouvard. — Moi, je ne l’admets pas ! repartit PĂ©cuchet. Il avait lu derniĂšrement une analyse de Berkeley, et ajouta — Je nie l’étendue, le temps, l’espace, voire la substance ! car la vraie substance, c’est l’esprit percevant les qualitĂ©s. — Parfait, dit Bouvard ; mais le monde supprimĂ©, les preuves manqueront pour l’existence de Dieu. PĂ©cuchet se rĂ©cria, et longuement, bien qu’il eĂ»t un rhume de cerveau, causĂ© par l’iodure de potassium, et une fiĂšvre permanente contribuait Ă  son exaltation. Bouvard, s’en inquiĂ©tant, fit venir le mĂ©decin. Vaucorbeil ordonna du sirop d’orange avec l’iodure, et pour plus tard des bains de cinabre. — À quoi bon ? reprit PĂ©cuchet. Un jour ou l’autre la forme s’en ira. L’essence ne pĂ©rit pas ! — Sans doute, dit le mĂ©decin, la matiĂšre est indestructible ! Cependant
 — Mais non ! mais non ! L’indestructible, c’est l’ĂȘtre. Ce corps qui est lĂ  devant moi, le vĂŽtre, docteur, m’empĂȘche de connaĂźtre votre personne, n’est pour ainsi dire qu’un vĂȘtement, ou plutĂŽt un masque. Vaucorbeil le crut fou — Bonsoir ! Soignez votre masque ! PĂ©cuchet n’enraya pas. Il se procura une introduction Ă  la philosophie hĂ©gĂ©lienne, et voulut l’expliquer Ă  Bouvard. — Tout ce qui est rationnel est rĂ©el. Il n’y a mĂȘme de rĂ©el que l’idĂ©e. Les lois de l’esprit sont les lois de l’univers, la raison de l’homme est identique Ă  celle de Dieu. Bouvard feignait de comprendre. — Donc, l’absolu, c’est Ă  la fois le sujet et l’objet, l’unitĂ© oĂč viennent se rejoindre toutes les diffĂ©rences. Ainsi les contradictoires sont rĂ©solus. L’ombre permet la lumiĂšre, le froid mĂȘlĂ© au chaud produit la tempĂ©rature, l’organisme ne se maintient que par la destruction de l’organisme, partout un principe qui divise, un principe qui enchaĂźne. Ils Ă©taient sur le vigneau et le curĂ© passa le long de la claire-voie, son brĂ©viaire Ă  la main. PĂ©cuchet le pria d’entrer, pour finir devant lui l’exposition d’HĂ©gel et voir un peu ce qu’il en dirait. L’homme Ă  la soutane s’assit prĂšs d’eux, et PĂ©cuchet aborda le christianisme. — Aucune religion n’a Ă©tabli aussi bien cette vĂ©ritĂ© La nature n’est qu’un moment de l’idĂ©e ! » — Un moment de l’idĂ©e ! murmura le prĂȘtre, stupĂ©fait. — Mais oui ! Dieu, en prenant une enveloppe visible, a montrĂ© son union consubstantielle avec elle. — Avec la nature ? oh ! oh ! — Par son dĂ©cĂšs, il a rendu tĂ©moignage Ă  l’essence de la mort ; donc, la mort Ă©tait en lui, faisait, fait partie de Dieu. L’ecclĂ©siastique se renfrogna. — Pas de blasphĂšmes ! c’était pour le salut du genre humain qu’il a endurĂ© les souffrances. — Erreur ! On considĂšre la mort dans l’individu, oĂč elle est un mal sans doute, mais relativement aux choses, c’est diffĂ©rent. Ne sĂ©parez pas l’esprit de la matiĂšre ! — Cependant, monsieur, avant la crĂ©ation
 — Il n’y a pas eu de crĂ©ation. Elle a toujours existĂ©. Autrement ce serait un ĂȘtre nouveau s’ajoutant Ă  la pensĂ©e divine, ce qui est absurde. Le prĂȘtre se leva, des affaires l’appelaient ailleurs. — Je me flatte de l’avoir crossĂ© ! dit PĂ©cuchet. Encore un mot ! Puisque l’existence du monde n’est qu’un passage continuel de la vie Ă  la mort, et de la mort Ă  la vie, loin que tout soit, rien n’est. Mais tout devient, comprends-tu ? — Oui ! je comprends, ou plutĂŽt non ! L’idĂ©alisme, Ă  la fin, exaspĂ©rait Bouvard. — Je n’en veux plus ; le fameux cogito m’embĂȘte. On prend les idĂ©es des choses pour les choses elles-mĂȘmes. On explique ce qu’on entend fort peu au moyen de mots qu’on n’entend pas du tout ! Substance, Ă©tendue, force, matiĂšre et Ăąme. Autant d’abstractions, d’imaginations. Quant Ă  Dieu, impossible de savoir comment il est, si mĂȘme il est ! Autrefois, il causait le vent, la foudre, les rĂ©volutions. À prĂ©sent, il diminue. D’ailleurs, je n’en vois pas l’utilitĂ©. — Et la morale, dans tout cela ! — Ah ! tant pis ! — Elle manque de base, effectivement », se dit PĂ©cuchet. Et il demeura silencieux, acculĂ© dans une impasse, consĂ©quence des prĂ©misses qu’il avait lui-mĂȘme posĂ©es. Ce fut une surprise, un Ă©crasement. Bouvard ne croyait mĂȘme plus Ă  la matiĂšre. La certitude que rien n’existe si dĂ©plorable qu’elle soit n’en est pas moins une certitude. Peu de gens sont capables de l’avoir. Cette transcendance leur inspira de l’orgueil, et ils auraient voulu l’étaler ; une occasion s’offrit. Un matin, en allant acheter du tabac, ils virent un attroupement devant la porte de Langlois. On entourait la gondole de Falaise, et il Ă©tait question de Touache, un galĂ©rien qui vagabondait dans le pays. Le conducteur l’avait rencontrĂ© Ă  la Croix-Verte entre deux gendarmes et les Chavignollais exhalĂšrent un soupir de dĂ©livrance. Girbal et le capitaine restĂšrent sur la place ; puis arriva le juge de paix, curieux d’avoir des renseignements, et M. Marescot en toque de velours et pantoufles de basane. Langlois les invita Ă  honorer sa boutique de leur prĂ©sence. Ils seraient plus Ă  leur aise, et, malgrĂ© les chalands et le bruit de la sonnette, ces messieurs continuĂšrent Ă  discuter les forfaits de Touache. — Mon Dieu ! dit Bouvard, il avait de mauvais instincts, voilĂ  tout ! — On en triomphe par la vertu, rĂ©pliqua le notaire. — Mais si on n’a pas de vertu ? Et Bouvard nia positivement le libre arbitre. — Cependant, dit le capitaine, je peux faire ce que je veux ! je suis libre, par exemple, de remuer la jambe. — Non, monsieur, car vous avez un motif pour la remuer ! Le capitaine chercha une rĂ©ponse, n’en trouva pas. Mais Girbal dĂ©cocha ce trait — Un rĂ©publicain qui parle contre la libertĂ© ! c’est drĂŽle ! — Histoire de rire ! dit Langlois. Bouvard l’interpella — D’oĂč vient que vous ne donnez pas votre fortune aux pauvres ? L’épicier, d’un regard inquiet, parcourut toute sa boutique. — Tiens ! pas si bĂȘte ! je la garde pour moi ! — Si vous Ă©tiez saint Vincent de Paul, vous agiriez diffĂ©remment, puisque vous auriez son caractĂšre. Vous obĂ©issez au vĂŽtre. Donc vous n’ĂȘtes pas libre ! — C’est une chicane, rĂ©pondit en chƓur l’assemblĂ©e. Bouvard ne broncha pas, et dĂ©signant la balance sur le comptoir — Elle se tiendra inerte, tant qu’un des plateaux sera vide. De mĂȘme, la volontĂ© ; et l’oscillation de la balance entre deux poids qui semblent Ă©gaux figure le travail de notre esprit, quand il dĂ©libĂšre sur les motifs, jusqu’au moment oĂč le plus fort l’emporte, le dĂ©termine. — Tout cela, dit Girbal, ne fait rien pour Touache et ne l’empĂȘche pas d’ĂȘtre un gaillard joliment vicieux. PĂ©cuchet prit la parole — Les vices sont des propriĂ©tĂ©s de la nature, comme les inondations, les tempĂȘtes. Le notaire l’arrĂȘta, et se haussant Ă  chaque mot sur la pointe des orteils — Je trouve votre systĂšme d’une immoralitĂ© complĂšte. Il donne carriĂšre Ă  tous les dĂ©bordements, excuse les crimes, innocente les coupables. — Parfaitement, dit Bouvard. Le malheureux qui suit ses appĂ©tits est dans son droit, comme l’honnĂȘte homme qui Ă©coute la raison. — Ne dĂ©fendez pas les monstres ! — Pourquoi monstres ? Quand il naĂźt un aveugle, un idiot, un homicide, cela nous paraĂźt du dĂ©sordre, comme si l’ordre nous Ă©tait connu, comme si la nature agissait pour une fin ! — Alors vous contestez la Providence ? — Oui, je la conteste ! — Voyez plutĂŽt l’histoire, s’écria PĂ©cuchet. Rappelez-vous les assassinats de rois, les massacres de peuples, les dissensions dans les familles, le chagrin des particuliers. — Et en mĂȘme temps, ajouta Bouvard, car ils s’excitaient l’un l’autre, cette Providence soigne les petits oiseaux et fait repousser les pattes des Ă©crevisses. Ah ! si vous entendez par Providence une loi qui rĂšgle tout, je veux bien, et encore ! — Cependant, monsieur, dit le notaire, il y a des principes ! — Qu’est-ce que vous me chantez ! Une science, d’aprĂšs Condillac, est d’autant meilleure qu’elle n’en a pas besoin ! Ils ne font que rĂ©sumer des connaissances acquises et nous reportent vers ces notions, qui, prĂ©cisĂ©ment, sont discutables. — Avez-vous comme nous, poursuivit PĂ©cuchet, scrutĂ©, fouillĂ© les arcanes de la mĂ©taphysique ? — Il est vrai, messieurs, il est vrai ! Et la sociĂ©tĂ© se dispersa. Mais Coulon, les tirant Ă  l’écart, leur dit d’un ton paterne qu’il n’était pas dĂ©vot, certainement, et mĂȘme il dĂ©testait les jĂ©suites. Cependant il n’allait pas si loin qu’eux ! Oh non ! bien sĂ»r ; et, au coin de la place, ils passĂšrent devant le capitaine, qui rallumait sa pipe en grommelant — Je fais pourtant ce que je veux, nom de Dieu ! Bouvard et PĂ©cuchet profĂ©rĂšrent en d’autres occasions leurs abominables paradoxes. Ils mettaient en doute la probitĂ© des hommes, la chastetĂ© des femmes, l’intelligence du gouvernement, le bon sens du peuple, enfin sapaient les bases. Foureau s’en Ă©mut et les menaça de la prison, s’ils continuaient de tels discours. L’évidence de leur supĂ©rioritĂ© blessait. Comme ils soutenaient des thĂšses immorales, ils devaient ĂȘtre immoraux ; des calomnies furent inventĂ©es. Alors une facultĂ© pitoyable se dĂ©veloppa dans leur esprit, celle de voir la bĂȘtise et de ne plus la tolĂ©rer. Des choses insignifiantes les attristaient les rĂ©clames des journaux, le profil d’un bourgeois, une sotte rĂ©flexion entendue par hasard. En songeant Ă  ce qu’on disait dans leur village, et qu’il y avait jusqu’aux antipodes d’autres Coulon, d’autres Marescot, d’autres Foureau, ils sentaient peser sur eux comme la lourdeur de toute la Terre. Ils ne sortaient plus, ne recevaient personne. Un aprĂšs-midi, un dialogue s’éleva dans la cour, entre Marcel et un monsieur ayant un chapeau Ă  larges bords avec des conserves noires. C’était l’acadĂ©micien Larsoneur. Il ne fut pas sans observer un rideau entr’ouvert, des portes qu’on fermait. Sa dĂ©marche Ă©tait une tentative de raccommodement, et il s’en alla furieux, chargeant le domestique de dire Ă  ses maĂźtres qu’il les regardait comme des goujats. Bouvard et PĂ©cuchet ne s’en souciĂšrent. Le monde diminuait d’importance ; ils l’apercevaient comme dans un nuage, descendu de leur cerveau sur leurs prunelles. N’est-ce pas, d’ailleurs, une illusion, un mauvais rĂȘve ? Peut-ĂȘtre qu’en somme les prospĂ©ritĂ©s et les malheurs s’équilibrent ! Mais le bien de l’espĂšce ne console pas l’individu. — Et que m’importent les autres ! disait PĂ©cuchet. Son dĂ©sespoir affligeait Bouvard. C’était lui qui l’avait poussĂ© jusque-lĂ , et le dĂ©labrement de leur domicile avivait leur chagrin par des irritations quotidiennes. Pour se remonter, ils se faisaient des raisonnements, se prescrivaient des travaux, et retombaient vite dans une paresse plus forte, dans un dĂ©couragement profond. À la fin des repas, ils restaient les coudes sur la table, Ă  gĂ©mir d’un air lugubre. Marcel en Ă©carquillait les yeux, puis retournait dans sa cuisine, oĂč il s’empiffrait solitairement. Au milieu de l’étĂ©, ils reçurent un billet de faire part annonçant le mariage de Dumouchel avec Mme veuve Olympe-Zulma Poulet. — Que Dieu le bĂ©nisse ! Et ils se rappelĂšrent le temps oĂč ils Ă©taient heureux. Pourquoi ne suivaient-ils plus les moissonneurs ? OĂč Ă©taient les jours qu’ils entraient dans les fermes, cherchant partout des antiquitĂ©s ? Rien, maintenant, n’occasionnerait ces heures si douces que remplissaient la distillerie ou la littĂ©rature. Un abĂźme les en sĂ©parait. Quelque chose d’irrĂ©vocable Ă©tait venu. Ils voulurent faire, comme autrefois, une promenade dans les champs, allĂšrent trĂšs loin, se perdirent. De petits nuages moutonnaient dans le ciel, le vent balançait les clochettes des avoines, le long d’un prĂ© un ruisseau murmurait, quand tout Ă  coup une odeur infecte les arrĂȘta, et ils virent sur des cailloux, entre des joncs, la charogne d’un chien. Les quatre membres Ă©taient dessĂ©chĂ©s. Le rictus de la gueule dĂ©couvrait sous des babines bleuĂątres des crocs d’ivoire ; Ă  la place du ventre, c’était un amas de couleur terreuse, et qui semblait palpiter, tant grouillait dessus la vermine. Elle s’agitait, frappĂ©e par le soleil, sous le bourdonnement des mouches, dans cette intolĂ©rable odeur, odeur fĂ©roce et comme dĂ©vorante. Cependant Bouvard plissait le front et des larmes mouillĂšrent ses yeux. PĂ©cuchet dit stoĂŻquement — Nous serons un jour comme ça ! L’idĂ©e de la mort les avait saisis. Ils en causĂšrent, en revenant. AprĂšs tout, elle n’existe pas. On s’en va dans la rosĂ©e, dans la brise, dans les Ă©toiles. On devient quelque chose de la sĂšve des arbres, de l’éclat des pierres fines, du plumage des oiseaux. On redonne Ă  la Nature ce qu’elle vous a prĂȘtĂ© et le NĂ©ant qui est devant nous n’a rien de plus affreux que le NĂ©ant qui se trouve derriĂšre. Ils tĂąchaient de l’imaginer sous la forme d’une nuit intense, d’un trou sans fond, d’un Ă©vanouissement continu ; n’importe quoi valait mieux que cette existence monotone, absurde et sans espoir. Ils rĂ©capitulĂšrent leurs besoins inassouvis. Bouvard avait toujours dĂ©sirĂ© des chevaux, des Ă©quipages, les grands crus de Bourgogne, et de belles femmes complaisantes dans une habitation splendide. L’ambition de PĂ©cuchet Ă©tait le savoir philosophique. Or le plus vaste des problĂšmes, celui qui contient les autres, peut se rĂ©soudre en une minute. Quand donc arriverait-elle ? — Autant tout de suite en finir. — Comme tu voudras, dit Bouvard. Et ils examinĂšrent la question du suicide. OĂč est le mal de rejeter un fardeau qui vous Ă©crase ? et de commettre une action ne nuisant Ă  personne ? Si elle offensait Dieu, aurions-nous ce pouvoir ? Ce n’est point une lĂąchetĂ©, bien qu’on dise, et l’insolence est belle de bafouer, mĂȘme Ă  son dĂ©triment, ce que les hommes estiment le plus. Ils dĂ©libĂ©rĂšrent sur le genre de mort. Le poison fait souffrir. Pour s’égorger, il faut trop de courage. Avec l’asphyxie, on se rate souvent. Enfin, PĂ©cuchet monta dans le grenier deux cĂąbles de la gymnastique. Puis, les ayant liĂ©s Ă  la mĂȘme traverse du toit, laissa pendre un nƓud coulant et avança dessous deux chaises pour atteindre aux cordes. Ce moyen fut rĂ©solu. Ils se demandaient quelle impression cela causerait dans l’arrondissement, oĂč iraient ensuite leur bibliothĂšque, leurs paperasses, leurs collections. La pensĂ©e de la mort les faisait s’attendrir sur eux-mĂȘmes. Cependant ils ne lĂąchaient point leur projet, et, Ă  force d’en parler, s’y accoutumĂšrent. Le soir du 24 dĂ©cembre, entre dix et onze heures, ils rĂ©flĂ©chissaient dans le musĂ©um, habillĂ©s diffĂ©remment. Bouvard portait une blouse sur son gilet de tricot ; et PĂ©cuchet, depuis trois mois, ne quittait plus la robe de moine, par Ă©conomie. Comme ils avaient grand’faim car Marcel, sorti dĂšs l’aube, n’avait pas reparu, Bouvard crut hygiĂ©nique de boire un carafon d’eau-de-vie, et PĂ©cuchet de prendre du thĂ©. En soulevant la bouilloire, il rĂ©pandit de l’eau sur le parquet. — Maladroit ! s’écria Bouvard. Puis, trouvant l’infusion mĂ©diocre, il voulut la renforcer par deux cuillerĂ©es de plus. — Ce sera exĂ©crable, dit PĂ©cuchet. — Pas du tout ! Et chacun tirant Ă  soi la boĂźte, le plateau tomba ; une des tasses fut brisĂ©e, la derniĂšre du beau service en porcelaine. Bouvard pĂąlit. — Continue ! saccage ! ne te gĂȘne pas ! — Grand malheur, vraiment ! — Oui ! un malheur ! Je la tenais de mon pĂšre ! — Naturel, ajouta PĂ©cuchet en ricanant. — Ah ! tu m’insultes ! — Non, mais je te fatigue ! je le vois bien ! avoue-le ! Et PĂ©cuchet fut pris de colĂšre, ou plutĂŽt de dĂ©mence. Bouvard aussi. Ils criaient Ă  la fois tous les deux, l’un irritĂ© par la faim, l’autre par l’alcool. La gorge de PĂ©cuchet n’émettait plus qu’un rĂąle. — C’est infernal, une vie pareille ; j’aime mieux la mort. Adieu ! Il prit le flambeau, tourna les talons, claqua la porte. Bouvard, au milieu des tĂ©nĂšbres, eut peine Ă  l’ouvrir, courut derriĂšre lui, arriva dans le grenier. La chandelle Ă©tait par terre, et PĂ©cuchet debout sur une des chaises, avec le cĂąble dans sa main. L’esprit d’imitation emporta Bouvard — Attends-moi ! Et il montait sur l’autre chaise, quand, s’arrĂȘtant tout Ă  coup — Mais
 nous n’avons pas fait notre testament. — Tiens ! c’est juste. Des sanglots gonflaient leur poitrine. Ils se mirent Ă  la lucarne pour respirer. L’air Ă©tait froid, et des astres nombreux brillaient dans le ciel noir comme de l’encre. La blancheur de la neige qui couvrait la terre se perdait dans les brumes de l’horizon. Ils aperçurent de petites lumiĂšres Ă  ras du sol, et, grandissant, se rapprochant, toutes allaient du cĂŽtĂ© de l’église. Une curiositĂ© les y poussa. C’était la messe de minuit. Ces lumiĂšres provenaient des lanternes des bergers. Quelques-uns, sous le porche, secouaient leurs manteaux. Le serpent ronflait, l’encens fumait. Des verres, suspendus dans la longueur de la nef, dessinaient trois couronnes de feux multicolores, et, au bout de la perspective, des deux cĂŽtĂ©s du tabernacle, des cierges gĂ©ants dressaient des flammes rouges. Par-dessus les tĂȘtes de la foule et les capelines des femmes, au delĂ  des chantres, on distinguait le prĂȘtre, dans sa chasuble d’or ; Ă  sa voix aiguĂ« rĂ©pondaient les voix fortes des hommes emplissant le jubĂ©, et la voĂ»te de bois tremblait sur ses arceaux de pierre. Des images, reprĂ©sentant le chemin de la croix, dĂ©coraient les murs. Au milieu du chƓur, devant l’autel, un agneau Ă©tait couchĂ©, les pattes sous le ventre, les oreilles toutes droites. La tiĂšde tempĂ©rature leur procura un singulier bien-ĂȘtre, et leurs pensĂ©es, orageuses tout Ă  l’heure, se faisaient douces, comme des vagues qui s’apaisent. Ils Ă©coutĂšrent l’Évangile et le Credo, observaient les mouvements du prĂȘtre. Cependant les vieux, les jeunes, les pauvresses en guenilles, les fermiĂšres en haut bonnet, les robustes gars Ă  blonds favoris, tous priaient, absorbĂ©s dans la mĂȘme joie profonde, et voyaient sur la paille d’une Ă©table rayonner comme un soleil le corps de l’Enfant-Dieu. Cette foi des autres touchait Bouvard en dĂ©pit de sa raison, et PĂ©cuchet malgrĂ© la duretĂ© de son cƓur. Il y eut un silence ; tous les dos se courbĂšrent, et, au tintement d’une clochette, le petit agneau bĂȘla. L’hostie fut montrĂ©e par le prĂȘtre, au bout de ses deux bras, le plus haut possible. Alors Ă©clata un chant d’allĂ©gresse qui conviait le monde aux pieds du Roi des Anges. Bouvard et PĂ©cuchet, involontairement, s’y mĂȘlĂšrent, et ils sentaient comme une aurore se lever dans leur Ăąme. IX Marcel reparut le lendemain Ă  trois heures, la face verte, les yeux rouges, une bigne au front, le pantalon dĂ©chirĂ©, empestant l’eau-de-vie, immonde. Il avait Ă©tĂ©, selon sa coutume annuelle, Ă  six lieues de lĂ , prĂšs d’Iqueville, faire le rĂ©veillon chez un ami ; et bĂ©gayant plus que jamais, pleurant, voulant se battre, il implorait sa grĂące, comme s’il eĂ»t commis un crime. Ses maĂźtres l’octroyĂšrent. Un calme singulier les portait Ă  l’indulgence. La neige avait fondu tout Ă  coup, et ils se promenaient dans leur jardin, humant l’air tiĂšde, heureux de vivre. Était-ce le hasard seulement qui les avait dĂ©tournĂ©s de la mort ? Bouvard se sentait attendri. PĂ©cuchet se rappela sa premiĂšre communion ; et, pleins de reconnaissance pour la Force, la Cause dont ils dĂ©pendaient, l’idĂ©e leur vint de faire des lectures pieuses. L’Évangile dilata leur Ăąme, les Ă©blouit comme un soleil. Ils apercevaient JĂ©sus, debout sur la montagne, un bras levĂ©, la foule en dessous l’écoutant ; ou bien au bord du lac, parmi les ApĂŽtres qui tirent des filets ; puis sur l’ñnesse, dans la clameur des alleluia, la chevelure Ă©ventĂ©e par les palmes frĂ©missantes ; enfin, au haut de la croix, inclinant sa tĂȘte, d’oĂč tombe Ă©ternellement une rosĂ©e sur le monde. Ce qui les gagna, ce qui les dĂ©lectait, c’est la tendresse pour les humbles, la dĂ©fense des pauvres, l’exaltation des opprimĂ©s. Et dans ce livre oĂč le ciel se dĂ©ploie, rien de thĂ©ologal au milieu de tant de prĂ©ceptes ; pas un dogme, nulle exigence que la puretĂ© du cƓur. Quant aux miracles, leur raison n’en fut pas surprise ; dĂšs l’enfance, ils les connaissaient. La hauteur de saint Jean ravit PĂ©cuchet et le disposa Ă  mieux comprendre l’Imitation. Ici plus de paraboles, de fleurs, d’oiseaux ; mais des plaintes, un resserrement de l’ñme sur elle-mĂȘme. Bouvard s’attrista en feuilletant ces pages, qui semblent Ă©crites par un temps de brume, au fond d’un cloĂźtre, entre un clocher et un tombeau. Notre vie mortelle y apparaĂźt si lamentable qu’il faut, l’oubliant, se retourner vers Dieu ; et les deux bonshommes, aprĂšs toutes leurs dĂ©ceptions, Ă©prouvaient le besoin d’ĂȘtre simples, d’aimer quelque chose, de se reposer l’esprit. Ils abordĂšrent l’EcclĂ©siaste, IsaĂŻe, JĂ©rĂ©mie. Mais la Bible les effrayait avec ses prophĂštes Ă  voix de lion, le fracas du tonnerre dans les nues, tous les sanglots de la GĂ©henne, et son Dieu dispersant les empires, comme le vent fait des nuages. Ils lisaient cela le dimanche, Ă  l’heure des vĂȘpres, pendant que la cloche tintait. Un jour, ils se rendirent Ă  la messe, puis y retournĂšrent. C’était une distraction au bout de la semaine. Le comte et la comtesse de Faverges les saluĂšrent de loin, ce qui fut remarquĂ©. Le juge de paix leur dit, en clignant de l’Ɠil — Parfait ! je vous approuve. Toutes les bourgeoises, maintenant, leur envoyaient le pain bĂ©nit. L’abbĂ© Jeufroy leur fit une visite ; ils la rendirent, on se frĂ©quenta ; et le prĂȘtre ne parlait pas de religion. Ils furent Ă©tonnĂ©s de cette rĂ©serve, si bien que PĂ©cuchet, d’un air indiffĂ©rent, lui demanda comment s’y prendre pour obtenir la foi. — Pratiquez d’abord. Ils se mirent Ă  pratiquer, l’un avec espoir, l’autre par dĂ©fi, Bouvard Ă©tant convaincu qu’il ne serait jamais un dĂ©vot. Un mois durant, il suivit rĂ©guliĂšrement tous les offices ; mais, Ă  l’encontre de PĂ©cuchet, ne voulut pas s’astreindre au maigre. Était-ce une mesure d’hygiĂšne ? On sait ce que vaut l’hygiĂšne ! Une affaire de convenances ? À bas les convenances ! Une marque de soumission envers l’Église ? Il s’en fichait Ă©galement ! bref, dĂ©clarait cette rĂšgle absurde, pharisaĂŻque, et contraire Ă  l’esprit de l’Évangile. Le vendredi saint des autres annĂ©es, ils mangeaient ce que Germaine leur servait. Mais Bouvard, cette fois, s’était commandĂ© un beafsteck. Il s’assit, coupa la viande ; et Marcel le regardait scandalisĂ©, tandis que PĂ©cuchet dĂ©piautait gravement sa tranche de morue. Bouvard restait la fourchette d’une main, le couteau de l’autre. Enfin, se dĂ©cidant, il monta une bouchĂ©e Ă  ses lĂšvres. Tout Ă  coup ses mains tremblĂšrent, sa grosse mine pĂąlit, sa tĂȘte se renversait. — Tu te trouves mal ? — Non ! Mais ! Et il fit un aveu. Par suite de son Ă©ducation c’était plus fort que lui, il ne pouvait manger du gras ce jour-lĂ , dans la crainte de mourir. PĂ©cuchet, sans abuser de sa victoire, en profita pour vivre Ă  sa guise. Un soir, il rentra la figure empreinte d’une joie sĂ©rieuse, et, lĂąchant le mot, dit qu’il venait de se confesser. Alors ils discutĂšrent l’importance de la confession. Bouvard admettait celle des premiers chrĂ©tiens qui se faisait en public la moderne est trop facile. Cependant il ne niait pas que cette enquĂȘte sur nous-mĂȘmes ne fĂ»t un Ă©lĂ©ment de progrĂšs, un levain de moralitĂ©. PĂ©cuchet, dĂ©sireux de la perfection, chercha ses vices ; les bouffĂ©es d’orgueil depuis longtemps Ă©taient parties. Son goĂ»t du travail l’exemptait de la paresse ; quant Ă  la gourmandise, personne de plus sobre. Quelquefois des colĂšres l’emportaient. Il se jura de n’en plus avoir. Ensuite, il faudrait acquĂ©rir les vertus, premiĂšrement l’humilitĂ© ; c’est-Ă -dire se croire incapable de tout mĂ©rite, indigne de la moindre rĂ©compense, immoler son esprit, et se mettre tellement bas que l’on vous foule aux pieds comme la boue des chemins. Il Ă©tait loin encore de ces dispositions. Une autre vertu lui manquait la chastetĂ©. Car, intĂ©rieurement, il regrettait MĂ©lie, et le pastel de la dame en robe Louis XV le gĂȘnait avec son dĂ©colletage. Il l’enferma dans une armoire, redoubla de pudeur jusques Ă  craindre de porter ses regards sur lui-mĂȘme, et couchait avec un caleçon. Tant de soins autour de la luxure la dĂ©veloppĂšrent. Le matin principalement il avait Ă  subir de grands combats, comme en eurent saint Paul, saint Benoist et saint JĂ©rĂŽme, dans un Ăąge fort avancĂ© ; de suite, ils recouraient Ă  des pĂ©nitences furieuses. La douleur est une expiation, un remĂšde et un moyen, un hommage Ă  JĂ©sus-Christ. Tout amour veut des sacrifices, et quel plus pĂ©nible que celui de notre corps ! Afin de se mortifier, PĂ©cuchet supprima le petit verre aprĂšs les repas, se rĂ©duisit Ă  quatre prises dans la journĂ©e, par les froids extrĂȘmes ne mettait plus de casquette. Un jour, Bouvard, qui rattachait la vigne, posa une Ă©chelle contre le mur de la terrasse prĂšs de la maison et, sans le vouloir, se trouva plonger dans la chambre de PĂ©cuchet. Son ami, nu jusqu’au ventre, avec le martinet aux habits, se frappait les Ă©paules doucement ; puis s’animant, retira sa culotte, cingla ses fesses et tomba sur une chaise, hors d’haleine. Bouvard fut troublĂ© comme Ă  la dĂ©couverte d’un mystĂšre, qu’on ne doit pas surprendre. Depuis quelque temps, il remarquait plus de nettetĂ© sur les carreaux, moins de trous aux serviettes, une nourriture meilleure ; changements qui Ă©taient dus Ă  l’intervention de Reine, la servante de M. le curĂ©. MĂȘlant les choses de l’église Ă  celles de sa cuisine, forte comme un valet de charrue et dĂ©vouĂ©e bien qu’irrespectueuse, elle s’introduisait dans les mĂ©nages, donnait des conseils, y devenait maĂźtresse. PĂ©cuchet se fiait absolument Ă  son expĂ©rience. Une fois, elle lui amena un individu replet, ayant de petits yeux Ă  la chinoise, un nez en bec de vautour. C’était M. Gouttman, nĂ©gociant en articles de piĂ©tĂ© ; il en dĂ©balla quelques-uns, enfermĂ©s dans des boĂźtes, sous le hangar croix, mĂ©dailles et chapelets de toutes les dimensions, candĂ©labres pour oratoires, autels portatifs, bouquets de clinquant, et des sacrĂ©s-cƓurs en carton bleu, des saint Joseph Ă  barbe rouge, des calvaires de porcelaine. PĂ©cuchet les convoita. Le prix seul l’arrĂȘtait. Gouttman ne demandait pas d’argent. Il prĂ©fĂ©rait les Ă©changes, et, montĂ© dans le musĂ©um, il offrit, contre des vieux fers et tous les plombs, un stock de ses marchandises. Elles parurent hideuses Ă  Bouvard. Mais l’Ɠil de PĂ©cuchet, les instances de Reine et le bagout du brocanteur finirent par le convaincre. Quand il le vit si coulant, Gouttman voulut, en outre, la hallebarde ; Bouvard, las d’en avoir dĂ©montrĂ© la manƓuvre, l’abandonna. L’estimation totale Ă©tant faite, ces messieurs devaient encore cent francs. On s’arrangea, moyennant quatre billets Ă  trois mois d’échĂ©ance, et ils s’applaudirent du bon marchĂ©. Leurs acquisitions furent distribuĂ©es dans tous les appartements. Une crĂšche remplie de foin et une cathĂ©drale de liĂšge dĂ©corĂšrent le musĂ©um. Il y eut sur la cheminĂ©e de PĂ©cuchet un saint Jean-Baptiste en cire ; le long du corridor, les portraits des gloires Ă©piscopales, et, au bas de l’escalier, sous une lampe Ă  chaĂźnettes, une sainte Vierge en manteau d’azur et couronnĂ©e d’étoiles. Marcel nettoyait ces splendeurs, n’imaginant au paradis rien de plus beau. Quel dommage que le saint Pierre fĂ»t brisĂ©, et comme il aurait fait bien dans le vestibule ! PĂ©cuchet s’arrĂȘtait parfois devant l’ancienne fosse aux composts, oĂč l’on reconnaissait la tiare, une sandale, un bout d’oreille ; lĂąchait des soupirs, puis continuait Ă  jardiner, car maintenant il joignait les travaux manuels aux exercices religieux et bĂȘchait la terre, vĂȘtu de la robe de moine, en se comparant Ă  saint Bruno. Ce dĂ©guisement pouvait ĂȘtre un sacrilĂšge ; il y renonça. Mais il prenait le genre ecclĂ©siastique, sans doute par la frĂ©quentation du curĂ©. Il en avait le sourire, la voix, et, d’un air frileux, glissait comme lui dans ses manches ses deux mains jusqu’aux poignets. Un jour vint oĂč le chant du coq l’importuna, les roses l’écƓuraient ; il ne sortait plus ou jetait sur la campagne des regards farouches. Bouvard se laissa conduire au mois de Marie. Les enfants qui chantaient des hymnes, les gerbes de lilas, les festons de verdure lui avaient donnĂ© comme le sentiment d’une jeunesse impĂ©rissable. Dieu se manifestait Ă  son cƓur par la forme des nids, la clartĂ© des sources, la bienfaisance du soleil, et la dĂ©votion de son ami lui semblait extravagante, fastidieuse. — Pourquoi gĂ©mis-tu pendant le repas ? — Nous devons manger en gĂ©missant, rĂ©pondit PĂ©cuchet, car l’homme, par cette voie, a perdu son innocence, phrase qu’il avait lue dans le Manuel du sĂ©minariste, deux volumes in-12 empruntĂ©s Ă  M. Jeufroy, et il buvait de l’eau de la Salette, se livrait, portes closes, Ă  des oraisons jaculatoires, espĂ©rait entrer dans la confrĂ©rie de Saint-François. Pour obtenir le don de persĂ©vĂ©rance, il rĂ©solut de faire un pĂšlerinage Ă  la sainte Vierge. Le choix des localitĂ©s l’embarrassa. Serait-ce Ă  Notre-Dame de FourviĂšres, de Chartres, d’Embrun, de Marseille ou d’Auray ? Celle de la DĂ©livrande, plus proche, convenait aussi bien. — Tu m’accompagneras ! — J’aurais l’air d’un cornichon ! dit Bouvard. AprĂšs tout, il pouvait en revenir croyant, ne refusait pas de l’ĂȘtre, et cĂ©da par complaisance. Les pĂšlerinages doivent s’accomplir Ă  pied. Mais quarante-trois kilomĂštres seraient durs ; et les gondoles n’étant pas congruentes Ă  la mĂ©ditation, ils louĂšrent un vieux cabriolet, qui, aprĂšs douze heures de route, les dĂ©posa devant l’auberge. Ils eurent une piĂšce Ă  deux lits, avec deux commodes supportant deux pots Ă  l’eau dans des petites cuvettes ovales, et l’hĂŽtelier leur apprit que c’était la chambre des capucins » sous la Terreur. On y avait cachĂ© la dame de la DĂ©livrande avec tant de prĂ©caution que les bons PĂšres y disaient la messe clandestinement. Cela fit plaisir Ă  PĂ©cuchet, et il lut tout haut une notice sur la chapelle, prise en bas dans la cuisine. Elle a Ă©tĂ© fondĂ©e au commencement du IIe siĂšcle par saint RĂ©gnobert, premier Ă©vĂȘque de Lisieux, ou par saint Ragnebert, qui vivait au VIIe, ou par Robert le Magnifique, au milieu du XIe. Les Danois, les Normands et surtout les protestants l’ont incendiĂ©e et ravagĂ©e Ă  diffĂ©rentes Ă©poques. Vers 1112, la statue primitive fut dĂ©couverte par un mouton, qui, en frappant du pied, dans un herbage, indiqua l’endroit oĂč elle Ă©tait, et sur cette place le comte Baudoin Ă©rigea un sanctuaire. Ses miracles sont innombrables. Un marchand de Bayeux, captif chez les Sarrasins, l’invoqua ses fers tombent et il s’échappe. Un avare dĂ©couvre dans son grenier un troupeau de rats, l’appelle Ă  son secours et les rats s’éloignent. Le contact d’une mĂ©daille ayant effleurĂ© son effigie fit se repentir au lit de mort un vieux matĂ©rialiste de Versailles. Elle rendit la parole au sieur Adeline, qui l’avait perdue pour avoir blasphĂ©mĂ© ; et, par sa protection, M. et Mme de Becqueville eurent assez de force pour vivre chastement en Ă©tat de mariage. On cite, parmi ceux qu’elle a guĂ©ris d’affections irrĂ©mĂ©diables, Mlle de Palfresne, Anne Lirieux, Marie Duchemin, François Dufai, et Mme de Jumillac, nĂ©e d’Osseville. Des personnages considĂ©rables l’ont visitĂ©e Louis XI, Louis XIII, deux filles de Gaston d’OrlĂ©ans, le cardinal Wiseman, Samirrhi, patriarche d’Antioche ; Mgr VĂ©roles, vicaire apostolique de la Mantchourie ; et l’archevĂȘque de QuĂ©len vint lui rendre grĂące pour la conversion du prince de Talleyrand. — Elle pourra, dit PĂ©cuchet, te convertir aussi ! Bouvard, dĂ©jĂ  couchĂ©, eut une sorte de grognement et s’endormit tout Ă  fait. Le lendemain, Ă  six heures, ils entraient dans la chapelle. On en construisait une autre ; des toiles et des planches embarrassaient la nef, et le monument, de style rococo, dĂ©plut Ă  Bouvard, surtout l’autel de marbre rouge, avec ses pilastres corinthiens. La statue miraculeuse, dans une niche Ă  gauche du chƓur, est enveloppĂ©e d’une robe Ă  paillettes ; le bedeau survint, ayant pour chacun d’eux un cierge. Il le planta sur une maniĂšre de herse dominant la balustrade, demanda trois francs, fit une rĂ©vĂ©rence, et disparut. Ensuite ils regardĂšrent les ex-voto. Des inscriptions sur plaques tĂ©moignent de la reconnaissance des fidĂšles. On admire deux Ă©pĂ©es en sautoir offertes par un ancien Ă©lĂšve de l’École polytechnique, des bouquets de mariĂ©e, des mĂ©dailles militaires, des cƓurs d’argent, et, dans l’angle, au niveau du sol, une forĂȘt de bĂ©quilles. De la sacristie dĂ©boucha un prĂȘtre portant le saint-ciboire. Quand il fut restĂ© quelques minutes au bas de l’autel, il monta les trois marches, dit l’Oremus, l’IntroĂŻt et le Kyrie, que l’enfant de chƓur, Ă  genoux, rĂ©cita tout d’une haleine. Les assistants Ă©taient rares, douze ou quinze vieilles femmes. On entendait le froissement de leurs chapelets et le bruit d’un marteau cognant des pierres. PĂ©cuchet, inclinĂ© sur son prie-Dieu, rĂ©pondait aux Amen. Pendant l’élĂ©vation, il supplia Notre-Dame de lui envoyer une foi constante et indestructible. Bouvard, dans un fauteuil Ă  ses cĂŽtĂ©s, lui prit son Eucologe et s’arrĂȘta aux litanies de la Vierge. TrĂšs pure, trĂšs chaste, vĂ©nĂ©rable, aimable, puissante, clĂ©mente, tour d’ivoire, maison d’or, porte du matin. » Ces mots d’adoration, ces hyperboles l’emportĂšrent vers celle qui est cĂ©lĂ©brĂ©e par tant d’hommages. Il la rĂȘva comme on la figure dans les tableaux d’église, sur un amoncellement de nuages, des chĂ©rubins Ă  ses pieds, l’Enfant-Dieu Ă  sa poitrine ; mĂšre des tendresses que rĂ©clament toutes les afflictions de la terre ; idĂ©al de la femme transportĂ©e dans le ciel ; car, sorti de ses entrailles, l’homme exalte son amour et n’aspire qu’à reposer sur son cƓur. La messe Ă©tant finie, ils longĂšrent les boutiques qui s’adossent contre le mur du cĂŽtĂ© de la place. On y voit des images, des bĂ©nitiers, des urnes Ă  filets d’or, des JĂ©sus-Christ en noix de coco, des chapelets d’ivoire ; et le soleil, frappant les verres des cadres, Ă©blouissait les yeux, faisait ressortir la brutalitĂ© des peintures, la hideur des dessins. Bouvard, qui, chez lui, trouvait ces choses abominables, fut indulgent pour elles. Il acheta une petite Vierge en pĂąte bleue. PĂ©cuchet, comme souvenir, se contenta d’un rosaire. Les marchands criaient — Allons ! allons ! pour cinq francs, pour trois francs, pour soixante centimes, pour deux sols, ne refusez pas Notre-Dame ! Les deux pĂšlerins flĂąnaient sans rien choisir. Des remarques dĂ©sobligeantes s’élevĂšrent. — Qu’est-ce qu’ils veulent, ces oiseaux-lĂ  ? — Ils sont peut-ĂȘtre des Turcs ! — Des protestants plutĂŽt ! Une grande fille tira PĂ©cuchet par la redingote ; un vieux en lunettes lui posa la main sur l’épaule ; tous braillaient Ă  la fois ; puis, quittant leurs baraques, ils vinrent les entourer, redoublaient de sollicitations et d’injures. Bouvard n’y tint plus. — Laissez-nous tranquilles, nom de Dieu ! La tourbe s’écarta. Mais une grosse femme les suivit quelque temps sur la place et cria qu’ils s’en repentiraient. En rentrant Ă  l’auberge, ils trouvĂšrent, dans le cafĂ©, Gouttman. Son nĂ©goce l’appelait en ces parages, et il causait avec un individu examinant des bordereaux sur la table devant eux. Cet individu avait une casquette de cuir, un pantalon trĂšs large, le teint rouge et la taille fine malgrĂ© ses cheveux blancs, l’air Ă  la fois d’un officier en retraite et d’un vieux cabotin. De temps Ă  autre, il lĂąchait un juron, puis, sur un mot de Gouttman dit plus bas, se calmait de suite, et passait Ă  un autre papier. Bouvard qui l’observait, au bout d’un quart d’heure s’approcha de lui. — Barberou, je crois ? — Bouvard ! s’écria l’homme Ă  la casquette. Et ils s’embrassĂšrent. Barberou, depuis vingt ans, avait endurĂ© toutes sortes de fortunes. GĂ©rant d’un journal, commis d’assurances, directeur d’un parc aux huĂźtres. — Je vous conterai cela. Enfin, revenu Ă  son premier mĂ©tier, il voyageait pour une maison de Bordeaux, et Gouttman, qui faisait le diocĂšse », lui plaçait des vins chez les ecclĂ©siastiques. — Mais permettez ; dans une minute, je suis Ă  vous ! Il avait repris ses comptes, quand, bondissant sur la banquette — Comment, deux mille ? — Sans doute ! — Ah ! elle est forte, celle-lĂ  ! — Vous dites ? — Je dis que j’ai vu HĂ©rambert, moi-mĂȘme, rĂ©pliqua Barberou furieux. La facture porte quatre mille ; pas de blagues ! Le brocanteur ne perdit point contenance. — Eh bien ; elle vous libĂšre ! aprĂšs ? Barberou se leva, et, Ă  sa figure blĂȘme d’abord, puis violette, Bouvard et PĂ©cuchet croyaient qu’il allait Ă©trangler Gouttman. Il se rassit, croisa les bras. — Vous ĂȘtes une rude canaille, convenez-en ! — Pas d’injures, monsieur Barberou, il y a des tĂ©moins ; prenez garde ! — Je vous flanquerai un procĂšs ! — Ta ! ta ! ta ! Puis ayant bouclĂ© son portefeuille, Gouttman souleva le bord de son chapeau — À l’avantage ! Et il sortit. Barberou exposa les faits Pour une crĂ©ance de mille francs doublĂ©e par suite de manƓuvres usuraires, il avait livrĂ© Ă  Gouttman trois mille francs de vins, ce qui payerait sa dette avec mille francs de bĂ©nĂ©fices ; mais, au contraire, il en devait trois mille. Ses patrons le renverraient, on le poursuivrait ! — Crapule ! brigand ! sale juif ! Et ça dĂźne dans les presbytĂšres ! D’ailleurs, tout ce qui touche Ă  la calotte
 ! Il dĂ©blatĂ©ra contre les prĂȘtres, et tapait sur la table avec tant de violence que la statuette faillit tomber. — Doucement ! dit Bouvard. — Tiens ! Qu’est-ce que ça ? Et Barberou ayant dĂ©fait l’enveloppe de la petite Vierge — Un bibelot du pĂšlerinage ! À vous ? Bouvard, au lieu de rĂ©pondre, sourit d’une maniĂšre ambiguĂ«. — C’est Ă  moi ! dit PĂ©cuchet. — Vous m’affligez, reprit Barberou, mais je vous Ă©duquerai lĂ -dessus, n’ayez pas peur ! Et comme on doit ĂȘtre philosophe, et que la tristesse ne sert Ă  rien, il leur offrit Ă  dĂ©jeuner. Tous les trois s’attablĂšrent. Barberou fut aimable, rappela le vieux temps, prit la taille de la bonne, voulut toiser le ventre de Bouvard. Il irait chez eux bientĂŽt, et leur apporterait un livre farce. L’idĂ©e de sa visite les rĂ©jouissait mĂ©diocrement. Ils en causĂšrent dans la voiture pendant une heure, au trot du cheval. Ensuite PĂ©cuchet ferma les paupiĂšres. Bouvard se taisait aussi. IntĂ©rieurement, il penchait vers la religion. M. Marescot s’était prĂ©sentĂ© la veille pour leur faire une communication importante. Marcel n’en savait pas davantage. Le notaire ne put les recevoir que trois jours aprĂšs, et de suite exposa la chose. Pour une rente de sept mille cinq cents francs, Mme Bordin proposait Ă  M. Bouvard de lui acheter leur ferme. Elle la reluquait depuis sa jeunesse, en connaissait les tenants et aboutissants, dĂ©fauts et avantages ; et ce dĂ©sir Ă©tait comme un cancer qui la minait. Car la bonne dame, en vraie Normande, chĂ©rissait, par-dessus tout, le bien, moins pour la sĂ©curitĂ© du capital que pour le bonheur de fouler le sol vous appartenant. Dans l’espoir de celui-lĂ , elle avait pratiquĂ© des enquĂȘtes, une surveillance journaliĂšre, de longues Ă©conomies, et elle attendait, avec impatience, la rĂ©ponse de Bouvard. Il fut embarrassĂ©, ne voulant pas que PĂ©cuchet, un jour, se trouvĂąt sans fortune ; mais il fallait saisir l’occasion, qui Ă©tait l’effet du pĂšlerinage la Providence, pour la seconde fois, se manifestait en leur faveur. Ils offrirent les conditions suivantes La rente, non pas de sept mille cinq cents francs, mais de six mille, serait dĂ©volue au dernier survivant. Marescot fit valoir que l’un Ă©tait faible de santĂ©. Le tempĂ©rament de l’autre le disposait Ă  l’apoplexie, et Mme Bordin signa le contrat, emportĂ©e par la passion. Bouvard en resta mĂ©lancolique. Quelqu’un dĂ©sirait sa mort, et cette rĂ©flexion lui inspira des pensĂ©es graves, des idĂ©es de Dieu et d’éternitĂ©. Trois jours aprĂšs, M. Jeufroy les invita au repas de cĂ©rĂ©monie qu’il donnait une fois par an Ă  des collĂšgues. Le dĂźner commença vers deux heures de l’aprĂšs-midi, pour finir Ă  onze heures du soir. On y but du poirĂ©, on y dĂ©bita des calembours. L’abbĂ© Pruneau composa, sĂ©ance tenante, un acrostiche, M. Bougon fit des tours de carte, et Cerpet, jeune vicaire, chanta une petite romance qui frisait la galanterie. Un pareil milieu divertit Bouvard. Il fut moins sombre le lendemain. Le curĂ© vint le voir frĂ©quemment. Il prĂ©sentait la Religion sous des couleurs gracieuses. Que risque-t-on, du reste ? et Bouvard consentit bientĂŽt Ă  s’approcher de la sainte table. PĂ©cuchet, en mĂȘme temps que lui, participerait au sacrement. Le grand jour arriva. L’église, Ă  cause des premiĂšres communions, Ă©tait pleine de monde. Les bourgeois et les bourgeoises encombraient leurs bancs, et le menu peuple se tenait debout par derriĂšre, ou dans le jubĂ©, au-dessus de la porte. Ce qui allait se passer tout Ă  l’heure Ă©tait inexplicable, songeait Bouvard, mais la raison ne suffit pas Ă  comprendre certaines choses. De trĂšs grands hommes ont admis celle-lĂ . Autant faire comme eux, et, dans une sorte d’engourdissement, il contemplait l’autel, l’encensoir, les flambeaux, la tĂȘte un peu vide, car il n’avait rien mangĂ©, et Ă©prouvait une singuliĂšre faiblesse. PĂ©cuchet, en mĂ©ditant la Passion de JĂ©sus-Christ, s’excitait Ă  des Ă©lans d’amour. Il aurait voulu lui offrir son Ăąme, celle des autres, et les ravissements, les transports, les illuminations des saints, tous les ĂȘtres, l’univers entier. Bien qu’il priĂąt avec ferveur, les diffĂ©rentes parties de la messe lui semblĂšrent un peu longues. Enfin, les petits garçons s’agenouillĂšrent sur la premiĂšre marche de l’autel, formant avec leurs habits une bande noire, que surmontaient inĂ©galement des chevelures blondes ou brunes. Les petites filles les remplacĂšrent, ayant, sous leurs couronnes, des voiles qui tombaient ; de loin, on aurait dit un alignement de nuĂ©es blanches au fond du chƓur. Puis ce fut le tour des grandes personnes. La premiĂšre du cĂŽtĂ© de l’évangile Ă©tait PĂ©cuchet, mais trop Ă©mu, sans doute, il oscillait la tĂȘte de droite et de gauche. Le curĂ© eut peine Ă  lui mettre l’hostie dans la bouche, et il la reçut en tournant les prunelles. Bouvard, au contraire, ouvrit si largement les mĂąchoires, que sa langue lui pendait sur la lĂšvre comme un drapeau. En se relevant, il coudoya Mme Bordin. Leurs yeux se rencontrĂšrent. Elle souriait ; sans savoir pourquoi, il rougit. AprĂšs Mme Bordin communiĂšrent ensemble Mlle de Faverges, la comtesse, leur dame de compagnie, et un monsieur que l’on ne connaissait pas Ă  Chavignolles. Les deux derniers furent Placquevent et Petit, l’instituteur, quand, tout Ă  coup, on vit paraĂźtre Gorju. Il n’avait plus de barbiche ; et il regagna sa place, les bras en croix sur la poitrine, d’une maniĂšre fort Ă©difiante. Le curĂ© harangua les petits garçons. Qu’ils aient soin plus tard de ne point faire comme Judas qui trahit son Dieu, et de conserver toujours leur robe d’innocence. PĂ©cuchet regretta la sienne. Mais on remuait des chaises, les mĂšres avaient hĂąte d’embrasser leurs enfants. Les paroissiens, Ă  la sortie, Ă©changĂšrent des fĂ©licitations. Quelques-uns pleuraient. Mme de Faverges, en attendant sa voiture, se tourna vers Bouvard et PĂ©cuchet et prĂ©senta son futur gendre — M. le baron de Mahurot, ingĂ©nieur ! Le comte se plaignait de ne pas les voir. Il serait revenu la semaine prochaine. — Notez-le ! je vous prie. La calĂšche Ă©tant arrivĂ©e, les dames du chĂąteau partirent, et la foule se dispersa. Ils trouvĂšrent dans leur cour un paquet au milieu de l’herbe. Le facteur, comme la maison Ă©tait close, l’avait jetĂ© par-dessus le mur. C’était l’ouvrage que Barberou avait promis Examen du Christianisme, par Louis Hervieu, ancien Ă©lĂšve de l’École normale. PĂ©cuchet le repoussa. Bouvard ne dĂ©sirait pas le connaĂźtre. On lui avait rĂ©pĂ©tĂ© que le sacrement le transformerait durant plusieurs jours, il guetta des floraisons dans sa conscience. Il Ă©tait toujours le mĂȘme, et un Ă©tonnement douloureux le saisit. Comment ! la chair de Dieu se mĂȘle Ă  notre chair et elle n’y cause rien ! La pensĂ©e qui gouverne les mondes n’éclaire pas notre esprit ! Le suprĂȘme pouvoir nous abandonne Ă  l’impuissance ! M. Jeufroy, en le rassurant, lui ordonna le CatĂ©chisme de l’abbĂ© Gaume. Au contraire, la dĂ©votion de PĂ©cuchet s’était dĂ©veloppĂ©e. Il aurait voulu communier sous les deux espĂšces, chantait des psaumes en se promenant dans le corridor, arrĂȘtait les Chavignollais pour discuter et les convertir. Vaucorbeil lui rit au nez, Girbal haussa les Ă©paules et le capitaine l’appela Tartufe. On trouvait maintenant qu’ils allaient trop loin. Une excellente habitude, c’est d’envisager les choses comme autant de symboles. Si le tonnerre gronde, figurez-vous le jugement dernier ; devant un ciel sans nuages, pensez au sĂ©jour des bienheureux ; dites-vous dans vos promenades que chaque pas vous rapproche de la mort. PĂ©cuchet observa cette mĂ©thode. Quand il prenait ses habits, il songeait Ă  l’enveloppe charnelle dont la seconde personne de la TrinitĂ© s’est revĂȘtue, le tic tac de l’horloge lui rappelait les battements de son cƓur, une piqĂ»re d’épingle les clous de la croix ; mais il eut beau se tenir Ă  genoux, pendant des heures, et multiplier les jeĂ»nes, et se pressurer l’imagination, le dĂ©tachement de soi-mĂȘme ne se faisait pas ; impossible d’atteindre Ă  la contemplation parfaite. Il recourut Ă  des auteurs mystiques sainte ThĂ©rĂšse, Jean de la Croix, Louis de Grenade, Simpoli, et de plus modernes, Mgr Chaillot. Au lieu des sublimitĂ©s qu’il attendait, il ne rencontra que des platitudes, un style trĂšs lĂąche, de froides images et force comparaisons tirĂ©es de la boutique des lapidaires. Il apprit cependant qu’il y a une purgation active et une purgation passive, une vision interne et une vision externe, quatre espĂšces d’oraisons, neuf excellences dans l’amour, six degrĂ©s dans l’humilitĂ©, et que la blessure de l’ñme ne diffĂšre pas beaucoup du vol spirituel. Des points l’embarrassaient Puisque la chair est maudite, comment se fait-il que l’on doive remercier Dieu pour le bienfait de l’existence ? Quelle mesure garder entre la crainte indispensable au salut, et l’espĂ©rance qui ne l’est pas moins ? OĂč est le signe de la grĂące ? etc. Les rĂ©ponses de M. Jeufroy Ă©taient simples — Ne vous tourmentez pas. À vouloir tout approfondir, on court sur une pente dangereuse. Le CatĂ©chisme de persĂ©vĂ©rance, par Gaume, avait tellement dĂ©goĂ»tĂ© Bouvard qu’il prit le volume de Louis Hervieu. C’était un sommaire de l’exĂ©gĂšse moderne dĂ©fendu par le gouvernement. Barberou, comme rĂ©publicain, l’avait achetĂ©. Il Ă©veilla des doutes dans l’esprit de Bouvard, et d’abord sur le pĂ©chĂ© originel. — Si Dieu a créé l’homme peccable, il ne devait pas le punir, et le mal est antĂ©rieur Ă  la chute puisqu’il y avait dĂ©jĂ  des volcans, des bĂȘtes fĂ©roces. Enfin ce dogme bouleverse mes notions de justice. — Que voulez-vous ? disait le curĂ©, c’est une de ces vĂ©ritĂ©s dont tout le monde est d’accord, sans qu’on puisse en fournir de preuves ; et nous-mĂȘmes, nous faisons rejaillir sur les enfants les crimes de leurs pĂšres. Ainsi les mƓurs et les lois justifient ce dĂ©cret de la Providence, que l’on retrouve dans la nature. Bouvard hocha la tĂȘte. Il doutait aussi de l’enfer. — Car tout chĂątiment doit viser Ă  l’amĂ©lioration du coupable, ce qui devient impossible avec une peine Ă©ternelle ; et combien l’endurent ! Songez donc, tous les anciens, les juifs, les musulmans, les idolĂątres, les hĂ©rĂ©tiques et les enfants morts sans baptĂȘme, ces enfants créés par Dieu, et dans quel but ? pour les punir d’une faute qu’ils n’ont pas commise ! — Telle est l’opinion de saint Augustin, ajouta le curĂ©, et saint Fulgence enveloppe dans la damnation jusqu’aux fƓtus. L’Église, il est vrai, n’a rien dĂ©cidĂ© Ă  cet Ă©gard. Une remarque pourtant ce n’est pas Dieu, mais le pĂ©cheur qui se damne lui-mĂȘme, et l’offense Ă©tant infinie, puisque Dieu est infini, la punition doit ĂȘtre infinie. Est-ce tout, monsieur ? — Expliquez-moi la TrinitĂ©, dit Bouvard. — Avec plaisir. Prenons une comparaison les trois cĂŽtĂ©s du triangle, ou plutĂŽt notre Ăąme, qui contient ĂȘtre, connaĂźtre et vouloir ; ce qu’on appelle facultĂ© chez l’homme, est personne en Dieu. VoilĂ  le mystĂšre. — Mais les trois cĂŽtĂ©s du triangle ne sont pas chacun le triangle ; ces trois facultĂ©s de l’ñme ne font pas trois Ăąmes, et vos personnes de la TrinitĂ© sont trois Dieux. — BlasphĂšme ! — Alors il n’y a qu’une personne, un Dieu, une substance affectĂ©e de trois maniĂšres ! — Adorons sans comprendre, dit le curĂ©. — Soit, dit Bouvard. Il avait peur de passer pour un impie, d’ĂȘtre mal vu au chĂąteau. Maintenant ils y venaient trois fois la semaine, vers cinq heures, en hiver, et la tasse de thĂ© les rĂ©chauffait. M. le comte, par ses allures, rappelait le chic de l’ancienne cour » ; la comtesse, placide et grasse, montrait sur toutes choses un grand discernement. Mlle Yolande, leur fille, Ă©tait le type de la jeune personne », l’ange des keepsakes, et Mme de Noares, leur dame de compagnie, ressemblait Ă  PĂ©cuchet, ayant son nez pointu. La premiĂšre fois qu’ils entrĂšrent dans le salon elle dĂ©fendait quelqu’un. — Je vous assure qu’il est changĂ© ! Son cadeau le prouve. Ce quelqu’un Ă©tait Gorju. Il venait d’offrir aux futurs Ă©poux un prie-Dieu gothique. On l’apporta. Les armes des deux maisons s’y Ă©talaient en relief de couleur. M. de Mahurot en parut content, et Mme de Noares lui dit — Vous vous souviendrez de mon protĂ©gĂ© ? Ensuite, elle amena deux enfants, un gamin d’une douzaine d’annĂ©es, et sa sƓur, qui en avait peut-ĂȘtre dix. Par les trous de leurs guenilles, on voyait leurs membres rouges de froid. L’un Ă©tait chaussĂ© de vieilles pantoufles, l’autre n’avait plus qu’un sabot. Leurs fronts disparaissaient sous leurs chevelures, et ils regardaient autour d’eux avec des prunelles ardentes comme de jeunes loups effarĂ©s. Mme de Noares conta qu’elle les avait rencontrĂ©s le matin sur la grande route. Placquevent ne pouvait fournir aucun dĂ©tail. On leur demanda leur nom. — Victor, Victorine. — OĂč Ă©tait leur pĂšre ? — En prison. — Et avant, que faisait-il ? — Rien. — Leur pays ? — Saint-Pierre. — Mais quel Saint-Pierre ? Les deux petits, pour toute rĂ©ponse, disaient, en reniflant — Sais pas, sais pas. Leur mĂšre Ă©tait morte, et ils mendiaient. Mme de Noares exposa combien il serait dangereux de les abandonner ; elle attendrit la comtesse, piqua d’honneur le comte, fut soutenue par Mademoiselle, s’obstina, rĂ©ussit. La femme du garde-chasse en prendrait soin. On leur trouverait de l’ouvrage plus tard, et, comme ils ne savaient ni lire ni Ă©crire, Mme de Noares leur donnerait elle-mĂȘme des leçons, afin de les prĂ©parer au catĂ©chisme. Quand M. Jeufroy venait au chĂąteau, on allait quĂ©rir les deux mioches ; il les interrogeait, puis faisait une confĂ©rence oĂč il mettait de la prĂ©tention, Ă  cause de l’auditoire. Une fois qu’il avait discouru sur les patriarches, Bouvard, en s’en retournant avec lui et PĂ©cuchet, les dĂ©nigra fortement. Jacob s’est distinguĂ© par des filouteries, David par les meurtres, Salomon par ses dĂ©bauches. L’abbĂ© lui rĂ©pondit qu’il fallait voir au delĂ . Le sacrifice d’Abraham est la figure de la Passion ; Jacob une autre figure du Messie, comme Joseph, comme le serpent d’airain, comme MoĂŻse. — Croyez-vous, dit Bouvard, qu’il ait composĂ© le Pentateuque ? — Oui, sans doute ! — Cependant on y raconte sa mort ; mĂȘme observation pour JosuĂ©, et quant aux Juges, l’auteur nous prĂ©vient qu’à l’époque dont il fait l’histoire, IsraĂ«l n’avait pas encore de rois. L’ouvrage fut donc Ă©crit sous les Rois. Les prophĂštes aussi m’étonnent. — Il va nier les prophĂštes, maintenant ! — Pas du tout ! mais leur esprit Ă©chauffĂ© percevait JĂ©hovah sous des formes diverses, celle d’un feu, d’une broussaille, d’un vieillard, d’une colombe, et ils n’étaient pas certains de la rĂ©vĂ©lation puisqu’ils demandent toujours un signe. — Ah ! et vous avez dĂ©couvert ces belles choses ?
 — Dans Spinoza. À ce mot, le curĂ© bondit. — L’avez-vous lu ? — Dieu m’en garde ! — Pourtant, monsieur, la science
 — Monsieur, on n’est pas savant si l’on n’est chrĂ©tien. La science lui inspirait des sarcasmes — Fera-t-elle pousser un Ă©pi de grain, votre science ? Que savons-nous ? disait-il. Mais il savait que le monde a Ă©tĂ© créé pour nous ; il savait que les archanges sont au-dessus des anges ; il savait que le corps humain ressuscitera tel qu’il Ă©tait vers la trentaine. Son aplomb sacerdotal agaçait Bouvard, qui, par mĂ©fiance de Louis Hervieu, Ă©crivit Ă  Varlot, et PĂ©cuchet, mieux informĂ©, demanda Ă  M. Jeufroy des explications sur l’Écriture. Les six jours de la GenĂšse veulent dire six grandes Ă©poques. Le rapt des vases prĂ©cieux fait par les Juifs aux Égyptiens doit s’entendre des richesses intellectuelles, les arts dont ils avaient dĂ©robĂ© le secret. IsaĂŻe ne se dĂ©pouilla pas complĂštement, nudus, en latin, signifiant nu jusqu’aux hanches ; ainsi Virgile conseille de se mettre nu pour labourer, et cet Ă©crivain n’eĂ»t pas donnĂ© un prĂ©cepte contraire Ă  la pudeur ! ÉzĂ©chiel dĂ©vorant un livre n’a rien d’extraordinaire ; ne dit-on pas dĂ©vorer une brochure, un journal ? Mais si l’on voit partout des mĂ©taphores, que deviendront les faits ? L’abbĂ© soutenait, cependant, qu’ils Ă©taient rĂ©els. Cette maniĂšre de les entendre parut dĂ©loyale Ă  PĂ©cuchet. Il poussa plus loin ses recherches et apporta une note sur les contradictions de la Bible. L’Exode nous apprend que pendant quarante ans on fit des sacrifices dans le dĂ©sert, on n’en fit aucun suivant Amos et JĂ©rĂ©mie. Les ParalipomĂšnes et le livre d’Esdras ne sont point d’accord sur le dĂ©nombrement du peuple. Dans le DeutĂ©ronome, MoĂŻse voit le Seigneur face Ă  face ; d’aprĂšs l’Exode, jamais il ne put le voir. OĂč est alors l’inspiration ? — Motif de plus pour l’admettre, rĂ©pliquait en souriant M. Jeufroy. Les imposteurs ont besoin de connivence, les sincĂšres n’y prennent garde ! Dans l’embarras recourons Ă  l’Église. Elle est toujours infaillible. De qui relĂšve l’infaillibilitĂ© ? Les conciles de BĂąle et de Constance l’attribuent aux conciles. Mais souvent les conciles diffĂšrent, tĂ©moin ce qui se passa pour Athanase et pour Arius ; ceux de Florence et de Latran, la dĂ©cernent au pape. Mais Adrien VI dĂ©clare que le pape, comme un autre, peut se tromper. Chicanes ! Tout cela ne fait rien Ă  la permanence du dogme. L’ouvrage de Louis Hervieu en signale les variations le baptĂȘme, autrefois, Ă©tait rĂ©servĂ© pour les adultes. L’extrĂȘme-onction ne fut un sacrement qu’au IXe siĂšcle ; la prĂ©sence rĂ©elle a Ă©tĂ© dĂ©crĂ©tĂ©e au VIIIe, le purgatoire reconnu au XVe, l’ImmaculĂ©e Conception est d’hier. Et PĂ©cuchet en arriva Ă  ne plus savoir que penser de JĂ©sus. Trois Ă©vangiles en font un homme. Dans un passage de saint Jean, il paraĂźt s’égaler Ă  Dieu ; dans un autre, du mĂȘme, se reconnaĂźtre son infĂ©rieur. L’abbĂ© ripostait par la lettre du roi Abgar, les actes de Pilate et le tĂ©moignage des Sibylles dont le fond est vĂ©ritable ». Il retrouvait la vierge dans les Gaules, l’annonce d’un rĂ©dempteur en Chine, la TrinitĂ© partout, la croix sur le bonnet du grand-lama, en Égypte au poing des dieux ; et, mĂȘme, il fit voir une gravure, reprĂ©sentant un nilomĂštre, lequel Ă©tait un phallus, suivant PĂ©cuchet. M. Jeufroy consultait secrĂštement son ami Pruneau, qui lui cherchait des preuves dans les auteurs. Une lutte d’érudition s’engagea ; et, fouettĂ© par l’amour-propre, PĂ©cuchet devint transcendant, mythologue. Il comparait la Vierge Ă  Isis, l’eucharistie au homa des Perses, Bacchus Ă  MoĂŻse, l’arche de NoĂ© au vaisseau de Xithuros ; ces ressemblances pour lui dĂ©montraient l’identitĂ© des religions. Mais il ne peut y avoir plusieurs religions, puisqu’il n’y a qu’un Dieu ; et quand il Ă©tait Ă  bout d’arguments, l’homme Ă  la soutane s’écriait — C’est un mystĂšre ! Que signifie ce mot ? DĂ©faut de savoir ; trĂšs bien. Mais s’il dĂ©signe une chose dont le seul Ă©noncĂ© implique contradiction, c’est une sottise ; et PĂ©cuchet ne quittait plus M. Jeufroy. Il le surprenait dans son jardin, l’attendait au confessionnal, le relançait dans la sacristie. Le prĂȘtre imaginait des ruses pour le fuir. Un jour, qu’il Ă©tait parti Ă  Sassetot administrer quelqu’un, PĂ©cuchet se porta au-devant de lui sur la route, maniĂšre de rendre la conversation inĂ©vitable. C’était le soir, vers la fin d’aoĂ»t. Le ciel Ă©carlate se rembrunit, et un gros nuage s’y forma, rĂ©gulier dans le bas, avec des volutes au sommet. PĂ©cuchet, d’abord, parla de choses indiffĂ©rentes ; puis, ayant glissĂ© le mot martyr — Combien pensez-vous qu’il y en ait eu ? — Une vingtaine de millions, pour le moins. — Leur nombre n’est pas si grand, dit OrigĂšne. — OrigĂšne, vous savez, est suspect ! Un large coup de vent passa, inclinant l’herbe des fossĂ©s, et les deux rangs d’ormeaux jusqu’au bout de l’horizon. PĂ©cuchet reprit — On classe, dans les martyrs, beaucoup d’évĂȘques gaulois, tuĂ©s en rĂ©sistant aux Barbares, ce qui n’est plus la question. — Allez-vous dĂ©fendre les empereurs ? Suivant PĂ©cuchet, on les avait calomniĂ©s. L’histoire de la lĂ©gion thĂ©baine est une fable. Je conteste Ă©galement Symphorose et ses sept fils, FĂ©licitĂ© et ses sept filles, et les sept vierges d’Ancyre, condamnĂ©es au viol, bien que septuagĂ©naires, et les onze mille vierges de sainte Ursule, dont une compagne s’appelait Undecemilla, un nom pris pour un chiffre ; encore plus les dix martyrs d’Alexandrie ! — Cependant !
 Cependant, ils se trouvent dans des auteurs dignes de crĂ©ance. Des gouttes d’eau tombĂšrent. Le curĂ© dĂ©ploya son parapluie ; et PĂ©cuchet, quand il fut dessous, osa prĂ©tendre que les catholiques avaient fait plus de martyrs chez les juifs, les musulmans, les protestants et les libres penseurs que tous les Romains autrefois. L’ecclĂ©siastique se rĂ©cria — Mais on compte dix persĂ©cutions depuis NĂ©ron jusqu’au CĂ©sar Galba ! — Eh bien ! et les massacres des Albigeois ? et la Saint-BarthĂ©lemy ? et la RĂ©vocation de l’édit de Nantes ? — ExcĂšs dĂ©plorables sans doute, mais vous n’allez pas comparer ces gens-lĂ  Ă  saint Étienne, saint Laurent, Cyprien, Polycarpe, une foule de missionnaires. — Pardon ! je vous rappellerai Hypathie, JĂ©rĂŽme de Prague, Jean Huss, Bruno, Vanini, Anne Dubourg ! La pluie augmentait, et ses rayons dardaient si fort, qu’ils rebondissaient du sol, comme de petites fusĂ©es blanches. PĂ©cuchet et M. Jeufroy marchaient avec lenteur serrĂ©s l’un contre l’autre, et le curĂ© disait — AprĂšs des supplices abominables, on les jetait dans des chaudiĂšres ! — L’Inquisition employait de mĂȘme la torture, et elle vous brĂ»lait trĂšs bien. — On exposait les dames illustres dans les lupanars ! — Croyez-vous que les dragons de Louis XIV fussent dĂ©cents ? — Et notez que les chrĂ©tiens n’avaient rien fait contre l’État ! — Les Huguenots pas davantage ! Le vent chassait, balayait la pluie dans l’air. Elle claquait sur les feuilles, ruisselait au bord du chemin, et le ciel, couleur de boue, se confondait avec les champs dĂ©nudĂ©s, la moisson Ă©tant finie. Pas un toit. Au loin seulement, la cabane d’un berger. Le maigre paletot de PĂ©cuchet n’avait plus un fil de sec. L’eau coulait le long de son Ă©chine, entrait dans ses bottes, dans ses oreilles, dans ses yeux, malgrĂ© la visiĂšre de la casquette Amoros ; le curĂ©, en relevant d’un bras la queue de sa soutane, se dĂ©couvrait les jambes, et les pointes de son tricorne crachaient l’eau sur ses Ă©paules comme des gargouilles de cathĂ©drale. Il fallut s’arrĂȘter, et tournant le dos Ă  la tempĂȘte, ils restĂšrent face Ă  face, ventre contre ventre, en tenant Ă  quatre mains le parapluie qui oscillait. M. Jeufroy n’avait pas interrompu la dĂ©fense des catholiques. — Ont-ils crucifiĂ© vos protestants, comme le fut saint SimĂ©on, ou fait dĂ©vorer un homme par deux tigres, comme il advint Ă  saint Ignace ? — Mais comptez-vous pour quelque chose tant de femmes sĂ©parĂ©es de leurs maris, d’enfants arrachĂ©s Ă  leurs mĂšres ! Et les exils des pauvres, Ă  travers la neige, au milieu des prĂ©cipices ! On les entassait dans les prisons ; Ă  peine morts, on les traĂźnait sur la claie. L’abbĂ© ricana — Vous me permettrez de n’en rien croire ! Et nos martyrs Ă  nous sont moins douteux. Sainte Blandine a Ă©tĂ© livrĂ©e nue dans un filet Ă  une vache furieuse. Sainte Julie pĂ©rit assommĂ©e de coups. Saint Taraque, saint Probus et saint Andronic, on leur a brisĂ© les dents avec un marteau, dĂ©chirĂ© les cĂŽtes avec des peignes en fer, traversĂ© les mains avec des clous rougis, enlevĂ© la peau du crĂąne. — Vous exagĂ©rez, dit PĂ©cuchet. La mort des martyrs Ă©tait, dans ce temps-lĂ , une amplification de rhĂ©torique ! — Comment, de la rhĂ©torique ? — Mais oui ! tandis que moi, monsieur, je vous raconte de l’histoire. Les catholiques, en Irlande, Ă©ventrĂšrent des femmes enceintes pour prendre leurs enfants ! — Jamais. — Et les donner aux pourceaux ! — Allons donc ! — En Belgique, ils les enterraient toutes vives ! — Quelle plaisanterie ! — On a leurs noms ! — Et quand mĂȘme, objecta le prĂȘtre, en secouant de colĂšre son parapluie. On ne peut les appeler des martyrs. Il n’y en a pas en dehors de l’Église. — Un mot. Si la valeur du martyr dĂ©pend de la doctrine, comment servirait-il Ă  en dĂ©montrer l’excellence ? La pluie se calmait ; jusqu’au village ils ne parlĂšrent plus. Mais, sur le seuil du presbytĂšre, l’abbĂ© dit — Je vous plains ! vĂ©ritablement, je vous plains ! PĂ©cuchet conta de suite Ă  Bouvard son altercation. Elle lui avait causĂ© une malveillance antireligieuse, et une heure aprĂšs, assis devant un feu de broussailles, il lisait le CurĂ© Meslier. Ces nĂ©gations lourdes le choquĂšrent ; puis, se reprochant d’avoir mĂ©connu peut-ĂȘtre des hĂ©ros, il feuilleta, dans la Biographie, l’histoire des martyrs les plus illustres. Quelles clameurs du peuple, quand ils entraient dans l’arĂšne ! et si les lions et les jaguars Ă©taient trop doux, du geste et de la voix ils les excitaient Ă  s’avancer. On les voyait tout couverts de sang, sourire debout, le regard au ciel ; sainte PerpĂ©tue renoua ses cheveux pour ne point paraĂźtre affligĂ©e. PĂ©cuchet se mit Ă  rĂ©flĂ©chir. La fenĂȘtre Ă©tait ouverte, la nuit tranquille, beaucoup d’étoiles brillaient. Il devait se passer dans leur Ăąme des choses dont nous n’avons plus l’idĂ©e, une joie, un spasme divin ! Et PĂ©cuchet, Ă  force d’y rĂȘver, dit qu’il comprenait cela, aurait fait comme eux. — Toi ? — Certainement. — Pas de blague ! Crois-tu, oui ou non ? — Je ne sais. Il alluma une chandelle ; puis ses yeux tombant sur le crucifix dans l’alcĂŽve — Combien de misĂ©rables ont recouru Ă  celui-lĂ  ! Et aprĂšs un silence — On l’a dĂ©naturĂ© ! c’est la faute de Rome la politique du Vatican ! Mais Bouvard admirait l’Église pour sa magnificence, et aurait souhaitĂ© au moyen Ăąge ĂȘtre un cardinal. — J’aurais eu bonne mine sous la pourpre, conviens-en ! La casquette de PĂ©cuchet posĂ©e devant les charbons n’était pas sĂšche encore. Tout en l’étirant, il sentit quelque chose dans la doublure et une mĂ©daille de saint Joseph tomba. Ils furent troublĂ©s, le fait leur paraissant inexplicable ! Mme de Noares voulut savoir de PĂ©cuchet s’il n’avait pas Ă©prouvĂ© comme un changement, un bonheur et se trahit par ses questions. Une fois, pendant qu’il jouait au billard, elle lui avait cousu la mĂ©daille dans sa casquette. Évidemment, elle l’aimait ; ils auraient pu se marier elle Ă©tait veuve et il ne soupçonna pas cet amour, qui peut-ĂȘtre eĂ»t fait le bonheur de sa vie. Bien qu’il se montrĂąt plus religieux que M. Bouvard, elle l’avait dĂ©diĂ© Ă  saint Joseph, dont le secours est excellent pour les conversions. Personne, comme elle, ne connaissait tous les chapelets et les indulgences qu’ils procurent, l’effet des reliques, les privilĂšges des eaux saintes. Sa montre Ă©tait retenue par une chaĂźnette qui avait touchĂ© aux liens de saint Pierre. Parmi ses breloques luisait une perle d’or, Ă  l’imitation de celle qui contient, dans l’église d’Allouagne, une larme de Notre-Seigneur ; un anneau Ă  son petit doigt enfermait des cheveux du curĂ© d’Ars et, comme elle cueillait des simples pour les malades, sa chambre ressemblait Ă  une sacristie et Ă  une officine d’apothicaire. Son temps se passait Ă  Ă©crire des lettres, Ă  visiter les pauvres, Ă  dissoudre des concubinages, Ă  rĂ©pandre des photographies du SacrĂ©-CƓur. Un monsieur devait lui envoyer de la pĂąte des martyrs », mĂ©lange de cire pascale et de poussiĂšre humaine prise aux catacombes, et qui s’emploie dans les cas dĂ©sespĂ©rĂ©s en mouches ou en pilules. Elle en promit Ă  PĂ©cuchet. Il parut choquĂ© d’un tel matĂ©rialisme. Le soir, un valet du chĂąteau lui apporta une hottĂ©e d’opuscules, relatant des paroles pieuses du grand NapolĂ©on, des bons mots du curĂ© dans les auberges, des morts effrayantes advenues Ă  des impies. Mme de Noares savait tout cela par cƓur, avec une infinitĂ© de miracles. Elle en contait de stupides, des miracles sans but, comme si Dieu les eĂ»t faits pour Ă©bahir le monde. Sa grand’mĂšre Ă  elle-mĂȘme avait serrĂ© dans une armoire des pruneaux couverts d’un linge, et quand on ouvrit l’armoire un an plus tard, on en vit treize sur la nappe, formant la croix. — Expliquez-moi cela. C’était son mot aprĂšs ses histoires, qu’elle soutenait avec un entĂȘtement de bourrique, bonne femme, d’ailleurs, et d’humeur enjouĂ©e. Une fois pourtant elle sortit de son caractĂšre ». Bouvard lui contestait le miracle de Pezilla un compotier oĂč l’on avait cachĂ© des hosties pendant la RĂ©volution, se dora de lui-mĂȘme tout seul. — Peut-ĂȘtre y avait-il au fond un peu de couleur jaune provenant de l’humiditĂ© ? — Mais non ! je vous rĂ©pĂšte que non ! La dorure a pour cause le contact de l’Eucharistie. Et elle donna en preuve l’attestation des Ă©vĂȘques. — C’est, disent-ils, comme un bouclier, un
 un palladium sur le diocĂšse de Perpignan. Demandez plutĂŽt Ă  M. Jeufroy ! Bouvard n’y tint plus, et ayant repassĂ© son Louis Hervieu, emmena PĂ©cuchet. L’ecclĂ©siastique finissait de dĂźner. Reine offrit des siĂšges, et, sur un geste, alla prendre deux petits verres qu’elle emplit de Rosolio. AprĂšs quoi, Bouvard exposa ce qui l’amenait. L’abbĂ© ne rĂ©pondit pas franchement. — Tout est possible Ă  Dieu, et les miracles sont une preuve de la religion. — Cependant il y a des lois. — Cela n’y fait rien. Il les dĂ©range pour instruire, corriger. — Que savez-vous s’il les dĂ©range ? rĂ©pliqua Bouvard. Tant que la nature suit sa routine, on n’y pense pas ; mais dans un phĂ©nomĂšne extraordinaire, nous voyons la main de Dieu. Elle peut y ĂȘtre, dit l’ecclĂ©siastique, et quand un Ă©vĂ©nement se trouve certifiĂ© par des tĂ©moins ? — Les tĂ©moins gobent tout, car il y a de faux miracles ! Le prĂȘtre devint rouge. — Sans doute
 quelquefois. — Comment les distinguer des vrais ? Et si les vrais donnĂ©s en preuves ont eux-mĂȘmes besoin de preuves, pourquoi en faire ? Reine intervint, et, prĂȘchant comme son maĂźtre, dit qu’il fallait obĂ©ir. — La vie est un passage, mais la mort est Ă©ternelle ! — Bref, ajouta Bouvard en lampant le Rosolio, les miracles d’autrefois ne sont pas mieux dĂ©montrĂ©s que les miracles d’aujourd’hui ; des raisons analogues dĂ©fendent ceux des chrĂ©tiens et des paĂŻens. Le curĂ© jeta sa fourchette sur la table. — Ceux-lĂ  Ă©taient faux, encore un coup ! Pas de miracles en dehors de l’Église ! — Tiens ! se dit PĂ©cuchet, mĂȘme argument que pour les martyrs la doctrine s’appuie sur les faits et les faits sur la doctrine. M. Jeufroy, ayant bu un verre d’eau, reprit — Tout en les niant, vous y croyez. Le monde que convertissent douze pĂȘcheurs, voilĂ , il me semble, un beau miracle ! — Pas du tout ! PĂ©cuchet en rendait compte d’une autre maniĂšre. — Le monothĂ©isme vient des HĂ©breux, la TrinitĂ© des Indiens, le Logos est Ă  Platon, la Vierge mĂšre Ă  l’Asie. N’importe ! M. Jeufroy tenait au surnaturel, ne voulait que le christianisme pĂ»t avoir humainement la moindre raison d’ĂȘtre, bien qu’il en vĂźt chez tous les peuples des prodromes ou des dĂ©formations. L’impiĂ©tĂ© railleuse du XVIIIe siĂšcle, il l’eĂ»t tolĂ©rĂ©e ; mais la critique moderne, avec sa politesse, l’exaspĂ©rait. — J’aime mieux l’athĂ©e qui blasphĂšme, que le sceptique qui ergote ! Puis il les regarda d’un air de bravade, comme pour les congĂ©dier. PĂ©cuchet s’en retourna mĂ©lancolique. Il avait espĂ©rĂ© l’accord de la foi et de la raison. Bouvard lui fit lire ce passage de Louis Hervieu Pour connaĂźtre l’abĂźme qui les sĂ©pare, opposez leurs axiomes La raison vous dit Le tout enferme la partie, et la foi vous rĂ©pond Par la substantiation, JĂ©sus communiant avec ses apĂŽtres, avait son corps dans sa main, et sa tĂȘte dans sa bouche. La raison vous dit On n’est pas responsable du crime des autres, et la foi vous rĂ©pond Par le pĂ©chĂ© originel. La raison vous dit Trois c’est trois, et la foi dĂ©clare que Trois c’est un. » Ils ne frĂ©quentĂšrent plus l’abbĂ©. C’était l’époque de la guerre d’Italie. Les honnĂȘtes gens tremblaient pour le pape. On tonnait contre Emmanuel. Mme de Noares allait jusqu’à lui souhaiter la mort. Bouvard et PĂ©cuchet ne protestaient que timidement. Quand la porte du salon tournait devant eux et qu’ils se miraient en passant dans les hautes glaces, tandis que par les fenĂȘtres on apercevait les allĂ©es, oĂč tranchait, sur la verdure, le gilet rouge d’un domestique, ils Ă©prouvaient un plaisir ; et le luxe du milieu les faisait indulgents aux paroles qui s’y dĂ©bitaient. Le comte leur prĂȘta tous les ouvrages de M. de Maistre. Il en dĂ©veloppait les principes devant un cercle d’intimes Hurel, le curĂ©, le juge de paix, le notaire et le baron, son futur gendre, qui venait de temps Ă  autre pour vingt-quatre heures au chĂąteau. — Ce qu’il y a d’abominable, disait le comte, c’est l’esprit de 89 ! D’abord, on conteste Dieu ; ensuite, on discute le gouvernement ; puis arrive la libertĂ©. LibertĂ© d’injures, de rĂ©volte, de jouissances, ou plutĂŽt de pillage, si bien que la religion et le pouvoir doivent proscrire les indĂ©pendants, les hĂ©rĂ©tiques. On criera sans doute Ă  la persĂ©cution, comme si les bourreaux persĂ©cutaient les criminels. Je me rĂ©sume Point d’État sans Dieu ! la loi ne pouvant ĂȘtre respectĂ©e que si elle vient d’en haut, et, actuellement, il ne s’agit pas des Italiens, mais de savoir qui l’emportera de la rĂ©volution ou du pape, de Satan ou de JĂ©sus-Christ. M. Jeufroy approuvait par des monosyllabes, Hurel avec un sourire, le juge de paix en dodelinant la tĂȘte. Bouvard et PĂ©cuchet regardaient le plafond ; Mme de Noares, la comtesse et Yolande travaillaient pour les pauvres, et M. de Mahurot, prĂšs de sa fiancĂ©e, parcourait les feuilles. Puis il y avait des silences, oĂč chacun semblait plongĂ© dans la recherche d’un problĂšme. NapolĂ©on III n’était plus un sauveur, et mĂȘme il donnait un exemple dĂ©plorable en laissant aux Tuileries les maçons travailler le dimanche. On ne devrait pas permettre », Ă©tait la phrase ordinaire de M. le comte. Économie sociale, beaux-arts, littĂ©rature, histoire, doctrines scientifiques, il dĂ©cidait de tout, en sa qualitĂ© de chrĂ©tien et de pĂšre de famille ; et plĂ»t Ă  Dieu que le gouvernement, Ă  cet Ă©gard, eĂ»t la mĂȘme rigueur qu’il dĂ©ployait dans sa maison ! Le pouvoir seul est juge des dangers de la science ; rĂ©pandue trop largement elle inspire au peuple des ambitions funestes. Il Ă©tait plus heureux, ce pauvre peuple, quand les seigneurs et les Ă©vĂȘques tempĂ©raient l’absolutisme du roi. Les industriels maintenant l’exploitent. Il va tomber en esclavage. Et tous regrettaient l’ancien rĂ©gime Hurel par bassesse, Coulon par ignorance, Marescot comme artiste. Bouvard, une fois chez lui, se retrempait avec Lamettrie, d’Holbach, etc. ; et PĂ©cuchet s’éloigna d’une religion devenue un moyen de gouvernement. M. de Mahurot avait communiĂ© pour sĂ©duire mieux ces dames », et s’il pratiquait, c’était Ă  cause des domestiques. MathĂ©maticien et dilettante, jouant des valses sur le piano et admirateur de Topffer, il se distinguait par un scepticisme de bon goĂ»t. Ce qu’on rapporte des abus fĂ©odaux, de l’inquisition ou des jĂ©suites, prĂ©jugĂ©s ; et il vantait le progrĂšs, bien qu’il mĂ©prisĂąt tout ce qui n’était pas gentilhomme ou sorti de l’École polytechnique ! M. Jeufroy, de mĂȘme, leur dĂ©plaisait. Il croyait aux sortilĂšges, faisait des plaisanteries sur les idoles, affirmait que tous les idiomes sont dĂ©rivĂ©s de l’hĂ©breu ; sa rhĂ©torique manquait d’imprĂ©vu ; invariablement, c’était le cerf aux abois, le miel et l’absinthe, l’or et le plomb, des parfums, des urnes, et l’ñme chrĂ©tienne comparĂ©e au soldat qui doit dire en face du pĂ©chĂ© Tu ne passes pas ! » Pour Ă©viter ses confĂ©rences, ils arrivaient au chĂąteau le plus tard possible. Un jour, pourtant, ils l’y trouvĂšrent. Depuis une heure, il attendait ses deux Ă©lĂšves. Tout Ă  coup, Mme de Noares entra. — La petite a disparu. J’amĂšne Victor. Ah ! le malheureux ! Elle avait saisi dans sa poche un dĂ© d’argent perdu depuis trois jours, puis suffoquĂ©e par les sanglots — Ce n’est pas tout ! ce n’est pas tout ! Pendant que je le grondais, il m’a montrĂ© son derriĂšre ! Et avant que le comte et la comtesse aient rien dit — Du reste, c’est de ma faute ; pardonnez-moi ! Elle leur avait cachĂ© que les deux orphelins Ă©taient les enfants de Touache, maintenant au bagne. Que faire ? Si le comte les renvoyait, ils Ă©taient perdus, et son acte de charitĂ© passerait pour un caprice. M. Jeufroy ne fut pas surpris. L’homme Ă©tant corrompu naturellement, on doit le chĂątier pour l’amĂ©liorer. Bouvard protesta. La douceur valait mieux. Mais le comte, encore une fois, s’étendit sur le bras de fer indispensable aux enfants comme pour les peuples. Ces deux-lĂ  Ă©taient pleins de vices la petite fille menteuse, le gamin brutal. Ce vol, aprĂšs tout, on l’excuserait ; l’insolence, jamais, l’éducation devant ĂȘtre l’école du respect. Donc, Sorel, le garde-chasse, administrerait au jeune homme une bonne fessĂ©e immĂ©diatement. M. de Mahurot, qui avait Ă  lui dire quelque chose, se chargea de la commission. Il prit un fusil dans l’antichambre et appela Victor, restĂ© au milieu de la cour, la tĂȘte basse — Suis-moi ! dit le baron. Comme la route pour aller chez le garde dĂ©tournait peu de Chavignolles, M. Jeufroy, Bouvard et PĂ©cuchet l’accompagnĂšrent. À cent pas du chĂąteau, il les pria de ne plus parler tant qu’il longerait le bois. Le terrain dĂ©valait jusqu’au bord de la riviĂšre, oĂč se dressaient de grands quartiers de roches. Elle faisait des plaques d’or sous le soleil couchant. En face, les verdures des collines se couvraient d’ombre. Un air vif soufflait. Des lapins sortirent de leurs terriers et broutaient le gazon. Un coup de feu partit, un deuxiĂšme, un autre, et les lapins sautaient, dĂ©boulaient. Victor se jetait dessus pour les saisir et haletait, trempĂ© de sueur. — Tu arranges bien tes nippes ! dit le baron. Sa blouse, en loques, avait du sang. La vue du sang rĂ©pugnait Ă  Bouvard. Il n’admettait pas qu’on en pĂ»t verser. M. Jeufroy reprit — Les circonstances quelquefois l’exigent. Si ce n’est pas le coupable qui donne le sien, il faut celui d’un autre, vĂ©ritĂ© que nous enseigne la RĂ©demption. Suivant Bouvard, elle n’avait guĂšre servi, presque tous les hommes Ă©tant damnĂ©s, malgrĂ© le sacrifice de Notre-Seigneur. — Mais quotidiennement il le renouvelle dans l’Eucharistie. — Et le miracle, dit PĂ©cuchet, se fait avec des mots, quelle que soit l’indignitĂ© du prĂȘtre. — LĂ  est le mystĂšre, monsieur. Cependant Victor clouait ses yeux sur le fusil, tĂąchait mĂȘme d’y toucher. — À bas les pattes ! Et M. de Mahurot prit un sentier sous bois. L’ecclĂ©siastique avait PĂ©cuchet d’un cĂŽtĂ©, Bouvard de l’autre, et il lui dit — Attention, vous savez Debetur pueris. Bouvard l’assura qu’il s’humiliait devant le CrĂ©ateur, mais Ă©tait indignĂ© qu’on en fĂźt un homme. On redoute sa vengeance, on travaille pour sa gloire, il a toutes les vertus, un bras, un Ɠil, une politique, une habitation. Notre PĂšre, qui ĂȘtes aux cieux, qu’est-ce que cela veut dire ? Et PĂ©cuchet ajouta — Le monde s’est Ă©largi, la Terre n’en fait plus le centre. Elle roule dans la multitude infinie de ses pareils. Beaucoup la dĂ©passent en grandeur, et ce rapetissement de notre globe prouve de Dieu un idĂ©al plus sublime. Donc, la religion devait changer. Le paradis est quelque chose d’enfantin avec ses bienheureux toujours contemplant, toujours chantant et qui regardent d’en haut les tortures des damnĂ©s. Quand on songe que le christianisme a pour base une pomme ! Le curĂ© se fĂącha. — Niez la rĂ©vĂ©lation, ce sera plus simple. — Comment voulez-vous que Dieu ait parlĂ© ? dit Bouvard. — Prouvez qu’il n’a pas parlĂ© ! disait Jeufroy. — Encore une fois, qui vous l’affirme ? — L’Église ! — Beau tĂ©moignage ! Cette discussion ennuyait M. de Mahurot, et tout en marchant — Écoutez donc le curĂ©, il en sait plus que vous ! Bouvard et PĂ©cuchet se firent des signes pour prendre un autre chemin, puis Ă  la Croix-Verte — Bien le bonsoir ! — Serviteur ! dit le baron. Tout cela serait contĂ© Ă  M. de Faverges, et peut-ĂȘtre qu’une rupture s’ensuivrait. Tant pis. Ils se sentaient mĂ©prisĂ©s par ces nobles. On ne les invitait jamais Ă  dĂźner, et ils Ă©taient las de Mme de Noares, avec ses continuelles remontrances. Ils ne pouvaient cependant garder le De Maistre, et, une quinzaine aprĂšs, ils retournĂšrent au chĂąteau, croyant n’ĂȘtre pas reçus. Ils le furent. Toute la famille se trouvait dans le boudoir, Hurel y compris, et par extraordinaire, Foureau. La correction n’avait point corrigĂ© Victor. Il refusait d’apprendre son catĂ©chisme, et Victorine profĂ©rait des mots sales. Bref, le garçon irait aux Jeunes DĂ©tenus, la petite fille dans un couvent. Foureau s’était chargĂ© des dĂ©marches, et il s’en allait quand la comtesse le rappela. On attendait M. Jeufroy pour fixer ensemble la date du mariage, qui aurait lieu Ă  la mairie bien avant de se faire Ă  l’église, afin de montrer que l’on honnissait le mariage civil. Foureau tĂącha de le dĂ©fendre. Le comte et Hurel l’attaquĂšrent. Qu’était une fonction municipale prĂšs d’un sacerdoce ! et le baron ne se fĂ»t pas cru mariĂ© s’il l’eĂ»t Ă©tĂ© seulement devant une Ă©charpe tricolore. — Bravo ! dit M. Jeufroy, qui entrait. Le mariage Ă©tant Ă©tabli par JĂ©sus
 PĂ©cuchet l’arrĂȘta — Dans quel Ă©vangile ! Aux temps apostoliques on le considĂ©rait si peu, que Tertullien le compare Ă  l’adultĂšre. — Ah ! par exemple ! — Mais oui ! et ce n’est pas un sacrement ! Il faut au sacrement un signe. Montrez-moi le signe dans le mariage ! Le curĂ© eut beau rĂ©pondre qu’il figurait l’alliance de Dieu avec l’Église. — Vous ne comprenez plus le christianisme ! et la loi
 — Elle en garde l’empreinte, dit M. de Faverges ; sans lui, elle autoriserait la polygamie ! Une voix rĂ©pliqua — OĂč serait le mal ? C’était Bouvard, Ă  demi cachĂ© par un rideau. — On peut avoir plusieurs Ă©pouses, comme les patriarches, les mormons, les musulmans et nĂ©anmoins ĂȘtre honnĂȘte homme ! — Jamais ! s’écria le prĂȘtre, l’honnĂȘtetĂ© consiste Ă  rendre ce qui est dĂ». Nous devons hommage Ă  Dieu. Or qui n’est pas chrĂ©tien n’est pas honnĂȘte ! — Autant que d’autres, dit Bouvard. Le comte, croyant voir dans cette repartie une atteinte Ă  la religion, l’exalta. Elle avait affranchi les esclaves. Bouvard fit des citations prouvant le contraire. — Saint Paul leur recommande d’obĂ©ir aux maĂźtres comme Ă  JĂ©sus. Saint Ambroise nomme la servitude un don de Dieu. — Le LĂ©vitique, l’Exode et les conciles l’ont sanctionnĂ©e. Bossuet la classe parmi le droit des gens. Et Mgr Bouvier l’approuve. Le comte objecta que le christianisme, pas moins, avait dĂ©veloppĂ© la civilisation. — Et la paresse, en faisant de la pauvretĂ© une vertu. — Cependant, monsieur, la morale de l’Évangile ? — Eh ! eh ! pas si morale ! Les ouvriers de la derniĂšre heure sont autant payĂ©s que ceux de la premiĂšre. On donne Ă  celui qui possĂšde, et on retire Ă  celui qui n’a pas. Quant au prĂ©cepte de recevoir des soufflets sans les rendre et de se laisser voler, il encourage les audacieux, les lĂąches et les coquins. Le scandale redoubla, quand PĂ©cuchet eut dĂ©clarĂ© qu’il aimait autant le Bouddhisme. Le prĂȘtre Ă©clata de rire — Ah ! ah ! ah ! le Bouddhisme ! Mme de Noares leva les bras — Le Bouddhisme ! — Comment
, le Bouddhisme ! rĂ©pĂ©tait le comte. — Le connaissez-vous ? dit PĂ©cuchet Ă  M. Jeufroy, qui s’embrouilla. — Eh bien, sachez-le ! mieux que le christianisme, et avant lui, il a reconnu le nĂ©ant des choses terrestres. Ses pratiques sont austĂšres, ses fidĂšles plus nombreux que tous les chrĂ©tiens, et pour l’incarnation, Vischnou n’en a pas une, mais neuf ! Ainsi, jugez ! — Des mensonges de voyageurs, dit Mme de Noares. — Soutenus par les francs-maçons, ajouta le curĂ©. Et tous parlant Ă  la fois — Allez donc, continuez ! — Fort joli ! — Moi, je le trouve drĂŽle ! — Pas possible ! Si bien que PĂ©cuchet, exaspĂ©rĂ©, dĂ©clara qu’il se ferait bouddhiste ! — Vous insultez des chrĂ©tiennes ! dit le baron. Mme de Noares s’affaissa dans un fauteuil. La comtesse et Yolande se taisaient. Le comte roulait des yeux. Hurel attendait des ordres. L’abbĂ©, pour se contenir, lisait son brĂ©viaire. Cette vue apaisa M. de Faverges, et, considĂ©rant les deux bonshommes — Avant de blĂąmer l’Évangile, et quand on a des taches dans sa vie, il est certaines rĂ©parations
 — Des rĂ©parations ? — Des taches ? — Assez, messieurs ! vous devez me comprendre ! Puis s’adressant Ă  Foureau — Sorel est prĂ©venu ! Allez-y ! Et Bouvard et PĂ©cuchet se retirĂšrent sans saluer. Au bout de l’avenue, ils exhalĂšrent, tous les trois, leur ressentiment — On me traite en domestique, grommelait Foureau. Et les autres l’approuvant, malgrĂ© le souvenir des hĂ©morroĂŻdes, il avait pour eux comme de la sympathie. Des cantonniers travaillaient dans la campagne. L’homme qui les commandait se rapprocha, c’était Gorju. On se mit Ă  causer. Il surveillait le cailloutage de la route, votĂ©e en 1848, et devait cette place Ă  M. de Mahurot, l’ingĂ©nieur. — Celui qui doit Ă©pouser Mlle de Faverges ! Vous sortez de lĂ -bas, sans doute ? — Pour la derniĂšre fois ! dit brutalement PĂ©cuchet. Gorju prit un air naĂŻf. — Une brouille ? Tiens ! tiens ! Et s’ils avaient pu voir sa mine, quand ils eurent tournĂ© les talons, ils auraient compris qu’il en flairait la cause. Un peu plus loin, ils s’arrĂȘtĂšrent devant un enclos de treillage, qui contenait des loges Ă  chien, et une maisonnette en tuiles rouges. Victorine Ă©tait sur le seuil. Des aboiements retentirent. La femme du garde parut. Sachant pourquoi le maire venait, elle hĂ©la Victor. Tout d’avance Ă©tait prĂȘt, et leur trousseau dans deux mouchoirs que fermaient des Ă©pingles. — Bon voyage, leur dit-elle, trop heureuse de n’avoir plus cette vermine ! Était-ce leur faute, s’ils Ă©taient nĂ©s d’un pĂšre forçat ? Au contraire, ils semblaient trĂšs doux, ne s’inquiĂ©taient mĂȘme pas de l’endroit oĂč on les menait. Bouvard et PĂ©cuchet les regardaient marcher devant eux. Victorine chantonnait des paroles indistinctes, son foulard au bras, comme une modiste qui porte un carton. Elle se retournait quelquefois, et PĂ©cuchet, devant ses frisettes blondes et sa gentille tournure, regrettait de n’avoir pas une enfant pareille. ÉlevĂ©e en d’autres conditions, elle serait charmante plus tard Quel bonheur que de la voir grandir, d’entendre tous les jours son ramage d’oiseau, quand il le voudrait de l’embrasser ; et un attendrissement, lui montant du cƓur aux lĂšvres, humecta ses paupiĂšres, l’oppressait un peu. Victor, comme un soldat, s’était mis son bagage sur le dos. Il sifflait, jetait des pierres aux corneilles dans les sillons, allait sous les arbres pour se couper des badines. Foureau le rappela ; et Bouvard, en le retenant par la main, jouissait de sentir dans la sienne ces doigts d’enfant robustes et vigoureux. Le pauvre petit diable ne demandait qu’à se dĂ©velopper librement, comme une fleur en plein air ! et il pourrirait entre des murs, avec des leçons, des punitions, un tas de bĂȘtises ! Bouvard fut saisi par une rĂ©volte de la pitiĂ©, une indignation contre le sort, une de ces rages oĂč l’on veut dĂ©truire le gouvernement. — Galope ! dit-il, amuse-toi ! jouis de ton reste ! Le gamin s’échappa. Sa sƓur et lui coucheraient Ă  l’auberge, et, dĂšs l’aube, le messager de Falaise prendrait Victor pour le descendre au pĂ©nitencier de Beaubourg ; une religieuse de l’orphelinat de Grand-Camp emmĂšnerait Victorine. Foureau, ayant donnĂ© ces dĂ©tails, se replongea dans ses pensĂ©es. Mais Bouvard voulut savoir combien pouvait coĂ»ter l’entretien des deux mioches. — Bah
 L’affaire, peut-ĂȘtre, de trois cents francs ! Le comte m’en a remis vingt-cinq pour les premiers dĂ©bours ! Quel pingre ! Et gardant sur le cƓur le mĂ©pris de son Ă©charpe, Foureau hĂątait le pas silencieusement. Bouvard murmura — Ils me font de la peine. Je m’en chargerais bien ! — Moi aussi, dit PĂ©cuchet, la mĂȘme idĂ©e leur Ă©tant venue. Il existait sans doute des empĂȘchements ? — Aucun ! rĂ©pliqua Foureau. D’ailleurs il avait le droit, comme maire, de confier Ă  qui bon lui semblait, les enfants abandonnĂ©s. Et aprĂšs une longue hĂ©sitation — Eh bien, oui ! prenez-les ! ça le fera bisquer. Bouvard et PĂ©cuchet les emmenĂšrent. En rentrant chez eux, ils trouvĂšrent au bas de l’escalier, sous la madone, Marcel Ă  genoux, et qui priait avec ferveur. La tĂȘte renversĂ©e, les yeux demi-clos, et dilatant son bec-de-liĂšvre, il avait l’air d’un fakir en extase. — Quelle brute ! dit Bouvard. — Pourquoi ? il assiste peut-ĂȘtre Ă  des choses que tu lui jalouserais, si tu pouvais les voir. N’y a-t-il pas deux mondes tout Ă  fait distincts ? L’objet d’un raisonnement a moins de valeur que la maniĂšre de raisonner. Qu’importe la croyance ! Le principal est de croire. Telles furent, Ă  la remarque de Bouvard, les objections de PĂ©cuchet. X Ils se procurĂšrent plusieurs ouvrages touchant l’éducation, et leur systĂšme fut rĂ©solu. Il fallait bannir toute idĂ©e mĂ©taphysique, et, d’aprĂšs la mĂ©thode expĂ©rimentale, suivre le dĂ©veloppement de la nature. Rien ne pressait, les deux Ă©lĂšves devant oublier ce qu’ils avaient appris. Bien qu’ils eussent un tempĂ©rament solide, PĂ©cuchet voulait comme un Spartiate les endurcir encore, les accoutumer Ă  la faim, Ă  la soif, aux intempĂ©ries, et mĂȘme qu’ils portassent des chaussures trouĂ©es afin de prĂ©venir les rhumes. Bouvard s’y opposa. Le cabinet noir au fond du corridor devint leur chambre Ă  coucher. Elle avait pour meubles deux lits de sangle, deux couchettes, un broc ; l’Ɠil-de-bƓuf s’ouvrait au-dessus de leur tĂȘte, et des araignĂ©es couraient le long du plĂątre. Souvent, ils se rappelaient l’intĂ©rieur d’une cabane oĂč l’on se disputait. Leur pĂšre Ă©tait rentrĂ© une nuit, avec du sang aux mains. Quelque temps aprĂšs, les gendarmes Ă©taient venus. Ensuite ils avaient logĂ© dans un bois. Des hommes qui faisaient des sabots embrassaient leur mĂšre. Elle Ă©tait morte, une charrette les avait emmenĂ©s. On les battait beaucoup, ils s’étaient perdus. Puis ils revoyaient le garde champĂȘtre, Mme de Noares, Sorel, et, sans se demander pourquoi, cette autre maison, ils s’y trouvaient heureux. Aussi leur Ă©tonnement fut pĂ©nible, quand, au bout de huit mois, les leçons recommencĂšrent. Bouvard se chargea de la petite, PĂ©cuchet du gamin. Victor distinguait ses lettres, mais n’arrivait pas Ă  former les syllabes. Il en bredouillait, s’arrĂȘtait tout Ă  coup et avait l’air idiot. Victorine posait des questions. D’oĂč vient que ch dans orchestre a le son d’un q et celui d’un k dans archĂ©ologique ? On doit par moments joindre deux voyelles, d’autres fois les dĂ©tacher. Tout cela n’est pas juste. Elle s’indignait. Les maĂźtres professaient Ă  la mĂȘme heure, dans leurs chambres respectives, et, la cloison Ă©tant mince, ces quatre voix, une flĂ»tĂ©e, une profonde et deux aiguĂ«s, composaient un charivari abominable. Pour en finir et stimuler les mioches par l’émulation, ils eurent l’idĂ©e de les faire travailler ensemble dans le musĂ©um, et on aborda l’écriture. Les deux Ă©lĂšves Ă  chaque bout de la table copiaient un exemple ; mais la position du corps Ă©tait mauvaise. Il les fallait redresser, leurs pages tombaient, leurs plumes se fendaient, l’encre se renversait. Victorine, en de certains jours, allait bien pendant trois minutes, puis traçait des griffonnages et, prise de dĂ©couragement, restait les yeux au plafond. Victor ne tardait pas Ă  s’endormir, vautrĂ© au milieu du bureau. Peut-ĂȘtre souffraient-ils ? Une tension trop forte nuit aux jeunes cervelles. — ArrĂȘtons-nous, dit Bouvard. Rien n’est stupide comme de faire apprendre par cƓur ; cependant si on n’exerce pas la mĂ©moire, elle s’atrophiera et ils leur serinĂšrent les premiĂšres fables de La Fontaine. Les enfants approuvaient la fourmi qui thĂ©saurise, le loup qui mange l’agneau, le lion qui prend toutes les parts. Devenus plus hardis, ils dĂ©vastaient le jardin. Mais quel amusement leur donner ? Jean-Jacques, dans Émile, conseille au gouverneur de faire faire Ă  l’élĂšve ses jouets lui-mĂȘme en l’aidant un peu, sans qu’il s’en doute. Bouvard ne put rĂ©ussir Ă  fabriquer un cerceau, PĂ©cuchet Ă  coudre une balle. Ils passĂšrent aux jeux instructifs, tels que des dĂ©coupures ; PĂ©cuchet leur montra son microscope. La chandelle Ă©tant allumĂ©e, Bouvard dessinait, avec l’ombre de ses doigts sur la muraille, le profil d’un liĂšvre ou d’un cochon. Le public s’en fatigua. Des auteurs exaltent, comme plaisir, un dĂ©jeuner champĂȘtre, une partie de bateau ; Ă©tait-ce praticable, franchement ? Et FĂ©nelon recommande de temps Ă  autre une conversation innocente ». Impossible d’en imaginer une seule ! Ils revinrent aux leçons et les boules Ă  facettes, les rayures, le bureau typographique, tout avait Ă©chouĂ©, quand ils avisĂšrent un stratagĂšme. Comme Victor Ă©tait enclin Ă  la gourmandise, on lui prĂ©sentait le nom d’un plat ; bientĂŽt il lut couramment dans le Cuisinier français. Victorine Ă©tant coquette, une robe lui serait donnĂ©e, si, pour l’avoir, elle Ă©crivait Ă  la couturiĂšre. En moins de trois semaines elle accomplit ce prodige. C’était courtiser leurs dĂ©fauts, moyen pernicieux, mais qui avait rĂ©ussi. Maintenant qu’ils savaient Ă©crire et lire, que leur apprendre ? Autre embarras. Les filles n’ont pas besoin d’ĂȘtre savantes comme les garçons. N’importe, on les Ă©lĂšve ordinairement en vĂ©ritables brutes, tout leur bagage intellectuel se bornant Ă  des sottises mystiques. Convient-il de leur enseigner les langues ? L’espagnol et l’italien, prĂ©tend le Cygne de Cambray, ne servent guĂšre qu’à lire des ouvrages dangereux. » Un tel motif leur parut bĂȘte. Cependant Victorine n’aurait que faire de ces idiomes, tandis que l’anglais est d’un usage plus commun. PĂ©cuchet en Ă©tudia les rĂšgles ; il dĂ©montrait, avec sĂ©rieux, la façon d’émettre le th. — Tiens, comme cela, the, the, the ? Mais avant d’instruire un enfant, il faudrait connaĂźtre ses aptitudes. On les devine par la phrĂ©nologie. Ils s’y plongĂšrent ; puis voulurent en vĂ©rifier les assertions sur leurs personnes. Bouvard prĂ©sentait la bosse de la bienveillance, de l’imagination, de la vĂ©nĂ©ration et celle de l’énergie amoureuse vulgo Ă©rotisme. On sentait sur les temporaux de PĂ©cuchet la philosophie et l’enthousiasme joints Ă  l’esprit de ruse. Effectivement, tels Ă©taient leurs caractĂšres. Ce qui les surprit davantage, ce fut de reconnaĂźtre chez l’un comme l’autre le penchant Ă  l’amitiĂ©, et, charmĂ©s de la dĂ©couverte, ils s’embrassĂšrent avec attendrissement. Leur examen ensuite porta sur Marcel. Son plus grand dĂ©faut, et qu’ils n’ignoraient pas, Ă©tait un extrĂȘme appĂ©tit. NĂ©anmoins Bouvard et PĂ©cuchet furent effrayĂ©s en constatant au-dessus du pavillon de l’oreille, Ă  la hauteur de l’Ɠil, l’organe de l’alimentivitĂ©. Avec l’ñge leur domestique deviendrait peut-ĂȘtre comme cette femme de la SalpĂȘtriĂšre qui mangeait quotidiennement huit livres de pain, engloutit une fois quatorze potages et une autre soixante bols de cafĂ©. Ils ne pourraient y suffire. Les tĂȘtes de leurs Ă©lĂšves n’avaient rien de curieux ; ils s’y prenaient mal sans doute. Un moyen trĂšs simple dĂ©veloppa leur expĂ©rience. Les jours de marchĂ©, ils se faufilaient au milieu des paysans sur la place entre les sacs d’avoine, les paniers de fromages, les veaux, les chevaux, insensibles aux bousculades ; et quand ils trouvaient un jeune garçon avec son pĂšre, ils demandaient Ă  lui palper le crĂąne dans un but scientifique. Le plus grand nombre ne rĂ©pondait mĂȘme pas ; d’autres, croyant qu’il s’agissait d’une pommade pour la teigne, refusaient, vexĂ©s ; quelques-uns, par indiffĂ©rence, se laissaient emmener sous le porche de l’église, oĂč l’on serait tranquille. Un matin que Bouvard et PĂ©cuchet commençaient leur manƓuvre, le curĂ© tout Ă  coup parut et, voyant ce qu’ils faisaient, accusa la phrĂ©nologie de pousser au matĂ©rialisme et au fatalisme. Le voleur, l’assassin, l’adultĂšre, n’ont plus qu’à rejeter leurs crimes sur la faute de leurs bosses. Bouvard objecta que l’organe prĂ©dispose Ă  l’action sans pourtant y contraindre. De ce qu’un homme a le germe d’un vice, rien ne prouve qu’il sera vicieux. — Du reste, j’admire les orthodoxes ; ils soutiennent les idĂ©es innĂ©es et repoussent les penchants. Quelle contradiction ! Mais la phrĂ©nologie, suivant M. Jeufroy, niait l’omnipotence divine, et il Ă©tait malsĂ©ant de la pratiquer Ă  l’ombre du saint-lieu, en face mĂȘme de l’autel. — Retirez-vous, non ! retirez-vous ! Ils s’établirent chez Ganot, le coiffeur. Pour vaincre toute hĂ©sitation, Bouvard et PĂ©cuchet allaient jusqu’à rĂ©galer les parents d’une barbe ou d’une frisure. Le docteur, un aprĂšs-midi, vint s’y faire couper les cheveux. En s’asseyant dans le fauteuil, il aperçut, reflĂ©tĂ©s par la glace, les deux phrĂ©nologues qui promenaient leurs doigts sur des caboches d’enfant. — Vous en ĂȘtes Ă  ces bĂȘtises-lĂ  ? dit-il. — Pourquoi, bĂȘtise ? Vaucorbeil eut un sourire mĂ©prisant ; puis affirma qu’il n’y avait point dans le cerveau plusieurs organes. Ainsi, tel homme digĂšre un aliment que ne digĂšre pas tel autre ! Faut-il supposer dans l’estomac autant d’estomacs qu’il s’y trouve de goĂ»ts ? Cependant un travail dĂ©lasse d’un autre, un effort intellectuel ne tend pas Ă  la fois toutes les facultĂ©s, chacune a donc un siĂšge distinct. — Les anatomistes ne l’ont pas rencontrĂ©, dit Vaucorbeil. — C’est qu’ils ont mal dissĂ©quĂ©, reprit PĂ©cuchet. — Comment ? — Eh, oui. Ils coupent des tranches, sans Ă©gard Ă  la connexion des parties, phrase d’un livre qu’il se rappelait. — VoilĂ  une balourdise, s’écria le mĂ©decin. Le crĂąne ne se moule pas sur le cerveau, l’extĂ©rieur sur l’intĂ©rieur. Gall se trompe, et je vous dĂ©fie de lĂ©gitimer sa doctrine en prenant, au hasard, trois personnes dans la boutique. La premiĂšre Ă©tait une paysanne avec de gros yeux bleus. PĂ©cuchet dit, en l’observant — Elle a beaucoup de mĂ©moire. Son mari attesta le fait et s’offrit lui-mĂȘme Ă  l’exploration. — Oh ! vous, mon brave, on vous conduit difficilement. D’aprĂšs les autres, il n’y avait point dans le monde un pareil tĂȘtu. La troisiĂšme Ă©preuve se fit sur un gamin escortĂ© de sa grand’mĂšre. PĂ©cuchet dĂ©clara qu’il devait chĂ©rir la musique. — Je crois bien, dit la bonne femme, montre Ă  ces messieurs pour voir. Il tira de sa blouse une guimbarde et se mit Ă  souffler dedans. Un fracas s’éleva, c’était la porte, claquĂ©e violemment par le docteur, qui s’en allait. Ils ne doutĂšrent plus d’eux-mĂȘmes, et, appelant les deux Ă©lĂšves, recommencĂšrent l’analyse de leur boĂźte osseuse. Celle de Victorine Ă©tait gĂ©nĂ©ralement unie, marque de pondĂ©ration ; mais son frĂšre avait un crĂąne dĂ©plorable une Ă©minence trĂšs forte dans l’angle mastoĂŻdien des pariĂ©taux indiquait l’organe de la destruction, du meurtre, et plus bas un renflement Ă©tait le signe de la convoitise, du vol. Bouvard et PĂ©cuchet en furent attristĂ©s pendant huit jours. Mais il faudrait comprendre le sens des mots ; ce qu’on appelle la combativitĂ© implique le dĂ©dain de la mort. S’il fait des homicides, il peut de mĂȘme produire des sauvetages. L’acquisivitĂ© englobe le tact des filous et l’ardeur des commerçants. L’irrĂ©vĂ©rence est parallĂšle Ă  l’esprit de critique, la ruse Ă  la circonspection. Toujours un instinct se dĂ©double en deux parties une mauvaise, une bonne. On dĂ©truira la seconde en cultivant la premiĂšre, et par cette mĂ©thode, un enfant audacieux, loin d’ĂȘtre un bandit, deviendra un gĂ©nĂ©ral. Le lĂąche n’aura seulement que de la prudence, l’avare de l’économie, le prodigue de la gĂ©nĂ©rositĂ©. Un rĂȘve magnifique les occupa s’ils menaient Ă  bien l’éducation de leurs Ă©lĂšves, ils fonderaient plus tard un Ă©tablissement ayant pour but de redresser l’intelligence, dompter les caractĂšres, ennoblir le cƓur. DĂ©jĂ  ils parlaient des souscriptions et de la bĂątisse. Leur triomphe chez Ganot les avait rendus cĂ©lĂšbres, et des gens les venaient consulter, afin qu’on leur dise leurs chances de fortune. Il en dĂ©fila de toutes les espĂšces crĂąnes en boule, en poire, en pains de sucre, des carrĂ©s, d’élevĂ©s, de resserrĂ©s, d’aplatis, avec des mĂąchoires de bƓuf, des figures d’oiseau, des yeux de cochon ; mais tant de monde gĂȘnait le perruquier dans son travail. Les coudes frĂŽlaient l’armoire Ă  vitres contenant la parfumerie ; on dĂ©rangeait les peignes, le lavabo fut brisĂ©, et il flanqua dehors tous les amateurs, en priant Bouvard et PĂ©cuchet de les suivre, ultimatum qu’ils acceptĂšrent sans murmurer, Ă©tant un peu fatiguĂ©s de la cranioscopie. Le lendemain, comme ils passaient devant le jardinet du capitaine, ils aperçurent causant avec lui, Girbal, Coulon, le garde champĂȘtre et son fils cadet, ZĂ©phyrin, habillĂ© en enfant de chƓur. Sa robe Ă©tait toute neuve ; il se promenait dessous avant de la remettre Ă  la sacristie, et on le complimentait. Curieux de savoir ce qu’ils en pensaient, Placquevent pria ces messieurs de palper son jeune homme. La peau du front avait l’air comme tendue ; un nez mince, trĂšs cartilagineux du bout, tombait obliquement sur des lĂšvres pincĂ©es ; le menton Ă©tait pointu, le regard fuyant, l’épaule droite trop haute. — Retire ta calotte, lui dit son pĂšre. Bouvard glissa les mains dans sa chevelure couleur de paille, puis ce fut le tour de PĂ©cuchet, et ils se communiquaient Ă  voix basse leurs observations — Biophilie manifeste. Ah ! ah ! l’approbativitĂ© ! conscienciositĂ© absente ! amativitĂ© nulle ! — Eh bien ? dit le garde champĂȘtre. PĂ©cuchet ouvrit sa tabatiĂšre et huma une prise. — Ma foi, rĂ©pliqua Bouvard, ce n’est guĂšre fameux. Placquevent rougit d’humiliation — Il fera tout de mĂȘme ma volontĂ©. — Oh ! oh ! — Mais je suis son pĂšre, nom de Dieu ! et j’ai bien le droit
 — Dans une certaine mesure, reprit PĂ©cuchet. Girbal s’en mĂȘla — L’autoritĂ© paternelle est incontestable. — Mais si le pĂšre est un idiot ? — N’importe, dit le capitaine, son pouvoir n’en est pas moins absolu. — Dans l’intĂ©rĂȘt des enfants, ajouta Coulon. D’aprĂšs Bouvard et PĂ©cuchet, ils ne devaient rien aux auteurs de leurs jours, et les parents, au contraire, leur doivent la nourriture, l’instruction, des prĂ©venances, enfin tout. Les bourgeois se rĂ©criĂšrent devant cette opinion immorale. Placquevent en Ă©tait blessĂ© comme d’une injure. — Avec cela, ils sont jolis ceux que vous ramassez sur les grandes routes ; ils iront loin ! Prenez garde ! — Garde Ă  quoi ! dit aigrement PĂ©cuchet. — Oh ! je n’ai pas peur de vous ! — Ni moi non plus ! Coulon intervint, modĂ©ra le garde champĂȘtre et le fit s’éloigner. Pendant quelques minutes on resta silencieux. Puis il fut question des dahlias du capitaine, qui ne lĂącha point son monde sans les avoir exhibĂ©s l’un aprĂšs l’autre. Bouvard et PĂ©cuchet rejoignaient leur domicile, quand, Ă  cent pas devant eux, ils distinguĂšrent Placquevent ; et ZĂ©phyrin, prĂšs de lui, levait le coude en maniĂšre de bouclier pour se garantir des gifles. Ce qu’ils venaient d’entendre exprimait, sous d’autres formes, les idĂ©es de M. le comte ; mais l’exemple de leurs Ă©lĂšves tĂ©moignerait combien la libertĂ© l’emporte sur la contrainte. Un peu de discipline Ă©tait cependant nĂ©cessaire. PĂ©cuchet cloua dans le musĂ©um un tableau pour les dĂ©monstrations ; on tiendrait un journal oĂč les actions de l’enfant, notĂ©es le soir, seraient relues le lendemain. Tout s’accomplirait au son de la cloche. Comme Dupont de Nemours, ils useraient de l’injonction paternelle d’abord, puis de l’injonction militaire, et le tutoiement fut interdit. Bouvard tĂącha d’apprendre le calcul Ă  Victorine. Quelquefois, il se trompait ; ils en riaient l’un et l’autre, puis, le baisant sur le cou, Ă  la place qui n’a pas de barbe, elle demandait Ă  s’en aller ; il la laissait partir. PĂ©cuchet, aux heures des leçons, avait beau tirer la cloche et crier par la fenĂȘtre l’injonction militaire, le gamin n’arrivait pas. Ses chaussettes lui pendaient toujours sur les chevilles ; Ă  table mĂȘme, il se fourrait les doigts dans le nez et ne retenait point ses gaz. Broussais, lĂ -dessus, dĂ©fend les rĂ©primandes, car il faut obĂ©ir aux sollicitations d’un instinct conservateur ». Victorine et lui employaient un affreux langage, disant mĂ© itou pour moi aussi », bĂšre pour boire », al pour elle » un deventiau, de l’iau ; mais comme la grammaire ne peut ĂȘtre comprise des enfants, et qu’ils la sauront s’ils entendent parler correctement, les deux bonshommes surveillaient leurs discours jusqu’à en ĂȘtre incommodĂ©s. Ils diffĂ©raient d’opinions quant Ă  la gĂ©ographie. Bouvard pensait qu’il est plus logique de dĂ©buter par la commune. PĂ©cuchet, par l’ensemble du monde. Avec un arrosoir et du sable, il voulut dĂ©montrer ce qu’était un fleuve, une Ăźle, un golfe, et mĂȘme sacrifia trois plates-bandes pour les trois continents ; mais les points cardinaux n’entraient pas dans la tĂȘte de Victor. Par une nuit de janvier, PĂ©cuchet l’emmena en rase campagne. Tout en marchant, il prĂ©conisait l’astronomie les marins l’utilisent dans leurs voyages ; Christophe Colomb, sans elle, n’eĂ»t pas fait sa dĂ©couverte. Nous devons de la reconnaissance Ă  Copernic, Ă  GalilĂ©e et Ă  Newton. Il gelait trĂšs fort, et sur le bleu noir du ciel, une infinitĂ© de lumiĂšres scintillaient. PĂ©cuchet leva les yeux. — Comment, pas de Grande Ourse ! La derniĂšre fois qu’il l’avait vue, elle Ă©tait tournĂ©e d’un autre cĂŽtĂ© ; enfin, il la reconnut, puis montra l’étoile polaire, toujours au Nord, et sur laquelle on s’oriente. Le lendemain, il posa au milieu du salon un fauteuil et se mit Ă  valser autour. — Imagine que ce fauteuil est le soleil, et que moi je suis la terre ; elle se meut ainsi. Victor le considĂ©rait plein d’étonnement. Il prit ensuite une orange, y passa une baguette signifiant les pĂŽles, puis l’encercla d’un trait au charbon pour marquer l’équateur. AprĂšs quoi, il promena l’orange Ă  l’entour d’une bougie, en faisant observer que tous les points de la surface n’étaient pas Ă©clairĂ©s simultanĂ©ment, ce qui produit la diffĂ©rence des climats ; et pour celle des saisons, il pencha l’orange, car la terre ne se tient pas droite, ce qui amĂšne les Ă©quinoxes et les solstices. Victor n’y avait rien compris. Il croyait que la terre pivote sur une longue aiguille et que l’équateur est un anneau, Ă©treignant sa circonfĂ©rence. Au moyen d’un atlas, PĂ©cuchet lui exposa l’Europe ; mais, Ă©bloui par tant de lignes et de couleurs, il ne retrouvait plus les noms. Les bassins et les montagnes ne s’accordaient pas avec les royaumes, l’ordre politique embrouillait l’ordre physique. Tout cela, peut-ĂȘtre, s’éclaircirait en Ă©tudiant l’histoire. Il eĂ»t Ă©tĂ© plus pratique de commencer par le village, ensuite l’arrondissement, le dĂ©partement, la province ; mais Chavignolles n’ayant point d’annales, il fallait bien s’en tenir Ă  l’histoire universelle. Tant de matiĂšres l’embarrassent qu’on doit seulement en prendre les beautĂ©s. Il y a pour la grecque Nous combattrons Ă  l’ombre » ; l’envieux qui bannit Aristide, et la confiance d’Alexandre en son mĂ©decin. Pour la romaine les oies du Capitole, le trĂ©pied de ScĂ©vola, le tonneau de RĂ©gulus. Le lit de roses de Guatimozin est considĂ©rable pour l’AmĂ©rique. Quant Ă  la France, elle comporte le vase de Soissons, le chĂȘne de saint Louis, la mort de Jeanne d’Arc, la poule au pot du BĂ©arnais on n’a que l’embarras du choix, sans compter À moi d’Auvergne ! et le naufrage du Vengeur. Victor confondait les hommes, les siĂšcles et les pays. Cependant, PĂ©cuchet n’allait pas le jeter dans des considĂ©rations subtiles, et la masse des faits est un vrai labyrinthe. Il se rabattit sur la nomenclature des rois de France. Victor les oubliait, faute de connaĂźtre les dates. Mais si la mnĂ©motechnie de Dumouchel avait Ă©tĂ© insuffisante pour eux, que serait-ce pour lui ! Conclusion l’histoire ne peut s’apprendre que par beaucoup de lectures. Il les ferait. Le dessin est utile dans une foule de circonstances ; or PĂ©cuchet eut l’audace de l’enseigner lui-mĂȘme, d’aprĂšs nature, en abordant tout de suite le paysage. Un libraire de Bayeux lui envoya du papier, du caoutchouc, deux cartons, des crayons et du fixatif pour leurs Ɠuvres qui, sous verre et dans des cadres, orneraient le musĂ©um. LevĂ©s dĂšs l’aurore, ils se mettaient en route avec un morceau de pain dans la poche ; et beaucoup de temps Ă©tait perdu Ă  chercher un site. PĂ©cuchet voulait Ă  la fois reproduire ce qui se trouvait sous ses pieds, l’extrĂȘme horizon et les nuages, mais les lointains dominaient toujours les premiers plans ; la riviĂšre dĂ©gringolait du ciel, le berger marchait sur le troupeau, un chien endormi avait l’air de courir. Pour sa part il y renonça, se rappelant avoir lu cette dĂ©finition Le dessin se compose de trois choses la ligne, le grain, le grainĂ© fin, de plus le trait de force. Mais le trait de force, il n’y a que le maĂźtre seul qui le donne. » Il rectifiait la ligne, collaborait au grain, surveillait le grainĂ© fin, et attendait l’occasion de donner le trait de force. Elle ne venait jamais, tant le paysage de l’élĂšve Ă©tait incomprĂ©hensible. Sa sƓur, paresseuse comme lui, bĂąillait devant la table de Pythagore. Mlle Reine lui montrait Ă  coudre, et quand elle marquait du linge, elle levait les doigts si gentiment, que Bouvard, ensuite, n’avait pas le cƓur de la tourmenter avec sa leçon de calcul. Un de ces jours, ils s’y remettraient. Sans doute, l’arithmĂ©tique et la couture sont nĂ©cessaires dans le mĂ©nage, mais il est cruel, objecta PĂ©cuchet, d’élever des filles en vue seulement du mari qu’elles auront. Toutes ne sont pas destinĂ©es Ă  l’hymen ; et si on veut que plus tard elles se passent des hommes, il faut leur apprendre bien des choses. On peut inculquer les sciences, Ă  propos des objets les plus vulgaires dire, par exemple, en quoi consiste le vin ; et l’explication fournie, Victor et Victorine devaient la rĂ©pĂ©ter. Il en fut de mĂȘme des Ă©pices, des meubles, de l’éclairage ; mais la lumiĂšre c’était pour eux la lampe, et elle n’avait rien de commun avec l’étincelle d’un caillou, la flamme d’une bougie, la clartĂ© de la lune. Un jour Victorine demanda — D’oĂč vient que le bois brĂ»le ? Ses maĂźtres se regardĂšrent embarrassĂ©s, la thĂ©orie de la combustion les dĂ©passant. Une autre fois, Bouvard, depuis le potage jusqu’au fromage, parla des Ă©lĂ©ments nourriciers et ahurit les deux petits sous la fibrine, la casĂ©ine, la graisse et le gluten. Ensuite, PĂ©cuchet voulut leur expliquer comment le sang se renouvelle, et il pataugea dans la circulation. Le dilemme n’est point commode ; si l’on part des faits, le plus simple exige des raisons trop compliquĂ©es, et en posant d’abord les principes, on commence par l’absolu, la foi. Que rĂ©soudre ? Combiner les deux enseignements, le rationnel et l’empirique ; mais un double moyen vers un seul but est l’inverse de la mĂ©thode. Ah ! tant pis. Pour les initier Ă  l’histoire naturelle, ils tentĂšrent quelques promenades scientifiques. — Tu vois, disaient-ils en montrant un Ăąne, un cheval, un bƓuf, les bĂȘtes Ă  quatre pieds, on les nomme des quadrupĂšdes. GĂ©nĂ©ralement, les oiseaux prĂ©sentent des plumes, les reptiles des Ă©cailles et les papillons appartiennent Ă  la classe des insectes. Ils avaient un filet pour en prendre, et PĂ©cuchet, tenant la bestiole avec dĂ©licatesse, leur faisait observer les quatre ailes, les six pattes, les deux antennes et sa trompe osseuse qui aspire le nectar des fleurs. Il cueillait des simples au revers des fossĂ©s, disait leurs noms, et quand il ne les savait pas, en inventait, afin de garder son prestige. D’ailleurs, la nomenclature est le moins important de la botanique. Il Ă©crivit cet axiome sur le tableau Toute plante a des feuilles, un calice et une corolle enfermant un ovaire ou pĂ©ricarpe qui contient la graine. Puis il ordonna Ă  ses Ă©lĂšves d’herboriser dans la campagne et de cueillir les premiĂšres venues. Victor lui apporta des boutons d’or. Victorine une touffe de fraisiers ; il y chercha vainement un pĂ©ricarpe. Bouvard qui se mĂ©fiait de son savoir, fouilla toute la bibliothĂšque, et dĂ©couvrit, dans le RedoutĂ© des Dames, le dessin d’un iris oĂč les ovaires n’étaient pas situĂ©s dans la corolle, mais au-dessous des pĂ©tales, dans la tige. Il y avait dans leur jardin des graterons et des muguets en fleurs, ces rubiacĂ©es Ă©taient sans calice ; ainsi le principe posĂ© sur le tableau se trouvait faux. — C’est une exception, dit PĂ©cuchet. Mais un hasard fit qu’ils aperçurent dans l’herbe une shĂ©rarde et elle avait un calice. — Allons bon ! si les exceptions elles-mĂȘmes ne sont pas vraies, Ă  qui se fier ? Un jour, dans une de ces promenades, ils entendirent crier des paons, jetĂšrent les yeux par-dessus le mur, et, au premier moment, ils ne reconnaissaient pas leur ferme. La grange avait un toit d’ardoises, les barriĂšres Ă©taient neuves, les chemins empierrĂ©s. Le pĂšre Gouy parut — Pas possible ! est-ce vous ? Que d’histoires depuis trois ans, la mort de sa femme entre autres. Quant Ă  lui, il se portait toujours comme un chĂȘne. — Entrez donc une minute. On Ă©tait au commencement d’avril, et les pommiers en fleurs alignaient dans les trois masures leurs touffes blanches et roses ; le ciel, couleur de satin bleu, n’avait pas un nuage, des nappes, des draps et des serviettes pendaient, verticalement attachĂ©s par des fiches de bois Ă  des cordes tendues. Le pĂšre Gouy les soulevait pour passer, quand tout Ă  coup ils rencontrĂšrent Mme Bordin, nu-tĂȘte, en camisole, et Marianne lui offrait Ă  pleins bras des paquets de linge. — Votre servante, messieurs ! Faites comme chez vous ! moi je vais m’asseoir, je suis rompue. Le fermier proposa Ă  toute la compagnie un verre de boisson. — Pas maintenant, dit-elle, j’ai trop chaud. PĂ©cuchet accepta et disparut vers le cellier avec le pĂšre Gouy, Marianne et Victor. Bouvard s’assit par terre, Ă  cĂŽtĂ© de Mme Bordin. Il recevait ponctuellement sa rente, n’avait pas Ă  s’en plaindre, ne lui en voulait plus. La grande lumiĂšre Ă©clairait son profil ; un de ses bandeaux noirs descendait trop bas, et les petits frisons de sa nuque se collaient Ă  sa peau ambrĂ©e, moite de sueur. Chaque fois qu’elle respirait, ses deux seins montaient. Le parfum du gazon se mĂȘlait Ă  la bonne odeur de sa chair solide, et Bouvard eut un revif de tempĂ©rament qui le combla de joie. Alors il lui fit des compliments sur sa propriĂ©tĂ©. Elle en fut ravie et parla de ses projets. Pour agrandir les cours, elle abattrait le haut-bord. Victorine, en ce moment-lĂ , en grimpait le talus et cueillait des primevĂšres, des hyacinthes et des violettes, sans avoir peur d’un vieux cheval qui broutait l’herbe au pied. — N’est-ce pas qu’elle est gentille ? dit Bouvard. — Oui ! c’est gentil, une petite fille ! Et la veuve poussa un soupir qui semblait exprimer le long chagrin de toute une vie. — Vous auriez pu en avoir. Elle baissa la tĂȘte. — Il n’a tenu qu’à vous. — Comment ? Il eut un tel regard qu’elle s’empourpra, comme Ă  la sensation d’une caresse brutale ; mais de suite, en s’éventant avec son mouchoir — Vous avez manquĂ© le coche, mon cher. — Je ne comprends pas. Et, sans se lever, il se rapprochait. Elle le considĂ©ra de haut en bas longtemps ; puis souriant, et les prunelles humides — C’est de votre faute. Les draps, autour d’eux, les enfermaient comme les rideaux d’un lit. Il se pencha sur le coude, lui frĂŽlant les genoux de sa figure. — Pourquoi ? hein ? pourquoi ? Et comme elle se taisait et qu’il Ă©tait dans un Ă©tat oĂč les serments ne coĂ»tent rien, il tĂącha de se justifier, s’accusa de folie, d’orgueil — Pardon ! ce sera comme autrefois ! voulez-vous ? Et il avait pris sa main, qu’elle laissait dans la sienne. Un coup de vent brusque fit se relever les draps, et ils virent deux paons, un mĂąle et une femelle. La femelle se tenait immobile, les jarrets pliĂ©s, la croupe en l’air. Le mĂąle se promenant autour d’elle, arrondissait sa queue en Ă©ventail, se rengorgeait, gloussait, puis sauta dessus en rabattant ses plumes, qui la couvrirent comme un berceau, et les deux grands oiseaux tremblĂšrent d’un seul frĂ©missement. Bouvard le sentit dans la paume de Mme Bordin. Elle se dĂ©gagea bien vite. Il y avait devant eux, bĂ©ant et comme pĂ©trifiĂ©, le jeune Victor qui regardait ; un peu plus loin, Victorine, Ă©talĂ©e sur le dos en plein soleil, aspirait toutes les fleurs qu’elle s’était cueillies. Le vieux cheval, effrayĂ© par les paons, cassa sous une ruade une des cordes, s’y empĂȘtra les jambes, et galopant dans les trois cours, traĂźnait la lessive aprĂšs lui. Aux cris furieux de Mme Bordin, Marianne accourut. Le pĂšre Gouy injuriait son cheval Bougre de rosse ! carcan ! voleur » lui donnait des coups de pied dans le ventre, des coups sur les oreilles avec le manche d’un fouet. Bouvard fut indignĂ© de voir battre un animal. Le paysan rĂ©pondit — J’en ai le droit il m’appartient ! Ce n’était pas une raison. Et PĂ©cuchet, survenant, ajouta que les animaux avaient aussi leurs droits, car ils ont une Ăąme, comme nous, si toutefois la nĂŽtre existe ! — Vous ĂȘtes un impie ! s’écria Mme Bordin. Trois choses l’exaspĂ©raient la lessive Ă  recommencer, ses croyances qu’on outrageait et la crainte d’avoir Ă©tĂ© entrevue tout Ă  l’heure dans une pose suspecte. — Je vous croyais plus forte, dit Bouvard. Elle rĂ©pliqua magistralement — Je n’aime pas les polissons ! Et Gouy s’en prit Ă  eux d’avoir abĂźmĂ© son cheval, dont les naseaux saignaient. Il grommelait tout bas — SacrĂ©s gens de malheur ! j’allais l’entiĂ©rer quand ils sont venus. Les deux bonshommes se retirĂšrent en haussant les Ă©paules. Victor leur demanda pourquoi ils s’étaient fĂąchĂ©s contre Gouy. — Il abuse de sa force, ce qui est mal. — Pourquoi est-ce mal ? Les enfants n’auraient-ils aucune notion du juste ? Peut-ĂȘtre ? Et le soir mĂȘme, PĂ©cuchet, ayant Bouvard Ă  sa droite, sous la main quelques notes et en face de lui les deux Ă©lĂšves, commença un cours de morale. Cette science nous apprend Ă  diriger nos actions. Elles ont deux motifs, le plaisir, l’intĂ©rĂȘt ; et un troisiĂšme plus impĂ©rieux le devoir. Les devoirs se divisent en deux classes 1° Devoirs envers nous-mĂȘmes, lesquels consistent Ă  soigner notre corps, nous garantir de toute injure. Ils entendaient cela parfaitement ; 2° Devoirs envers les autres, c’est-Ă -dire ĂȘtre toujours loyal, dĂ©bonnaire et mĂȘme fraternel, le genre humain n’étant qu’une seule famille. Souvent une chose nous agrĂ©e qui nuit Ă  nos semblables ; l’intĂ©rĂȘt diffĂšre du bien, car le bien est de soi-mĂȘme irrĂ©ductible. Les enfants ne comprenaient pas. Il remit Ă  la fois prochaine la sanction des devoirs. Dans tout cela, suivant Bouvard, il n’avait pas dĂ©fini le bien. — Comment veux-tu le dĂ©finir ? On le sent. Alors les leçons de morale ne conviendraient qu’aux gens moraux, et le cours de PĂ©cuchet n’alla pas plus loin. Ils firent lire Ă  leurs Ă©lĂšves des historiettes tendant Ă  inspirer l’amour de la vertu. Elles assommĂšrent Victor. Pour frapper son imagination, PĂ©cuchet suspendit aux murs de sa chambre des images exposant la vie du bon sujet et du mauvais sujet. Le premier, Adolphe, embrassait sa mĂšre, Ă©tudiait l’allemand, secourait un aveugle et Ă©tait reçu Ă  l’École polytechnique. Le mauvais, EugĂšne, commençait par dĂ©sobĂ©ir Ă  son pĂšre, avait une querelle dans un cafĂ©, battait son Ă©pouse, tombait ivre-mort, fracturait une armoire, et un dernier tableau le reprĂ©sentait au bagne, oĂč un monsieur accompagnĂ© d’un jeune garçon, disait, en le montrant Tu vois, mon fils, les dangers de l’inconduite. » Mais pour les enfants l’avenir n’existe pas. On avait beau les saturer de cette maxime Que le travail est honorable et que les riches parfois sont malheureux », ils avaient connu des travailleurs nullement honorĂ©s et se rappelaient le chĂąteau oĂč la vie semblait bonne. Les supplices du remords leur Ă©taient dĂ©peints avec tant d’exagĂ©ration qu’ils flairaient la blague et se mĂ©fiaient du reste. On essaya de les conduire par le point d’honneur, l’idĂ©e de l’opinion publique et le sentiment de la gloire, en leur vantant les grands hommes, surtout les hommes utiles, tels que Belzunce, Franklin, Jacquard ! Victor ne tĂ©moignait aucune envie de leur ressembler. Un jour qu’il avait fait une addition sans faute, Bouvard cousit Ă  sa veste un ruban qui signifiait la croix. Il se pavana dessous ; mais ayant oubliĂ© la mort de Henri IV, PĂ©cuchet le coiffa d’un bonnet d’ñne. Victor se mit Ă  braire avec tant de violence et pendant si longtemps qu’il fallut enlever ses oreilles de carton. Sa sƓur comme lui, se montrait fiĂšre des Ă©loges et indiffĂ©rente aux blĂąmes. Afin de les rendre plus sensibles, on leur donna un chat noir qu’ils devaient soigner, et on leur comptait deux ou trois sols pour qu’ils fissent l’aumĂŽne. Ils trouvĂšrent la prĂ©tention injuste, cet argent leur appartenait. Se conformant Ă  un dĂ©sir des pĂ©dagogues, ils appelaient Bouvard mon oncle » et PĂ©cuchet bon ami » ; mais ils les tutoyaient, et la moitiĂ© des leçons ordinairement se passait en disputes. Victorine abusait de Marcel, montait sur son dos, le tirait par les cheveux ; pour se moquer de son bec-de-liĂšvre, parlait du nez comme lui ; et le pauvre homme n’osait se plaindre, tant il aimait la petite fille. Un soir, sa voix rauque s’éleva extraordinairement. Bouvard et PĂ©cuchet descendirent dans la cuisine. Les deux Ă©lĂšves observaient la cheminĂ©e, et Marcel, joignant les mains, s’écriait — Retirez-le ! c’est trop ! c’est trop ! Le couvercle de la marmite sauta comme un obus Ă©clate. Une masse grisĂątre bondit jusqu’au plafond, puis tourna sur elle-mĂȘme frĂ©nĂ©tiquement en poussant d’abominables cris. On reconnut le chat, tout efflanquĂ©, sans poil, la queue pareille Ă  un cordon ; des yeux Ă©normes lui sortaient de la tĂȘte ; ils Ă©taient couleur de lait, comme vidĂ©s, et pourtant regardaient. La bĂȘte hideuse hurlait toujours, se jeta dans l’ñtre, disparut, puis retomba au milieu des cendres, inerte. C’était Victor qui avait commis cette atrocitĂ©, et les deux bonshommes se reculĂšrent, pĂąles de stupĂ©faction et d’horreur. Aux reproches qu’on lui adressa, il rĂ©pondit comme le garde champĂȘtre pour son fils et comme le fermier pour son cheval — Eh bien ! puisqu’il est Ă  moi ; sans gĂȘne, naĂŻvement, dans la placiditĂ© d’un instinct assouvi. L’eau bouillante de la marmite Ă©tait rĂ©pandue par terre ; des casseroles, les pincettes, et des flambeaux jonchaient les dalles. Marcel fut quelque temps Ă  nettoyer la cuisine, et ses maĂźtres et lui enterrĂšrent le pauvre chat dans le jardin, sous la pagode. Ensuite Bouvard et PĂ©cuchet causĂšrent longuement de Victor. Le sang paternel se manifestait. Que faire ? Le rendre Ă  M. de Faverges ou le confier Ă  d’autres serait un aveu d’impuissance. Il s’amenderait peut-ĂȘtre. N’importe ! l’espoir Ă©tait douteux, la tendresse n’existait plus. Quel plaisir que d’avoir prĂšs de soi un adolescent curieux de vos idĂ©es, dont on observe les progrĂšs, qui plus tard devient un frĂšre ; mais Victor manquait d’esprit, de cƓur encore plus ! et PĂ©cuchet soupira, le genou pliĂ© dans ses mains jointes. — La sƓur ne vaut pas mieux, dit Bouvard. Il imaginait une fille de quinze ans Ă  peu prĂšs, l’ñme dĂ©licate, l’humeur enjouĂ©e, ornant la maison des Ă©lĂ©gances de sa jeunesse ; et comme s’il eĂ»t Ă©tĂ© son pĂšre et qu’elle vĂźnt de mourir, le bonhomme en pleura. Puis, cherchant Ă  excuser Victor, il allĂ©gua l’opinion de Rousseau L’enfant n’a pas de responsabilitĂ©, ne peut ĂȘtre moral ou immoral. » Ceux-lĂ , suivant PĂ©cuchet, avaient l’ñge du discernement, et ils Ă©tudiĂšrent les moyens de les corriger. Pour qu’une punition soit bonne, dit Bentham, elle doit ĂȘtre proportionnĂ©e Ă  la faute, sa consĂ©quence naturelle. L’enfant a brisĂ© un carreau, on n’en remettra pas qu’il souffre du froid ; si, n’ayant plus faim, il demande d’un plat, cĂ©dez-lui ; une indigestion le fera vite se repentir. Il est paresseux, qu’il reste sans travail l’ennui de soi-mĂȘme l’y ramĂšnera. Mais Victor ne souffrirait pas du froid, son tempĂ©rament pouvait endurer les excĂšs et la fainĂ©antise lui conviendrait. Ils adoptĂšrent le systĂšme inverse, la punition mĂ©dicinale, des pensums lui furent donnĂ©s, il devint plus paresseux ; on le privait de confitures, sa gourmandise en redoubla. L’ironie aurait peut-ĂȘtre du succĂšs ? Une fois, Ă©tant venu dĂ©jeuner les mains sales, Bouvard le railla, l’appelant joli cavalier, muscadin, gants jaunes. Victor Ă©coutait le front bas, blĂȘmit tout Ă  coup, et jeta son assiette Ă  la tĂȘte de Bouvard ; puis, furieux de l’avoir manquĂ©, se prĂ©cipita sur lui. Ce n’était pas trop que trois hommes pour le contenir. Il se roulait par terre, tĂąchant de mordre. PĂ©cuchet l’arrosa de loin avec une carafe d’eau ; de suite, il fut calmĂ©, mais enrouĂ© pendant deux jours. Le moyen n’était pas bon. Ils en prirent un autre au moindre symptĂŽme de colĂšre, le traitant comme un malade, ils le couchaient dans un lit ; Victor s’y trouvait bien, et chantait. Un jour, il dĂ©nicha dans la bibliothĂšque une vieille noix de coco et commençait Ă  la fendre, quand PĂ©cuchet survint — Mon coco ! C’était un souvenir de Dumouchel ! Il l’avait apportĂ© de Paris Ă  Chavignolles, en leva les bras d’indignation. Victor se mit Ă  rire. Bon ami » n’y tint plus, et d’une large calotte l’envoya bouler au fond de l’appartement, puis tremblant d’émotion, alla se plaindre Ă  Bouvard. Bouvard lui fit des reproches. — Es-tu bĂȘte avec ton coco ! Les coups abrutissent, la terreur Ă©nerve. Tu te dĂ©grades toi-mĂȘme ! PĂ©cuchet objecta que les chĂątiments corporels sont quelquefois indispensables. Pestalozzi les employait, et le cĂ©lĂšbre MĂ©lanchton avoue que, sans eux, il n’eĂ»t rien appris. Mais des punitions cruelles ont poussĂ© des enfants au suicide, on en relate des exemples. Victor s’était barricadĂ© dans sa chambre. Bouvard parlementa derriĂšre la porte, et, pour la faire ouvrir, lui promit une tarte aux prunes. DĂšs lors il empira. Restait un moyen prĂ©conisĂ© par Mgr Dupanloup le regard sĂ©vĂšre ». Ils tĂąchaient d’imprimer Ă  leurs visages un aspect effrayant, et ne produisaient aucun effet. — Nous n’avons plus qu’à essayer de la religion, dit Bouvard. PĂ©cuchet se rĂ©cria. Ils l’avaient bannie de leur programme. Mais le raisonnement ne satisfait pas tous les besoins. Le cƓur et l’imagination veulent autre chose. Le surnaturel pour bien des Ăąmes est indispensable, et ils rĂ©solurent d’envoyer les enfants au catĂ©chisme. Reine proposa de les y conduire. Elle revenait dans la maison et savait se faire aimer par des maniĂšres caressantes. Victorine changea tout Ă  coup, fut rĂ©servĂ©e, mielleuse, s’agenouillait devant la Madone, admirait le sacrifice d’Abraham, ricanait avec dĂ©dain au nom de protestant. Elle dĂ©clara qu’on lui avait prescrit le jeĂ»ne ; ils s’en informĂšrent, ce n’était pas vrai. Le jour de la FĂȘte-Dieu, des juliennes disparurent d’une plate-bande pour dĂ©corer le reposoir ; elle nia effrontĂ©ment les avoir coupĂ©es. Une autre fois, elle prit Ă  Bouvard vingt sols qu’elle mit, aux vĂȘpres, dans le plat du sacristain. Ils en conclurent que la morale se distingue de la religion ; quand elle n’a point d’autre base, son importance est secondaire. Un soir, pendant qu’ils dĂźnaient M. Marescot entra, Victor s’enfuit immĂ©diatement. Le notaire, ayant refusĂ© de s’asseoir, conta ce qui l’amenait le jeune Touache avait battu, presque tuĂ© son fils. Comme on savait les origines de Victor, et qu’il Ă©tait dĂ©sagrĂ©able, les autres gamins l’appelaient forçat, et tout Ă  l’heure, il avait flanquĂ© Ă  M. Arnold Marescot une violente raclĂ©e. Le cher Arnold en portait des traces sur le corps — Sa mĂšre est au dĂ©sespoir, son costume en lambeaux, sa santĂ© compromise ! OĂč allons-nous ? Le notaire exigeait un chĂątiment rigoureux, et que Victor, entre autres, ne frĂ©quentĂąt plus le catĂ©chisme, afin de prĂ©venir des collisions nouvelles. Bouvard et PĂ©cuchet, bien que blessĂ©s par son ton rogue, promirent tout ce qu’il voulut, calĂšrent. Victor avait-il obĂ©i au sentiment de l’honneur ou de la vengeance ? En tout cas, ce n’était point un lĂąche. Mais sa brutalitĂ© les effrayait ; la musique adoucissait les mƓurs, PĂ©cuchet imagina de lui apprendre le solfĂšge. Victor eut beaucoup de peine Ă  lire couramment les notes et Ă  ne pas confondre les termes adagio, presto et sforzando. Son maĂźtre s’évertua Ă  lui expliquer la gamme, l’accord parfait, la diatonique, la chromatique, et les deux espĂšces d’intervalles, appelĂ©s majeur et mineur. Il le fit se mettre tout droit, la poitrine en avant, les Ă©paules bien effacĂ©es, la bouche grande ouverte, et, pour l’instruire par l’exemple, poussa des intonations d’une voix fausse ; celle de Victor lui sortait pĂ©niblement du larynx, tant il le contractait ; quand un soupir commençait la mesure, il partait tout de suite ou trop tard. PĂ©cuchet nĂ©anmoins aborda le chant en partie double. Il prit une baguette pour tenir lieu d’archet, et faisait aller son bras magistralement, comme s’il avait eu un orchestre derriĂšre lui ; mais occupĂ© par deux besognes, il se trompait de temps, son erreur en amenait d’autres chez l’élĂšve, et, fronçant les sourcils, tendant les muscles de leur cou, ils continuaient au hasard, jusqu’au bas de la page. Enfin PĂ©cuchet dit Ă  Victor — Tu n’es pas prĂšs de briller aux orphĂ©ons. Et il abandonna l’enseignement de la musique. Locke, d’ailleurs, a peut-ĂȘtre raison Elle engage dans des compagnies tellement dissolues qu’il vaut mieux s’occuper Ă  autre chose. » Sans vouloir en faire un Ă©crivain, il serait commode pour Victor de savoir trousser une lettre. Une rĂ©flexion les arrĂȘta le style Ă©pistolaire ne peut s’apprendre, car il appartient exclusivement aux femmes. Ils songĂšrent ensuite Ă  fourrer dans sa mĂ©moire quelques morceaux de littĂ©rature, et embarrassĂ©s du choix, consultĂšrent l’ouvrage de Mme Campan. Elle recommande la scĂšne d’Éliacin, les chƓurs d’Esther, Jean-Baptiste Rousseau tout entier. C’est un peu vieux. Quant aux romans, elle les prohibe, comme peignant le monde sous des couleurs trop favorables. Cependant elle permet Clarisse Harlowe et le PĂšre de famille par miss Opy. Qui est-ce miss Opy ? Ils ne dĂ©couvrirent pas son nom dans la Biographie Michaud. Restait les contes de fĂ©es. — Ils vont espĂ©rer des palais de diamants, dit PĂ©cuchet. La littĂ©rature dĂ©veloppe l’esprit, mais exalte les passions. Victorine fut renvoyĂ©e du catĂ©chisme Ă  cause des siennes. On l’avait surprise embrassant le fils du notaire, et Reine ne plaisantait pas sa figure Ă©tait sĂ©rieuse sous son bonnet Ă  gros tuyaux. AprĂšs un scandale pareil, comment garder une jeune fille si corrompue ? Bouvard et PĂ©cuchet qualifiĂšrent le curĂ© de vieille bĂȘte. Sa bonne le dĂ©fendit en grommelant — On vous connaĂźt ! on vous connaĂźt ! Ils ripostĂšrent, et elle s’en alla en roulant des yeux terribles. Victorine effectivement s’était prise de tendresse pour Arnold, tant elle le trouvait joli avec son col brodĂ©, sa veste de velours, ses cheveux sentant bon, et elle lui apportait des bouquets jusqu’au moment oĂč elle fut dĂ©noncĂ©e par ZĂ©phyrin. Quelle niaiserie que cette aventure, les deux enfants Ă©taient d’une innocence parfaite ! Fallait-il leur apprendre le mystĂšre de la gĂ©nĂ©ration ? — Je n’y verrais pas de mal, dit Bouvard. Le philosophe Basedow l’exposait Ă  ses Ă©lĂšves, ne dĂ©taillant toutefois que la grossesse et la naissance. PĂ©cuchet pensa diffĂ©remment. Victor commençait Ă  l’inquiĂ©ter. Il le soupçonnait d’avoir une mauvaise habitude. Pourquoi pas ? des hommes graves la conservent toute leur vie, et on prĂ©tend que le duc d’AngoulĂȘme s’y livrait. Il interrogea son disciple d’une telle façon qu’il lui ouvrit les idĂ©es, et peu de temps aprĂšs n’eut aucun doute. Alors, il l’appela criminel et voulait, comme traitement, lui faire lire Tissot. Ce chef-d’Ɠuvre, selon Bouvard, Ă©tait plus pernicieux qu’utile. Mieux vaudrait lui inspirer un sentiment poĂ©tique ; AimĂ© Martin rapporte qu’une mĂšre, en pareil cas, prĂȘta La Nouvelle HĂ©loĂŻse Ă  son fils, et, pour se rendre digne de l’amour, le jeune homme se prĂ©cipita dans le chemin de la vertu. Mais Victor n’était pas capable de rĂȘver une Sophie. — Si plutĂŽt nous le menions chez les dames ? PĂ©cuchet exprima son horreur des filles publiques. Bouvard la jugeait idiote et mĂȘme parla de faire exprĂšs un voyage au Havre. — Y penses-tu ? on nous verrait entrer ! — Eh bien ! achĂšte-lui un appareil ! — Mais un bandagiste croirait peut-ĂȘtre que c’est pour moi, dit PĂ©cuchet. Il lui aurait fallu un plaisir Ă©mouvant comme la chasse, elle amĂšnerait la dĂ©pense d’un fusil, d’un chien ; ils prĂ©fĂ©rĂšrent le fatiguer, et entreprirent des courses dans la campagne. Le gamin leur Ă©chappait, bien qu’ils se relayassent ils n’en pouvaient plus, et, le soir, n’avaient pas la force de tenir le journal. Pendant qu’ils attendaient Victor ils causaient avec les passants, et, par besoin de pĂ©dagogie, tĂąchaient de leur apprendre l’hygiĂšne, dĂ©ploraient la perte des eaux, le gaspillage des fumiers, tonnaient contre les superstitions, le squelette d’un merle dans une grange, le buis bĂ©nit au fond de l’étable, un sac de vers sur les orteils des fiĂ©vreux. Ils en vinrent Ă  inspecter les nourrices et s’indignaient contre le rĂ©gime de leurs poupons ; les unes les abreuvent de gruau, ce qui les fait pĂ©rir de faiblesse ; d’autres les bourrent de viande avant six mois et ils crĂšvent d’indigestion ; plusieurs les nettoient avec leur propre salive, toutes les manient brutalement. Quand ils apercevaient sur une porte un hibou crucifiĂ©, ils entraient dans la ferme et disaient — Vous avez tort, ces animaux vivent de rats, de campagnols ; on a trouvĂ© dans l’estomac d’une chouette une quantitĂ© de larves de chenilles. Les villageois les connaissaient pour les avoir vus, premiĂšrement comme mĂ©decins, puis en quĂȘte de vieux meubles, puis Ă  la recherche des cailloux, et ils rĂ©pondaient — Allez donc, farceurs ! n’essayez pas de nous en remontrer. Leur conviction s’ébranla ; car les moineaux purgent les potagers, mais gobent les cerises. Les hiboux dĂ©vorent les insectes, et en mĂȘme temps les chauves-souris qui sont utiles, et si les taupes mangent les limaces, elles bouleversent la terre. Une chose dont ils Ă©taient certains, c’est qu’il faut dĂ©truire tout le gibier funeste Ă  l’agriculture. Un soir qu’ils passaient dans le bois de Faverges, ils arrivĂšrent devant la maison oĂč Sorel, au bord de la route, gesticulait entre trois individus. Le premier Ă©tait un certain Dauphin savetier, petit, maigre, et la figure sournoise. Le second, le pĂšre Aubain, commissionnaire dans les villages, portait une vieille redingote jaune avec un pantalon de coutil bleu. Le troisiĂšme, EugĂšne, domestique chez M. Marescot, se distinguait par sa barbe, taillĂ©e comme celle des magistrats. Sorel leur montrait un nƓud coulant, en fil de cuivre, qui s’attachait Ă  un fil de soie retenu par une brique, ce qu’on nomme un collet, et il avait dĂ©couvert le savetier en train de l’établir. — Vous ĂȘtes tĂ©moins, n’est-ce pas ? EugĂšne baissa le menton d’une maniĂšre approbative, et le pĂšre Aubain rĂ©pliqua — Du moment que vous le dites. Ce qui enrageait Sorel, c’était le toupet d’avoir dressĂ© un piĂšge aux abords de son logement, le gredin se figurant qu’on n’aurait pas l’idĂ©e d’en soupçonner dans cet endroit. Dauphin prit le genre pleurard — Je marchais dessus, je tĂąchais mĂȘme de le casser. On l’accusait toujours, on lui en voulait, il Ă©tait bien malheureux ! Sorel, sans lui rĂ©pondre, avait tirĂ© de sa poche un calepin, une plume et de l’encre pour Ă©crire un procĂšs-verbal. — Oh ! non ! dit PĂ©cuchet. Bouvard ajouta — RelĂąchez-le, c’est un brave homme ! — Lui, un braconnier ! — Eh bien, quand cela serait ? Et ils se mirent Ă  dĂ©fendre le braconnage on sait d’abord que les lapins rongent les jeunes pousses, les liĂšvres abĂźment les cĂ©rĂ©ales, sauf la bĂ©casse peut-ĂȘtre
 — Laissez-moi donc tranquille. Et le garde Ă©crivait, les dents serrĂ©es. — Quel entĂȘtement ! murmura Bouvard. — Un mot de plus et je fais venir les gendarmes ! — Vous ĂȘtes un grossier personnage ! dit PĂ©cuchet. — Vous des pas grand’chose, reprit Sorel. Bouvard s’oubliant, le traita de butor, d’estafier ! et EugĂšne rĂ©pĂ©tait — La paix ! la paix ! respectons la loi, tandis que le pĂšre Aubain gĂ©missait, Ă  trois pas d’eux, sur un mĂštre de cailloux. TroublĂ©s par ces voix, tous les chiens de la meute sortirent de leurs cabanes, on voyait Ă  travers le grillage leurs prunelles ardentes, leurs mufles noirs et courant çà et lĂ , ils aboyaient effroyablement. — Ne m’embĂȘtez plus, s’écria leur maĂźtre, ou bien je les lance sur vos culottes ! Les deux amis s’éloignĂšrent, contents nĂ©anmoins, d’avoir soutenu le progrĂšs, la civilisation. DĂšs le lendemain, on leur envoya une citation Ă  comparaĂźtre devant le tribunal de simple police, pour injures envers le garde, et s’y entendre condamner Ă  100 francs de dommages et intĂ©rĂȘts sauf le recours du ministĂšre public, vu les contraventions par eux commises coĂ»t 6 fr. 75 c. Tiercelin, huissier. » Pourquoi un ministĂšre public ? La tĂȘte leur en tourna, puis se calmant, ils prĂ©parĂšrent leur dĂ©fense. Le jour dĂ©signĂ©, Bouvard et PĂ©cuchet se rendirent Ă  la mairie une heure trop tĂŽt. Personne ; des chaises et trois fauteuils entouraient une table ovale couverte d’un tapis, une niche Ă©tait creusĂ©e dans le mur pour recevoir un poĂȘle, et le buste de l’empereur occupant un piĂ©douche, dominait l’ensemble. Il flĂąnĂšrent jusqu’au grenier, oĂč il y avait une pompe Ă  incendie, plusieurs drapeaux, et dans un coin, par terre, d’autres bustes en plĂątre le grand NapolĂ©on sans diadĂšme, Louis XVIII avec des Ă©paulettes sur un frac, Charles X, reconnaissable Ă  sa lĂšvre tombante, Louis-Philippe, les sourcils arquĂ©s et la chevelure en pyramide ; l’inclinaison du toit frĂŽlait sa nuque et tous Ă©taient salis par les mouches et la poussiĂšre. Ce spectacle dĂ©moralisa Bouvard et PĂ©cuchet. Les gouvernements leur faisaient pitiĂ© quand ils revinrent dans la grande salle. Ils y trouvĂšrent Sorel et le garde champĂȘtre, l’un ayant sa plaque au bras, et l’autre un kĂ©pi. Une douzaine de personnes causaient, incriminĂ©es pour dĂ©faut de balayage, chiens errants, manque de lanternes Ă  des carrioles, ou avoir tenu, pendant la messe, un cabaret ouvert. Enfin Coulon se prĂ©senta affublĂ© d’une robe en serge noire et d’une toque ronde avec du velours dans le bas. Son greffier se mit Ă  sa gauche, le maire en Ă©charpe Ă  droite, et on appela peu de temps aprĂšs l’affaire Sorel contre Bouvard et PĂ©cuchet. Louis-Martial-EugĂšne Lenepveur, valet de chambre Ă  Chavignolles Calvados, profita de sa position de tĂ©moin pour Ă©pandre tout ce qu’il savait sur une foule de choses Ă©trangĂšres au dĂ©bat. Nicolas-Juste Aubain, manouvrier, craignait de dĂ©plaire Ă  Sorel et de nuire Ă  ces messieurs ; il avait entendu de gros mots, en doutait cependant ; allĂ©gua sa surditĂ©. Le juge de paix le fit se rasseoir, puis s’adressant au garde — Persistez-vous dans vos dĂ©clarations ? — Certainement. Coulon ensuite demanda aux deux prĂ©venus ce qu’ils avaient Ă  dire. Bouvard soutenait n’avoir pas injuriĂ© Sorel ; mais en prenant le parti du braconnier, avoir dĂ©fendu l’intĂ©rĂȘt de nos campagnes ; il rappela les abus fĂ©odaux, les chasses ruineuses des grands seigneurs. — N’importe ! la contravention
 — Je vous arrĂȘte ! s’écria PĂ©cuchet. Les mots contravention, crime et dĂ©lit ne valent rien. Vouloir ainsi classer les faits punissables, c’est prendre une base arbitraire. Autant dire aux citoyens Ne vous inquiĂ©tez pas de la valeur de vos actions, elle n’est dĂ©terminĂ©e que par le chĂątiment du pouvoir » ; le Code pĂ©nal, du reste, me paraĂźt une Ɠuvre absurde, sans principes. — Cela se peut ! rĂ©pondit Coulon. Et il allait prononcer son jugement ; mais Foureau, qui Ă©tait ministĂšre public, se leva. On avait outragĂ© le garde dans l’exercice de ses fonctions. Si on ne respecte pas les propriĂ©tĂ©s, tout est perdu. — Bref, plaise Ă  M. le juge de paix d’appliquer le maximum de la peine. Elle fut de dix francs, sous forme de dommages et intĂ©rĂȘts envers Sorel. — Bravo ! s’écria Bouvard. Coulon n’avait pas fini — Les condamne, en outre, Ă  cinq francs d’amende comme coupables de la contravention relevĂ©e par le ministĂšre public. PĂ©cuchet se tourna vers l’auditoire — L’amende est une bagatelle pour le riche, mais un dĂ©sastre pour le pauvre. Moi, ça ne me fait rien ! Et il avait l’air de narguer le tribunal. — Vraiment, dit Coulon, je m’étonne que des gens d’esprit
 — La loi vous dispense d’en avoir ! rĂ©pliqua PĂ©cuchet. Le juge de paix siĂšge indĂ©finiment, tandis que le juge de la cour suprĂȘme est rĂ©putĂ© capable jusqu’à soixante-quinze ans, et celui de premiĂšre instance ne l’est plus Ă  soixante-dix. Mais sur un geste de Foureau, Placquevent s’avança. Ils protestĂšrent. — Ah ! si vous Ă©tiez nommĂ©s au concours ! — Ou par le conseil gĂ©nĂ©ral. — Ou un comitĂ© de prud’hommes, d’aprĂšs une liste sĂ©rieuse ! Placquevent les poussait ; et ils sortirent, huĂ©s des autres prĂ©venus, croyant se faire bien voir au moyen de cette bassesse. Pour Ă©pancher leur indignation, ils allĂšrent le soir chez Beljambe ; son cafĂ© Ă©tait vide, les notables ayant coutume d’en partir vers dix heures. On avait baissĂ© le quinquet, les murs et le comptoir apparaissaient dans un brouillard ; une femme survint. C’était MĂ©lie. Elle ne parut pas troublĂ©e, et, en souriant, leur versa deux bocks. PĂ©cuchet, mal Ă  son aise, quitta vite l’établissement. Bouvard y retourna seul, divertit quelques bourgeois par des sarcasmes contre le maire, et dĂšs lors frĂ©quenta l’estaminet. Dauphin, six semaines aprĂšs, fut acquittĂ© faute de preuves. Quelle honte ! On suspectait ces mĂȘmes tĂ©moins, que l’on avait crus dĂ©posant contre eux. Et leur colĂšre n’eut plus de bornes quand l’enregistrement les avertit d’avoir Ă  payer l’amende. Bouvard attaqua l’enregistrement comme nuisible Ă  la propriĂ©tĂ©. — Vous vous trompez ! dit le percepteur. — Allons donc ! elle endure le tiers de la charge publique ! Je voudrais des procĂ©dĂ©s d’impĂŽts moins vexatoires, un cadastre meilleur, des changements au rĂ©gime hypothĂ©caire et qu’on supprimĂąt la Banque de France, qui a le privilĂšge de l’usure. Girbal n’était pas de force, dĂ©gringola dans l’opinion et ne reparut plus. Cependant Bouvard plaisait Ă  l’aubergiste ; il attirait du monde, et en attendant les habituĂ©s, causait familiĂšrement avec la bonne. Il Ă©mit des idĂ©es drĂŽles sur l’instruction primaire. On devrait, en sortant de l’école, pouvoir soigner les malades, comprendre les dĂ©couvertes scientifiques, s’intĂ©resser aux arts. Les exigences de son programme le fĂąchĂšrent avec Petit ; et il blessa le capitaine en prĂ©tendant que les soldats, au lieu de perdre leur temps Ă  la manƓuvre, feraient mieux de cultiver des lĂ©gumes. Quand vint la question du libre Ă©change, il emmena PĂ©cuchet ; et pendant tout l’hiver, il y eut dans le cafĂ© des regards furieux, des attitudes mĂ©prisantes, des injures et des vocifĂ©rations avec des coups de poing sur les tables qui faisaient sauter les canettes. Langlois et les autres marchands dĂ©fendaient le commerce national ; Oudot, filateur, et Mathieu, orfĂšvre, l’industrie nationale ; les propriĂ©taires et les fermiers, l’agriculture nationale ; chacun rĂ©clamant pour soi des privilĂšges au dĂ©triment du plus grand nombre. Les discours de Bouvard et de PĂ©cuchet alarmaient. Comme on les accusait de mĂ©connaĂźtre la pratique, de tendre au nivellement et Ă  l’immoralitĂ©, ils dĂ©veloppĂšrent ces trois conceptions remplacer le nom de famille par un numĂ©ro matricule ; hiĂ©rarchiser les Français, et, pour conserver son grade, il faudrait de temps Ă  autre, subir un examen ; plus de chĂątiments, plus de rĂ©compenses, mais, dans tous les villages, une chronique individuelle qui passerait Ă  la postĂ©ritĂ©. On dĂ©daigna leur systĂšme. Ils en firent un article pour le journal de Bayeux, rĂ©digĂšrent une note au prĂ©fet, une pĂ©tition aux Chambres, un mĂ©moire Ă  l’empereur. Le journal n’insĂ©ra pas leur article. Le prĂ©fet ne daigna rĂ©pondre. Les Chambres furent muettes, et ils attendirent longtemps un pli des Tuileries. De quoi s’occupait l’empereur, de femmes sans doute ? Foureau, de la part du sous-prĂ©fet, leur conseilla plus de rĂ©serve. Ils se moquaient du sous-prĂ©fet, du prĂ©fet, des conseillers de prĂ©fecture, voire du Conseil d’État. La justice administrative Ă©tait une monstruositĂ©, car l’administration, par des faveurs et des menaces, gouverne injustement ses fonctionnaires. Bref, ils devenaient incommodes, et les notables enjoignirent Ă  Beljambe de ne plus recevoir ces deux particuliers. Alors Bouvard et PĂ©cuchet brĂ»lĂšrent de se signaler par une Ɠuvre qui Ă©blouirait leurs concitoyens, et ils ne trouvĂšrent pas autre chose que des projets d’embellissement pour Chavignolles. Les trois quarts des maisons seraient dĂ©molies, on ferait au milieu du bourg une place monumentale, un hospice du cĂŽtĂ© de Falaise, des abattoirs sur la route de Caen et au pas de la Vaque » une Ă©glise romane et polychrome. PĂ©cuchet composa un lavis Ă  l’encre de Chine, n’oubliant pas de teinter les bois en jaune, les bĂątiments en rouge, et les prĂ©s en vert, car les tableaux d’un Chavignolles idĂ©al le poursuivaient dans ses rĂȘves ; il se retournait sur son matelas. Bouvard, une nuit, en fut rĂ©veillĂ©. — Souffres-tu ? PĂ©cuchet balbutia — Haussmann m’empĂȘche de dormir. Vers cette Ă©poque, il reçut une lettre de Dumouchel pour savoir le prix des bains de mer de la cĂŽte normande. — Qu’il aille se promener avec ses bains ! Est-ce que nous avons le temps d’écrire ? Et quand ils se furent procurĂ© une chaĂźne d’arpenteur, un graphomĂštre, un niveau d’eau et une boussole, d’autres Ă©tudes commencĂšrent. Ils envahissaient les propriĂ©tĂ©s ; souvent les bourgeois Ă©taient surpris de voir ces deux hommes plantant des jalons. Bouvard et PĂ©cuchet annonçaient d’un air tranquille leurs projets et ce qui en adviendrait. Les habitants s’inquiĂ©tĂšrent, car enfin l’autoritĂ© se rangerait peut-ĂȘtre Ă  leur avis ? Quelquefois on les renvoyait brutalement. Victor escaladait les murs et montait dans les combles pour y appendre un signal, tĂ©moignait de la bonne volontĂ© et mĂȘme une certaine ardeur. Ils Ă©taient aussi plus contents de Victorine. Quand elle repassait le linge, elle poussait son fer sur la planche en chantonnant d’une voix douce, s’intĂ©ressait au mĂ©nage, fit une calotte pour Bouvard, et ses points de piquĂ© lui valurent les compliments de Romiche. C’était un de ces tailleurs qui vont dans les fermes raccommoder les habits. On l’eut quinze jours Ă  la maison. Bossu avec des yeux rouges, il rachetait ses dĂ©fauts corporels par une humeur bouffonne. Pendant que les maĂźtres Ă©taient dehors, il amusait Marcel et Victorine en leur contant des farces, tirait sa langue jusqu’au menton, imitait le coucou, faisait le ventriloque, et, le soir, s’épargnant les frais d’auberge, allait coucher dans le fournil. Or, un matin, de trĂšs bonne heure, Bouvard ayant froid, vint y prendre des copeaux pour allumer son feu. Un spectacle le pĂ©trifia. DerriĂšre les dĂ©bris du bahut, sur une paillasse, Romiche et Victorine dormaient ensemble. Il lui avait passĂ© le bras autour de la taille, et son autre main, longue comme celle d’un singe, la tenait par un genou, les paupiĂšres entre-closes, le visage encore convulsĂ© dans un spasme de plaisir. Elle souriait, Ă©tendue sur le dos. Le bĂąillement de sa camisole laissait Ă  dĂ©couvert sa gorge enfantine, marbrĂ©e de plaques rouges par les caresses du bossu ; ses cheveux blonds traĂźnaient, et la clartĂ© de l’aube jetait sur tous les deux une lumiĂšre blafarde. Bouvard, au premier moment, avait ressenti comme un heurt en pleine poitrine. Puis une pudeur l’empĂȘcha de faire un seul geste ; des rĂ©flexions douloureuses l’assaillaient. — Si jeune ! perdue ! perdue ! Ensuite il alla rĂ©veiller PĂ©cuchet, et, d’un mot lui apprit tout. — Ah ! le misĂ©rable ! — Nous n’y pouvons rien ! Calme-toi. Et ils furent longtemps Ă  soupirer l’un devant l’autre Bouvard, sans redingote les bras croisĂ©s ; PĂ©cuchet, au bord de sa couche, pieds nus et en bonnet de coton. Romiche devait partir ce jour-lĂ , ayant terminĂ© son ouvrage. Ils le payĂšrent d’une façon hautaine, silencieusement. Mais la Providence leur en voulait. Marcel les conduisit peu de temps aprĂšs dans la chambre de Victor et leur montra au fond de sa commode une piĂšce de vingt francs. Le gamin l’avait chargĂ© de lui en fournir la monnaie. D’oĂč provenait-elle ? D’un vol, bien sĂ»r ! et commis durant leurs tournĂ©es d’ingĂ©nieurs. Mais, pour la rendre, il eĂ»t fallu connaĂźtre la personne, et si on la rĂ©clamait, ils auraient l’air complices. Enfin, ayant appelĂ© Victor, ils lui commandĂšrent d’ouvrir son tiroir ; le napolĂ©on n’y Ă©tait plus. Il feignit de ne pas comprendre. TantĂŽt, pourtant, ils l’avaient vue, cette piĂšce, et Marcel Ă©tait incapable de mentir. Cette histoire le rĂ©volutionnait tellement que, depuis le matin, il gardait dans sa poche une lettre pour Bouvard. Monsieur, Craignant que M. PĂ©cuchet ne soit malade, j’ai recours Ă  votre obligeance
 » — De qui donc la signature ? Olympe DUMOUCHEL, nĂ©e CHARPEAU. » Elle et son Ă©poux demandaient dans quelle localitĂ© balnĂ©aire, Courseulles, Langrune ou Lucques, se trouvait la meilleure compagnie, la moins bruyante, et tous les moyens de transport, le prix du blanchissage, etc., etc. Cette importunitĂ© les mit en colĂšre contre Dumouchel ; puis la fatigue les plongea dans un dĂ©couragement plus lourd. Ils rĂ©capitulĂšrent tout le mal qu’ils s’étaient donnĂ© ; tant de leçons, de prĂ©cautions, de tourments ! — Et songer, disaient-ils, que nous voulions autrefois faire d’elle une sous-maĂźtresse ! et de lui, derniĂšrement, un piqueur de travaux ! — Ah ! quelle dĂ©ception ! — Si elle est vicieuse, ce n’est pas la faute de ses lectures. — Moi, pour le rendre honnĂȘte, je lui avais appris la biographie de Cartouche. — Peut-ĂȘtre ont-ils manquĂ© d’une famille, des soins d’une mĂšre. — J’en Ă©tais une ! objecta Bouvard. — HĂ©las ! reprit PĂ©cuchet. Mais il y a des natures dĂ©nuĂ©es de sens moral, et l’éducation n’y peut rien. — Ah ! oui, c’est beau, l’éducation ! Comme les orphelins ne savaient aucun mĂ©tier, on leur chercherait deux places de domestiques ; et puis, Ă  la grĂące de Dieu ! ils ne s’en mĂȘleraient plus. Et dĂ©sormais Mon oncle et Bon ami » les firent manger Ă  la cuisine. Mais bientĂŽt ils s’ennuyĂšrent, leur esprit ayant besoin d’un travail, leur existence d’un but. D’ailleurs que prouve un insuccĂšs ? Ce qui avait Ă©chouĂ© sur des enfants pouvait ĂȘtre moins difficile avec des hommes. Et ils imaginĂšrent d’établir un cours d’adultes. Il aurait fallu une confĂ©rence pour exposer leurs idĂ©es. La grande salle de l’auberge conviendrait Ă  cela, parfaitement. Beljambe, comme adjoint, eut peur de se compromettre, refusa d’abord, puis songeant qu’il pouvait y gagner, changea d’opinion et le fit dire par la servante. Bouvard, dans l’excĂšs de sa joie, la baisa sur les deux joues. Le maire Ă©tait absent ; l’autre adjoint, M. Marescot, pris tout entier par son Ă©tude, s’occuperait peu de la confĂ©rence ; ainsi elle aurait lieu, et le tambour l’annonça pour le dimanche suivant, Ă  trois heures. La veille, seulement, ils pensĂšrent Ă  leur costume. PĂ©cuchet, grĂące au ciel, avait conservĂ© un vieil habit de cĂ©rĂ©monie Ă  collet de velours, deux cravates blanches et des gants noirs. Bouvard mit sa redingote bleue, un gilet de nankin, des souliers de castor ; et ils Ă©taient fort Ă©mus quand ils traversĂšrent le village et arrivĂšrent Ă  l’HĂŽtel de la Croix d’or.................................................. Ici s’arrĂȘte le manuscrit de Gustave Flaubert. Nous publions un extrait du plan, trouvĂ© dans ses papiers, et qui indique la conclusion de l’ouvrage. ConfĂ©rence. L’auberge de la Croix d’or, — deux galeries de bois latĂ©rales au premier avec balcon saillant, — corps de logis au fond, — cafĂ© au rez-de-chaussĂ©e, salle Ă  manger, billard, les portes et les fenĂȘtres sont ouvertes. Foule notables, gens du peuple. Bouvard Il s’agit d’abord de dĂ©montrer l’utilitĂ© de notre projet, nos Ă©tudes nous donnent le droit de parler. » Discours de PĂ©cuchet, pĂ©dantesque. Sottises du gouvernement et de l’administration, — trop d’impĂŽts, deux Ă©conomies Ă  faire suppression du budget des cultes et de celui de l’armĂ©e. On l’accuse d’impiĂ©tĂ©. Au contraire ; mais il faut une rĂ©novation religieuse. » Foureau survient et veut dissoudre l’assemblĂ©e. Bouvard fait rire aux dĂ©pens du maire en rappelant ses primes imbĂ©ciles pour les hiboux. — Objection. S’il faut dĂ©truire les animaux nuisibles aux plantes, il faudrait aussi dĂ©truire le bĂ©tail, qui mange de l’herbe. » Foureau se retire. Discours de Bouvard, familier. PrĂ©jugĂ©s cĂ©libat des prĂȘtres, futilitĂ© de l’adultĂšre, — Ă©mancipation de la femme Ses boucles d’oreille sont le signe de son ancienne servitude. » Haras d’hommes. On reproche Ă  Bouvard et Ă  PĂ©cuchet l’inconduite de leurs Ă©lĂšves. — Aussi pourquoi avoir adoptĂ© les enfants d’un forçat ? ThĂ©orie de la rĂ©habilitation. Ils dĂźneraient avec Touache. Foureau, revenu, lit, pour se venger de Bouvard, une pĂ©tition de lui au conseil municipal, oĂč il demande l’établissement d’un bordel Ă  Chavignolles. — Raisons de Robin. La sĂ©ance est levĂ©e dans le plus grand tumulte. En s’en retournant chez eux, Bouvard et PĂ©cuchet aperçoivent le domestique de Foureau, galopant sur la route de Falaise Ă  franc Ă©trier. Ils se couchent trĂšs fatiguĂ©s, sans se douter de toutes les trames qui fermentent contre eux, — expliquer les motifs qu’ont de leur en vouloir le curĂ©, le mĂ©decin, le maire, Marescot, le peuple, tout le monde. Le lendemain, au dĂ©jeuner, ils reparlent de la confĂ©rence. PĂ©cuchet voit l’avenir de l’HumanitĂ© en noir L’homme moderne est amoindri et devenu une machine. Anarchie finale du genre humain Buchner, ImpossibilitĂ© de la Paix id.. Barbarie par l’excĂšs de l’individualisme et le dĂ©lire de la science. Trois hypothĂšses 1o le radicalisme panthĂ©iste rompra tout lien avec le passĂ©, et un despotisme inhumain s’ensuivra ; 2o si l’absolutisme thĂ©iste triomphe, le libĂ©ralisme dont l’humanitĂ© s’est pĂ©nĂ©trĂ©e depuis la RĂ©forme succombe, tout est renversĂ© ; 3o si les convulsions qui existent depuis 89 continuent, sans fin entre deux issues, ces oscillations nous emporteront par leurs propres forces. Il n’y aura plus d’idĂ©al, de religion, de moralitĂ©. L’AmĂ©rique aura conquis la terre. Avenir de la littĂ©rature. Pignouflisme universel. Tout ne sera plus qu’une vaste ribote d’ouvriers. Fin du monde par la cessation du calorique. Bouvard voit l’avenir de l’HumanitĂ© en beau. L’Homme moderne est en progrĂšs. L’Europe sera rĂ©gĂ©nĂ©rĂ©e par l’Asie. La loi historique Ă©tant que la civilisation aille d’Orient en Occident, — rĂŽle de la Chine, — les deux humanitĂ©s enfin seront fondues. Inventions futures maniĂšres de voyager. Ballon. — Bateaux sous-marins avec vitres, par un calme constant, l’agitation de la mer n’étant qu’à la surface. — On verra passer les poissons et les paysages au fond de l’OcĂ©an. — Animaux domptĂ©s. — Toutes les cultures. Avenir de la littĂ©rature contre-partie de littĂ©rature industrielle. Sciences futures. — RĂ©gler la force magnĂ©tique. Paris deviendra un jardin d’hiver ; — espaliers Ă  fruits sur le boulevard. La Seine filtrĂ©e et chaude, — abondance de pierres prĂ©cieuses factices, — prodigalitĂ© de la dorure, — Ă©clairage des maisons — on emmaganisera la lumiĂšre, car il y a des corps qui ont cette propriĂ©tĂ©, comme le sucre, la chair de certains mollusques et le phosphore de Bologne. On sera tenu de faire badigeonner les façades des maisons avec la substance phosphorescente, et leur radiation Ă©clairera les rues. Disparition du mal par la disparition du besoin. La philosophie sera une religion. Communion de tous les peuples. FĂȘtes publiques. On ira dans les astres, — et quand la terre sera usĂ©e, l’HumanitĂ© dĂ©mĂ©nagera vers les Ă©toiles. À peine a-t-il fini que les gendarmes apparaissent. — EntrĂ©e des gendarmes. À leur vue, effroi des enfants, par l’effet de leurs vagues souvenirs. DĂ©solation de Marcel. Émoi de Bouvard et PĂ©cuchet. — Veut-on arrĂȘter Victor ? Les gendarmes exhibent un mandat d’amener. C’est la confĂ©rence qui est en cause. On les accuse d’avoir attentĂ© Ă  la religion, Ă  l’ordre, excitĂ© Ă  la rĂ©volte, etc. ArrivĂ©e soudaine de M. et Mme Dumouchel, avec leurs bagages ; ils viennent prendre les bains de mer. Dumouchel n’est pas changĂ©, Madame porte des lunettes et compose des fables. — Leur ahurissement. Le maire, sachant que les gendarmes sont chez Bouvard et PĂ©cuchet, arrive, encouragĂ© par leur prĂ©sence. Gorju, voyant que l’autoritĂ© et l’opinion publique sont contre eux, a voulu en profiter et escorte Foureau. Supposant Bouvard le plus riche des deux, il l’accuse d’avoir autrefois dĂ©bauchĂ© MĂ©lie. Moi, jamais ! » Et PĂ©cuchet tremble. Et mĂȘme de lui avoir donnĂ© du mal. » Bouvard se rĂ©crie. Au moins qu’il lui fasse une pension pour l’enfant qui va naĂźtre, car elle est enceinte. » Cette seconde accusation est basĂ©e sur la privautĂ© de Bouvard au cafĂ©. Le public envahit peu Ă  peu la maison. Barberou, appelĂ© dans le pays par une affaire de son commerce, tout Ă  l’heure a appris Ă  l’auberge ce qui se passe et survient. Il croit Bouvard coupable, le prend Ă  l’écart, et l’engage Ă  cĂ©der, Ă  faire une pension. Arrivent le mĂ©decin, le comte, Reine, Mme Bordin, Mme Marescot sous son ombrelle, et d’autres notables. Les gamins du village, en dehors de la grille, crient, jettent des pierres dans le jardin. Il est maintenant bien tenu et la population en est jalouse. Foureau veut traĂźner Bouvard et PĂ©cuchet en prison. Barberou s’interpose, et, comme lui, s’interposent Marescot, le mĂ©decin et le comte avec une piĂ©tĂ© insultante. Expliquer le mandat d’amener. Le sous-prĂ©fet, au reçu de la lettre de Foureau, leur a expĂ©diĂ© un mandat d’amener pour leur faire peur, avec une lettre Ă  Marescot et Ă  Faverges, disant de les laisser tranquilles s’ils tĂ©moignaient du repentir. Vaucorbeil cherche Ă©galement Ă  les dĂ©fendre. C’est plutĂŽt dans une maison de fous qu’il faudrait les mener ; ce sont des maniaques. — J’en Ă©crirai au prĂ©fet. » Tout s’apaise. Bouvard fera une pension Ă  MĂ©lie. On ne peut leur laisser la direction des enfants. — Ils se rebiffent ; mais comme ils n’ont pas adoptĂ© lĂ©galement les orphelins, le maire les reprend. Ils montrent une insensibilitĂ© rĂ©voltante. — Bouvard et PĂ©cuchet en pleurent. M. et Mme Dumouchel s’en vont. Ainsi tout leur a craquĂ© dans la main. Ils n’ont plus aucun intĂ©rĂȘt dans la vie. Bonne idĂ©e nourrie en secret par chacun d’eux. Ils se la dissimulent. — De temps Ă  autre, ils sourient quand elle leur vient, — puis, enfin, se la communiquent simultanĂ©ment Copier comme autrefois. Confection du bureau Ă  double pupitre. — Ils s’adressent pour cela Ă  un menuisier. Gorju, qui a entendu parler de leur invention, leur propose de le faire. — Rappeler le bahut. Achat de livres et d’ustensiles, sandaraque, grattoirs, etc. Ils s’y mettent. FIN. NOTES ORIGINEDEBOUVARD ET PÉCUCHET. T’aperçois-tu que je deviens moraliste ? est-ce un signe de vieillesse ? Mais je tourne certainement Ă  la haute comĂ©die, j’ai quelquefois des prurits atroces d’engueuler les humains, et je le ferai Ă  quelque jour, dans dix ans d’ici, dans quelque long roman Ă  cadre large ; en attendant, une vieille idĂ©e m’est revenue, Ă  savoir celle de mon Dictionnaire des idĂ©es reçues sais-tu ce que c’est ? ; la prĂ©face surtout m’excite fort, et de la maniĂšre dont je la conçois ce serait tout un livre, aucune loi ne pourrait me mordre quoique j’y attaquerais tout. Ce serait la glorification historique de tout ce qu’on approuve j’y dĂ©montrerais que les majoritĂ©s ont toujours eu raison, les minoritĂ©s toujours tort ; j’immolerais les grands hommes Ă  tous les imbĂ©ciles, les martyrs Ă  tous les bourreaux, et cela dans un style poussĂ© Ă  outrance, Ă  fusĂ©es. Ainsi, pour la littĂ©rature, j’établirais, ce qui serait facile, Ă  savoir que le mĂ©diocre Ă©tant Ă  la portĂ©e de tous est le seul lĂ©gitime, et qu’il faut donc honnir toute espĂšce d’originalitĂ© comme dangereuse, sotte, etc. Cette apologie de la canaillerie humaine sur toutes ses faces, ironique et hurlante d’un bout Ă  l’autre, pleine de citations, de preuves qui prouveraient le contraire et de textes effrayants ce serait facile, est dans le but d’en finir une fois pour toutes avec les excentricitĂ©s, quelles qu’elles soient. Je rentrerais, par lĂ , dans l’idĂ©e dĂ©mocratique moderne d’égalitĂ©, dans le mot de Fourier que les grands hommes deviendront inutiles, et c’est dans ce but, dirais-je, que ce livre est fait. On y trouverait donc par ordre alphabĂ©tique, sur tous les sujets possibles, tout ce qu’il faut dire en sociĂ©tĂ© pour ĂȘtre un homme convenable et aimable. Ainsi on trouverait Artiste. Sont tous dĂ©sintĂ©ressĂ©s. Langouste. Femelle du homard. France. Veut un bras de fer pour ĂȘtre rĂ©gie. Érection. Ne se dit qu’en parlant des monuments, etc. Voir Dictionnaire des idĂ©es reçues, page 420. Je crois que l’ensemble serait formidable comme plomb. Il faudrait que, dans tout le cours du livre, il n’y eĂ»t pas un mot de mon cru, et qu’une fois qu’on l’aurait lu on n’osĂąt plus parler de peur de dire naturellement une phrase qui s’y trouve. Quelques articles, du reste, pourraient prĂȘter Ă  des dĂ©veloppements splendides, comme ceux de homme, femme, ami, politique, mƓurs, magistrat ; on pourrait, d’ailleurs, en quelques lignes, faire des types et montrer non seulement ce qu’il faut dire, mais ce qu’il faut paraĂźtre. » Lettre Ă  Louise Colet, dĂ©cembre 1852, voir Correspondance, II, p. 185. Le long roman Ă  cadre large, c’est Bouvard et PĂ©cuchet ; l’idĂ©e en apparaĂźt ici pour la premiĂšre fois, voisinant avec le projet du Dictionnaire des idĂ©es reçues, qui, lui, est antĂ©rieur Ă  1850. Ces deux Ɠuvres, dans la pensĂ©e primitive de Flaubert, devaient faire l’objet de deux publications distinctes ; mais elles ont quelque chose de commun l’esprit satirique, et peu Ă  peu, pensant Ă  l’un en prĂ©parant ses documents pour l’autre, l’auteur en vit l’esprit d’unitĂ© et, dans le plan du second volume, rĂ©unit le Dictionnaire des idĂ©es reçues Ă  Bouvard. Il y est logiquement incorporĂ© et fait d’ailleurs partie du dossier formidable de la bĂȘtise humaine dont nous publions plus loin la nomenclature. Bouvard et PĂ©cuchet, dĂ©couragĂ©s par leurs dĂ©boires scientifiques, renoncent Ă  toute action personnelle, copient scrupuleusement toutes les Ăąneries qui, Ă  leurs yeux, tiennent lieu de prĂ©ceptes philosophiques. Quand Bouvard et PĂ©cuchet, dĂ©goĂ»tĂ©s de tout, se remettaient Ă  copier, ils ouvraient naturellement les livres qu’ils avaient lus et, reprenant l’ordre naturel de leurs Ă©tudes, transcrivaient minutieusement des passages choisis par eux dans les ouvrages oĂč ils avaient puisĂ©. Alors commençait une effrayante sĂ©rie d’inepties, d’ignorances, de contradictions flagrantes et monstrueuses, d’erreurs Ă©normes, d’affirmations honteuses, d’inconcevables dĂ©faillances des plus hauts esprits, des plus vastes intelligences. Quiconque a Ă©crit sur un sujet quelconque a dit parfois une sottise. Cette sottise, Flaubert l’avait infailliblement trouvĂ©e et recueillie ; et, la rapprochant d’une autre, puis d’une autre, il en avait formĂ© un faisceau formidable qui dĂ©concerte toute croyance et toute affirmation. » Guy de Maupassant, Bouvard et PĂ©cuchet, Quantin, Ă©diteur. Malheureusement ce second volume ne fut pas dĂ©veloppĂ©, la mort surprit Flaubert Ă  sa table de travail, penchĂ© sur ses documents. C’est de 1872 Ă  1874, aprĂšs avoir achevĂ© la Tentation de saint Antoine, au milieu des chagrins et des soucis de la vie, aprĂšs l’échec du Candidat et tout en s’occupant de faire jouer le Sexe faible, que Flaubert rassembla les premiers Ă©lĂ©ments de la documentation de Bouvard et PĂ©cuchet. Je vais commencer un livre qui va m’occuper pendant plusieurs annĂ©es. Quand il sera fini, si les temps sont plus prospĂšres, je le ferai paraĂźtre en mĂȘme temps que Saint Antoine. C’est l’histoire de ces deux bonshommes qui copient une espĂšce d’encyclopĂ©die critique en farce. Vous devez en avoir une idĂ©e ! Pour cela il va me falloir Ă©tudier beaucoup de choses que j’ignore la chimie, la mĂ©decine, l’agriculture. Je suis maintenant dans la mĂ©decine, mais il faut ĂȘtre fou et triplement frĂ©nĂ©tique pour entreprendre un pareil bouquin. » Lettre Ă  Mme Roger des Genettes, Correspondance, IV, p. 121. Aimant, depuis l’enfance, Ă  flĂ©trir l’esprit bourgeois, Ă  critiquer chez ses contemporains les idĂ©es sans art, les pensĂ©es stupides et niaises, Flaubert avait trouvĂ©, dans Bouvard et PĂ©cuchet, le sujet convenant le mieux Ă  sa nature. AveuglĂ© par un dĂ©sir inaltĂ©rable de raillerie, poussĂ© par la haine de la bĂȘtise humaine, le plan de son roman s’élargit dĂ©mesurĂ©ment, et c’est par morceaux que nous trouvons feuillets, journaux, notes, prospectus, circulaires, formules administratives, annonces commerciales, enseignes, phrases informes, notes sur la chimie, la mĂ©decine, le jardinage, fragments de discours politiques, bourrĂ©s de lieux communs, de termes impropres, formant la prodigieuse documentation de Bouvard et PĂ©cuchet. L’idĂ©e du livre est connue des amis qui lui restent encore MM. Laporte, Baudry, Guy de Maupassant et l’éditeur Charpentier ; chacun lui envoie des trouvailles de niaiseries ou des renseignements demandĂ©s sur la chimie, la botanique et l’agriculture, etc. M. Laporte en particulier fut non seulement l’ami le plus fidĂšle de ses derniĂšres annĂ©es, mais le collaborateur assidu de l’Ɠuvre en prĂ©paration ; c’est lui qui rĂ©unit en grande partie la documentation de Bouvard et PĂ©cuchet. L’ÉCRITUREDEBOUVARD ET PÉCUCHET. Je lis maintenant des livres d’hygiĂšne. Oh ! que c’est comique ! Quel aplomb que celui des mĂ©decins ! quel toupet ! quels Ăąnes, pour la plupart ! Je viens de finir la Gaule poĂ©tique du sieur Marchangy. Ce bouquin m’a donnĂ© des accĂšs de rire. » Lettre Ă  George Sand, Correspondance, IV, p. 195. Dans une quinzaine, je m’en retourne vers ma cabane, oĂč je vais me mettre Ă  Ă©crire mes deux copistes. La semaine prochaine, j’irai Ă  Clamart ouvrir des cadavres. Oui ! Madame, voilĂ  jusqu’oĂč m’entraĂźne l’amour de la littĂ©rature. » Lettre Ă  Mme Roger des Genettes, Correspondance, IV, p. 206. Dans le courant de l’étĂ© 1874, Flaubert Ă©crit Ă  George Sand qu’au cours d’un petit voyage en basse Normandie, il a dĂ©couvert sur un plateau stupide » un endroit propice Ă  loger ses deux bonshommes, entre la vallĂ©e de l’Orne et la vallĂ©e d’Auge. J’aurai besoin d’y retourner plusieurs fois. DĂšs le mois de septembre, je vais donc commencer cette rude besogne. Elle me fait peur, et j’en suis d’avance Ă©crasĂ© ». Au mois de juillet, Flaubert, pris de syncopes d’étouffements, est envoyĂ© au Righi, oĂč il ne reste que trois semaines, et dĂšs sa rentrĂ©e il Ă©crit Ă  Edmond de Goncourt À mon retour ici, j’ai enfin commencĂ© mon roman, lequel va me demander trois ou quatre ans. J’ai cru d’abord que je ne pouvais plus Ă©crire une ligne. Le dĂ©but a Ă©tĂ© dur. Mais enfin, j’y suis, ça marche, ou du moins ça va mieux. » Le 2 dĂ©cembre, il Ă©crit Ă  George Sand Dans un mois j’espĂšre en avoir fini avec l’agriculture et le jardinage, et je ne serai qu’aux deux tiers de mon premier chapitre. » Mais ici commence pour Flaubert, en raison de son caractĂšre loyal et orgueilleux, les angoisses morales les plus pĂ©nibles qui prĂ©cipiteront sa fin. Pour sauver son neveu de la ruine, il lui a prĂȘtĂ© sa fortune, et le labeur Ă©crasant de Bouvard, mĂȘlĂ© aux inquiĂ©tudes financiĂšres, semble avoir raison du bon gĂ©ant. Il se passe dans mon individu des choses anormales. Mon affaissement psychique doit tenir Ă  quelque chose de cachĂ©. Je me sens vieux, usĂ©, Ă©cƓurĂ© de tout ; » Ă©crit-il, en mai 1875, Ă  George Sand. L’écriture de Bouvard avance pĂ©niblement. Je veux avancer dans ma besogne, laquelle me pĂšse comme un poids de 500 kilogrammes. » Lettre Ă  George Sand. Le premier chapitre n’est pas achevĂ©, et pourtant l’écriture de Bouvard et PĂ©cuchet sera interrompue les soucis financiers se prĂ©cisent, et la fortune de Flaubert est engloutie dans la liquidation de son neveu. Mon existence est maintenant bouleversĂ©e ; j’aurai toujours de quoi vivre, mais dans d’autres conditions. Quant Ă  la littĂ©rature, je suis incapable d’aucun travail. Depuis bientĂŽt quatre mois que nous sommes dans des angoisses infernales, j’ai Ă©crit en tout quatorze pages, et mauvaises ! Ma pauvre cervelle ne rĂ©sistera pas Ă  un pareil coup. VoilĂ  ce qui me paraĂźt le plus clair. Comme j’ai besoin de sortir du milieu oĂč j’agonise, dĂšs le commencement de septembre, je m’en irai Ă  Concarneau, prĂšs de Georges Pouchet, qui travaille lĂ -bas les poissons. J’y resterai le plus longtemps possible
 La vie n’est pas drĂŽle, et je commence une lugubre vieillesse. » Lettre Ă  Émile Zola, 13 aoĂ»t 1875, Correspondance, IV, p. 239. En effet, vers le 18 septembre 1875, Flaubert partit pour Concarneau. Un repos de quinze jours sur les rivages bretons sembla lui suffire ; lĂ -bas il reprit la plume, non pour continuer Bouvard, mais pour Ă©crire les Trois Contes. Voir Trois Contes, notes, p. 217. C’est au mois de mai 1877, seulement, que Flaubert reprit, plein de courage, contact avec Bouvard et PĂ©cuchet, et, Ă  cette Ă©poque seulement, qu’il en acheva le premier chapitre. Bouvard et PĂ©cuchet m’emplissent Ă  un tel point que je suis devenu eux ! Leur bĂȘtise est mienne et j’en rĂȘve
 J’ai enfin terminĂ© le premier chapitre et prĂ©parĂ© le second, qui comprendra la chimie, la mĂ©decine et la gĂ©ologie, tout cela devant tenir en 30 pages, » Ă©crit-il Ă  Mme Roger des Genettes, en mai 1877 ; puis il envoie Ă  Maupassant ce simple mot Jeune lubrique, voulez-vous, afin d’entendre le premier chapitre de Bouvard et PĂ©cuchet, venir dĂźner vendredi Ă  6 h. 1/2 chez votre G. F. ? » InĂ©dit. Au mois de septembre, Flaubert entreprend une sĂ©rie d’excursions, dont deux en compagnie de M. Laporte, au pays de ses deux bonshommes. Ah ! mon pauvre vieux, quel plaisir je me promets de ce petit voyage ! Je vous prĂ©viens que je le ferai durer le plus longtemps possible. Rien ne presse d’ailleurs
 Avez-vous fini le travail des notes sur l’agriculture et la mĂ©decine ? Dans ce cas-lĂ , apportez les paperasses. » Lettre inĂ©dite de Flaubert Ă  Laporte, le 12 septembre 1877. RentrĂ© Ă  Croiset, dispos, il compte avoir terminĂ© le chapitre de l’archĂ©ologie et de l’histoire avant la fin de l’annĂ©e, mais l’effet de son livre le prĂ©occupe. J’ai peur que ce soit embĂȘtant Ă  crever. Il me faut une rude patience, je vous en rĂ©ponds, car je ne peux en ĂȘtre quitte avant trois ans, » Ă©crit-il Ă  Zola, le 5 octobre. Voir Correspondance, IV, p. 309. Cette prĂ©occupation devient grandissante, il en fait part plusieurs fois Ă  Guy de Maupassant Bonhomme, qu’en penses-tu ? » et le 10 juillet 1878, il l’exprime, sous le coup d’une fatigue cĂ©rĂ©brale, encore plus clairement Ă  Mme Roger des Genettes voir Correspondance, IV, p. 331 En de certains jours, je me sens broyĂ© par la pesanteur de cette masse, et je continue cependant, une fatigue chassant l’autre. C’est de la conception mĂȘme du livre que je doute. Il n’est plus temps d’y rĂ©flĂ©chir, tant pis ! N’importe ! je me demande souvent pourquoi passer tant d’annĂ©es lĂ -dessus, et si je n’aurais pas mieux fait d’écrire autre chose ? Mais je me rĂ©ponds que je n’étais pas libre de choisir, ce qui est vrai. » Enfin, au milieu de toutes ces crises, le livre peu Ă  peu s’achemine ; c’est encore Ă  M. Laporte qu’en janvier 1879 il demande un document relatif au spiritisme Pensant que vous serez Ă  la bibliothĂšque, trouvez-moi dans l’Illustration, 1853, une image reprĂ©sentant l’Europe s’occupant Ă  faire tourner les tables. Comme on ne vous laissera pas emporter ce volume, vous me ferez la description dudit dessin. » InĂ©dit. Les deux bonshommes se lancent maintenant dans les thĂ©ories philosophiques et religieuses Me voilĂ  Ă  la partie la plus rude ! et qui peut ĂȘtre la plus haute de mon infernal bouquin, c’est-Ă -dire la mĂ©taphysique ! Faire rire avec la thĂ©orie des idĂ©es innĂ©es ! Enfin, j’espĂšre au commencement de septembre 1879 n’avoir plus que deux chapitres. Mais je suis encore loin de la terminaison totale. » Lettre Ă  Mme Roger des Genettes, Correspondance, IV, p. 374. Et comme poursuivi par un pressentiment, le 25 octobre 1879, il Ă©crit Ă  Maupassant Ma religion m’extĂ©nue !
 J’ai peur d’ĂȘtre terminĂ© moi-mĂȘme avant la terminaison de mon roman. » Au mois de fĂ©vrier suivant il adresse Ă  l’éditeur Charpentier cette derniĂšre requĂȘte 
 Si vous pouviez me dĂ©couvrir quelque part et n’importe Ă  quel prix De l’Éducation, par Spurzheim, vous seriez un vrai sauveur. Sans compter sa collaboration avec Gall dans le grand ouvrage intitulĂ© De l’anatomie du cerveau, Spurzheim a fait un livre spĂ©cial intitulĂ© De l’Éducation. C’est ça qu’il me faudrait. Que ne me faudrait-il pas ? J’attends mĂȘme un couple de paons pour Ă©tudier le coĂŻt de ces beaux volatiles. » InĂ©dit. Au mois de mars il commence le dernier chapitre du premier volume ; il mourut, sans l’avoir achevĂ©, le 8 mai 1880. Le second volume devait comprendre le dossier de la bĂȘtise humaine dont fait partie le Dictionnaire des idĂ©es reçues que nous publions plus loin ; aussi Flaubert comptait l’établir en six mois, n’ayant probablement que des commentaires Ă  ajouter 
 J’irai Ă  Paris pour le second volume, qui ne me demandera pas plus de six mois ; il est fait aux trois quarts et ne sera presque composĂ© que de citations. AprĂšs quoi, je reposerai ma pauvre cervelle qui n’en peut plus
 » DOCUMENTATION. Savez-vous Ă  combien se montent les volumes qu’il m’a fallu absorber pour mes deux bonshommes ? Ă  plus de 1, 500 ! Mon dossier de notes a huit pouces de hauteur, et tout cela ou rien c’est la mĂȘme chose. Mais cette surabondance de documents m’a permis de n’ĂȘtre pas pĂ©dant ; de cela, j’en suis sĂ»r. » Lettre Ă  Mme Roger des Genettes, Correspondance, IV, p. 410. De ces volumes Flaubert a plus ou moins extrait des notes ; son ami Laporte, travaillant pour lui dans les bibliothĂšques, lui en a beaucoup recueilli. Il m’est venu Ă  l’esprit des travaux pour vous, puisque vous m’en demandez. Mais les livres vous manqueraient. Il vous faudrait pour moi toute une bibliothĂšque imbĂ©cille sic. Le carton des curiositĂ©s se classe-t-il, et les IdĂ©es reçues ? Quid ? » Nous avons feuilletĂ©, dans l’ordre oĂč il nous a Ă©tĂ© remis, cet amoncellement de documents. En voici la nomenclature abrĂ©gĂ©e. Dans une enveloppe portant l’inscription Documents, sont renfermĂ©s Une lettre de Taine, lui conseillant le Dictionnaire politique de Maurice Block Impossible de trouver un plus beau charivari d’abstractions et de grands mots
 Mais un danger, c’est le trop ; vous aurez l’air de faire une encyclopĂ©die de toutes les sottises possibles
 Au contraire, les sottises politiques et littĂ©raires peuvent ĂȘtre senties par tout le monde » ; Une lettre sur le fouriĂ©risme ; Des coupures de faits divers de journaux ; Une lettre de Jules Troubat le renseignant sur Mme Cottin ; Une lettre le renvoyant Ă  Condorcet Esquisse d’un tableau historique des progrĂšs de l’esprit humain ; Un extrait de mĂ©decine pratique ; Plusieurs lettres de Maupassant, lui donnant la situation gĂ©ographique d’Étretat et de la falaise de BĂ©nouville, en vue d’une excursion oĂč Bouvard rencontrerait PĂ©cuchet ; Une lettre de Raoul Duval ; Des lettres adressĂ©es Ă  Flaubert, par diverses personnes, le renseignant sur le jargon, le droit en justice de paix, l’enregistrement, etc. Une autre enveloppe, avec le mot Recherches, contient des fiches sur l’éducation. Une autre enveloppe, avec le mot LittĂ©rature, contient des fiches avec des extraits de Dumas pĂšre, SouliĂ©, et des coupures de journaux sur des faits politiques de faible importance. Un dossier, avec mention CuriositĂ©s politiques, contenant des coupures de journaux, des articles de Proudhon, EugĂšne Sue, opinions de Carnot sur la RĂ©publique, la profession de foi de Victor Hugo en 1848, le discours que Ledru-Rollin prononça sur l’arbre de la libertĂ© au Champ de Mars, en mars 1848, etc. Un dossier, avec mention PoĂ©sies et chansons ; elles sont de l’époque et d’un ton badin. Un dossier composĂ© de coupures de journaux, d’extraits de gazettes de tribunaux, oĂč l’on ne trouve que des sujets curieux de mƓurs bizarres. Un dossier contenant des extraits de journaux, sujets injures, amour, palinodies. Un dossier sur les Ă©vĂ©nements dus Ă  l’influence de l’esprit catholique. Un dossier formĂ© de coupures de journaux contenant des exemples de charabia officiel. Quelques feuillets de pensĂ©es philosophiques. Une liasse de petites fiches 300 au moins, reprĂ©sentant la premiĂšre copie du Dictionnaires des idĂ©es reçues. Nous citons quelques-unes de ces fiches, car elles ne sont pas toutes rĂ©pĂ©tĂ©es dans le manuscrit qui comprend 40 feuillets, et les dĂ©finitions offrent des variantes Chateaubriand. Connu surtout par le beefsteack qui porte son nom. Document. Les documents sont toujours de la plus haute importance. Étalon. Toujours vigoureux. — Une femme doit ignorer la diffĂ©rence qu’il y a entre un Ă©talon et un cheval. Conciliation. La prĂȘcher toujours, mĂȘme quand les contraires sont absolus. ColĂšre. Fouette le sang ; hygiĂ©nique de s’y mettre de temps en temps. ConjurĂ©. Les conjurĂ©s ont toujours la manie de s’inscrire sur une liste. Art. Ça mĂšne Ă  l’hĂŽpital. À quoi ça sert, puisqu’on le remplace par la mĂ©canique qui fait mieux et plus vite » ? Chirurgien. Les chirurgiens ont le cƓur dur. Les appeler boucher. Richard Wagner. Ricaner quand on entend son nom et faire des plaisanteries sur la musique de l’avenir. Fusillade. Seule maniĂšre de faire taire les Parisiens. Adolescent. Ne jamais commencer un discours de distribution de prix autrement que par Jeunes adolescents », ce qui est un plĂ©onasme. Etc. Un dossier porte, de la main de Flaubert, l’inscription Sciences — MĂ©decine — HygiĂšne. Il comprend 130 feuillets, Ă©crits au recto et au verso. Ce sont des notes sur fiĂšvre typhoĂŻde causes, symptĂŽmes — cours de pathologie interne — mĂ©ningite — paralysie — anĂ©mie — hĂ©morragie — traitĂ© de mĂ©decine pratique — traitĂ© de l’altĂ©ration du sang — manuel d’hygiĂšne. Le dossier s’ouvre par une liste des auteurs consultĂ©s Trousseau, Jaccoud, Daremberg, RĂ©dard, Raspail, Lucas, etc. Un dossier Arts 41 feuillets, contient des notes sur le fouriĂ©risme — L’esthĂ©tique anglaise — TraitĂ© des arts cĂ©ramiques — TraitĂ© sur l’art chez les Romains — Extrait des petits mystĂšres de l’HĂŽtel des ventes, d’aprĂšs Rochefort. Un dossier Religion 80 feuillets. Auteurs consultĂ©s Pascal, abbĂ© Gaume, FĂ©nelon, Lasserre, Voltaire, Renan, etc. Deux dossiers Socialisme 104 feuillets. Auteurs consultĂ©s Proudhon, VaĂŻsse, Bastiat, Black, Saint-Simon, Lammennais, Fourier, Louis Blanc, Bayle, etc. Un dossier Agriculture, Jardinage, Économie domestique 68 feuillets. Auteurs consultĂ©s Duplan, Appert, Chevallier, Gressent, Gasparin, Casanova, Laudrin, DĂ©sormeaux, etc. Puis quelques lettres renseignant sur la taille des arbres, l’arboriculture forestiĂšre, l’agriculture, le potager moderne, la façon de tailler, de greffer ; la pousse, les Ă©poques, etc. Un dossier, portant la mention Bibliographie 71 feuillets, comprend des notes diverses sur la religion, les arts, la littĂ©rature. Un dossier Éducation, Morale 41 feuillets contient Essai sur l’éducation des femmes, essai sur l’éducation des enfants, traitĂ© de pĂ©dagogie, etc. Un dossier Religion 44 feuillets, puis, dedans, un rĂ©sumĂ© de notes sur la religion 11 feuillets. Un dossier Philosophie 77 feuillets. Auteurs consultĂ©s Spinoza, Renouvier, Kant, Cousin, Auguste Comte, Taine, Schopenhauer, etc. Un dossier Mysticisme, MagnĂ©tisme 46 feuillets. Auteurs consultĂ©s Figuier, Bertrand, Matter, Tissandier, Gougenot des Mousseaux, Mermillod, etc. Un dossier Politique 48 feuillets. Auteurs consultĂ©s Bossuet, Locke, Stuart Mill, Dupont White, StaĂ«l, Passy, Biencourt, Matter, Henri Martin, etc. Un dossier Peinture 22 feuillets contient des biographies de peintres de toutes les Ă©coles. Un dossier ƒuvres posthumes de Dr Charles LefĂšvre, publiĂ©es par LefĂšvre-Daumier 18 feuillets. Un dossier, portant l’inscription MatĂ©riaux 139 feuillets contient des citations de nos grands auteurs, des poĂ©sies, des scĂšnes, etc. Dans un carton spĂ©cial, une sĂ©rie de dossiers contenant les curiositĂ©s et qui dans leur ensemble forment un vĂ©ritable dossier de la bĂȘtise humaine[1] ; 1o Dictionnaire des idĂ©es reçues 40 feuillets ; 2o Un album 24 feuillets contenant des citations d’auteurs connus ; 3o Un dossier BeautĂ©s 53 feuillets. — BeautĂ©s des gens de lettres, beautĂ©s de la religion, beautĂ©s du peuple, haine des romans, beautĂ©s des souverains, bizarreries, nomenclatures 19 feuillets, RĂ©publique de 1848 56 feuillets ; 4o Un dossier Histoires et idĂ©es scientifiques 52 feuillets BeautĂ©s du parti de l’ordre, BĂ©vues historiques et gĂ©ographiques, Histoire, IdĂ©es scientifiques ; 5o Un dossier Grands hommes 30 feuillets ; 6o Un dossier EsthĂ©tique et critique, Style 33 feuillets. — EsthĂ©tique, Critique, Grands Ă©crivains, EcclĂ©siastiques, RĂ©volutionnaires, Romantiques, LittĂ©rature officielle, Souverains ; 7o Un dossier Morale, Socialisme et politique ; 8o Un dossier Journaux ; 9o Un dossier Rococo ; 10o Un dossier Amour, Philosophie, Exaltation des bas imbĂ©ciles, Esprit des journaux. — Journalistes, Religions, Mysticisme, ProphĂ©ties, Amour, Philosophie, ImbĂ©cilles sic, Esprit des journaux ; 11o Cinq dossiers portant les inscriptions suivantes Morale — PĂ©riphrases — Classiques corrigĂ©s — RĂ©sumĂ© et sommaire — Annexe du plan. Ces deux derniers dossiers contiennent les Ă©lĂ©ments de l’ensemble de l’Ɠuvre. Puis une enveloppe porte, de la main de Mme Caroline Franklin-Grout, cette inscription touchante papiers trouvĂ©s çà et lĂ  sur la table de travail ». Voici le contenu placĂ© dans cette enveloppe au moment de la mort de Flaubert Notes diverses Massillon, Petit CarĂȘme, Sermons du lundi. — Bossuet, Histoire universelle, 1re partie. — De Potter, Histoire du christianisme. — Boulanger, AntiquitĂ© dĂ©voilĂ©e ; Note Il s’agit de dĂ©savouer l’enfant prodigue. » ; Des coupures de journaux, deux articles sur Madame Bovary ; Des notes diverses sur la beautĂ©, le mariage ; Puis une lettre, du 8 janvier 1879, de JumiĂšges et alentours service des Ă©pidĂ©mies », adressĂ©e au PrĂ©fet. C’est le Rapport d’un mĂ©decin sur la situation hygiĂ©nique des villages qu’il visite habituellement FiĂšvre typhoĂŻde. — Son habitation, bien orientĂ©e, est dans de bonnes conditions hygiĂ©niques, et son moral excellent. » Flaubert a soulignĂ© cette phrase C’est le soleil pour l’oiseau en cage et 98 chances de gain sur 100 pour un malade, au tirage de la loterie mĂ©dico-nationale de la guĂ©rison. Notre presqu’üle compte malheureusement d’autres taniĂšres, oĂč la propretĂ© n’a pas d’autel que les palais des renards, peu scrupuleux Ă  ce sujet. Que ne peut-on changer toutes nos habitations en maisons d’école ! » Puis, dans une liasse, nous avons trouvĂ© de nombreuses Ă©bauches illisibles de scĂ©narios. En tĂȘte d’un feuillet moins raturĂ© que les autres nous lisons l’inscription MÉTHODE. — PLAN GÉNÉRAL. Rattacher, au personnage secondaire de chaque chapitre, des personnages tertiaires. I. Agriculture le fermier. II. Sciences le mĂ©decin. III. ArchĂ©ologie le notaire. IV. LittĂ©rature le gentilhomme. V. Politique le maire. VI. Sentiment, amour MĂ©lie, Mme Bordin. VII. Mysticisme, philosophie. VIII. Le curĂ©. IX. Socialisme tous les personnages reviennent. Montrer comment et pourquoi chacun des personnages secondaires — la Science, le Vrai, le Beau, le Juste 1o par instinct, 2o par intĂ©rĂȘt. — Plusieurs fois, il faut que le lecteur voie qu’ils vont changer d’existence et de milieu. — Au milieu de la mĂ©decine, ils se dĂ©goĂ»tent de la campagne, la gĂ©ologie, leurs courses, les y rattachent — quand ils sont dans la pĂ©riode artistique, ils rĂȘvent un voyage en Italie, en Suisse — 1848 les retient — aprĂšs le dĂ©sespoir de ferme, ils pensent encore Ă  quitter le pays, mais ne trouvent pas Ă  vendre leur propriĂ©tĂ©. PLAN. SCÈNE FINALE. Descente des gendarmes — Ă©meute populaire. B. et P. ont oubliĂ© d’adopter lĂ©galement les deux petits malheureux. Ils ne veulent pas les rendre. Ils sont prĂ©venus 1o De captation de mineurs ; 2o d’excitation Ă  la haine de citoyens entre eux ; 3o attaque contre l’ordre ; 4o contre la propriĂ©tĂ©, contre la Religion. Ils ont, malgrĂ© le sous-prĂ©fet, tenu une confĂ©rence socialiste. Le maire, par rancune, a provoquĂ© des mesures judiciaires contre eux. Ils ont plantĂ© des jalons dans les propriĂ©tĂ©s pour leurs Ă©tudes d’embellissement. — Haussmann. Les rĂ©clamations des propriĂ©taires sont soutenues par le notaire. Le curĂ© les a dĂ©noncĂ©s comme subversifs. Le maire, le notaire et le curĂ© renforcent les gendarmes. LES ÉBAUCHES. Le procĂ©dĂ© de travail de Flaubert est connu. Comme pour ses prĂ©cĂ©dents ouvrages, il Ă©tablit le plan de ses chapitres, puis il procĂšde par Ă©bauches, qu’il surcharge et qu’il rature Ă  les rendre illisibles ; il recommence souvent quatre ou cinq fois l’ébauche d’une mĂȘme pĂ©riode ou d’un mĂȘme chapitre, puis il transcrit au net. Nous donnons en fac-similĂ© le plan du chapitre II, puis l’ébauche de deux pages du roman. Les Ă©bauches du chapitre I forment 49 feuillets Ă©crits au recto et au verso ; celles du chapitre II, 66 ; du chapitre IV, 32. L’ensemble des Ă©bauches du manuscrit forme feuillets, tĂ©moignant d’un immense et persĂ©vĂ©rant labeur. Plan du chapitre II de Bouvard et PĂ©cuchet. Page d’ébauche page 1 de Bouvard et PĂ©cuchet. Page d’ébauche de Bouvard et PĂ©cuchet. LE MANUSCRIT. Le manuscrit de Bouvard et PĂ©cuchet est une mise au net de la main de Flaubert. Il comprend 215 feuillets, Ă©crits d’un seul cĂŽtĂ©, paginĂ©s 1 Ă  215 jusqu’à la fin du chapitre IX. La partie Ă©crite du chapitre X n’a pas Ă©tĂ© mise au net. Nous trouvons Ă  la fin du manuscrit le plan du chapitre X, il se compose de 4 feuillets ; puis la derniĂšre Ă©bauche inachevĂ©e de ce chapitre, qui comprend 35 feuillets, dont quelques-uns Ă©crits au recto et au verso. La partie du chapitre X publiĂ©e n’a donc pas reçu sa forme dĂ©finitive, car, habituellement, de la derniĂšre Ă©bauche Ă  la mise au net, Flaubert modifie encore sensiblement, sans compter que ses manuscrits dĂ©finitifs comportent encore des corrections. Page 1 du manuscrit de Bouvard et PĂ©cuchet. LEDICTIONNAIRE DES IDÉES REÇUES. Vox populi, vox Dei. Sagesse des nations. Il y a Ă  parier que toute idĂ©e publique, toute convention reçue, est une sottise, car elle a convenu au plus grand Maximes. LE CATALOGUE DES OPINIONS CHIC. A AcadĂ©mie française. La dĂ©nigrer, mais tĂącher d’en faire partie si on peut. Agriculture. Manque de bras. Affaires Les. Passent avant tout. — Une femme doit Ă©viter de parler des siennes. — Sont dans la vie ce qu’il y a de plus important. — Tout est lĂ . Airain. MĂ©tal de l’antiquitĂ©. AlbĂątre. Sert Ă  dĂ©crire les plus belles parties du corps de la femme. Allemands. Peuple de rĂȘveurs vieux. Ange. Fait bien en amour et en littĂ©rature. Argent. Cause de tout le mal. — Dire Auri sacra fames. Architectes. Tous imbĂ©ciles. — Oublient toujours l’escalier des maisons. Architecture. Il n’y a que quatre ordres d’architecture. — Bien entendu qu’on ne compte pas l’égyptien, le cyclopĂ©en, l’assyrien, l’indien, le chinois, gothique, roman, etc. Aspic. Animal connu par le panier de figues de ClĂ©opĂątre. Astronomie. Belle science. — TrĂšs utile pour n’est utile que pour la marine. — Et, Ă  ce propos, rire de l’astrologie. AthĂ©e. Un peuple d’athĂ©es ne saurait subsister. Auteur. On doit connaĂźtre des auteurs » ; inutile de savoir leur nom. Autruche. DigĂšre les pierres. Avocats. Trop d’avocats Ă  la Chambre. — Ont le jugement faussĂ©. — Dire d’un avocat qui parle mal oui, mais il est fort en droit. Abricots. Nous n’en aurons pas encore cette annĂ©e. Alcoolisme. Cause de toutes les maladies modernes. ArchimĂšde. Dire Ă  son nom EurĂška ». — Donnez-moi un point d’appui et je soulĂšverai le monde. » — Il y a encore la vis d’ArchimĂšde ; mais on n’est pas tenu de savoir en quoi elle consiste. AbĂ©lard. Inutile d’avoir la moindre idĂ©e de sa philosophie, ni mĂȘme de connaĂźtre le titre de ses ouvrages. — Faire une allusion discrĂšte Ă  la mutilation opĂ©rĂ©e sur lui par Fulbert. — Tombeau d’HĂ©loĂŻse et d’AbĂ©lard ; si l’on vous prouve qu’il est faux, s’écrier Vous m’îtez mes illusions. » Absinthe. Poison extra-violent. — A tuĂ© plus de soldats que les BĂ©douins. Actrices. La perte des fils de famille. — Sont d’une lubricitĂ© effrayante, se livrent Ă  des orgies, avalent des millions finissent Ă  l’hĂŽpital. — Pardon ! il y en a qui sont bonnes mĂšres de famille ! Air. Toujours se mĂ©fier des courants d’air. — Invariablement le fond de l’air est en contradiction avec la tempĂ©rature si elle est chaude, il est froid, et l’inverse. AntiquitĂ©. Et tout ce qui se sic rapporte, poncif, embĂȘtant. AntiquitĂ©s Les. Sont toujours de fabrication moderne. AmĂ©rique. Bel exemple d’injustice c’est Colomb qui la dĂ©couvrit et elle tient son nom d’AmĂ©ric Vespucci. — Faire une tirade sur le self-government. Appartement de garçon. Toujours en dĂ©sordre. — Avec des colifichets de femme traĂźnant çà et lĂ . — Odeur de cigarette. — On doit y trouver des choses extraordinaires. Anglais. Tous riches. Anglaises. S’étonner de ce qu’elles ont de jolis enfants. Artistes. Tous farceurs. — Vanter leur dĂ©sintĂ©ressement vieux. — S’étonner de ce qu’ils sont habillĂ©s comme tout le monde vieux. — Gagnent des sommes folles, mais les jettent par les fenĂȘtres. — Souvent invitĂ©s Ă  dĂźner en ville. — Femme artiste ne peut ĂȘtre qu’une catin. Arsenic. Se trouve partout. Rappeler Mme Lafarge ?. — Cependant, il y a des peuples qui en mangent.. Arts. Sont bien inutiles, puisqu’on les remplace par des machines qui fabriquent mĂȘme plus promptement.. B BaccalaurĂ©at. Tonner contre. BĂąillement. Il faut dire Excusez-moi, ça ne vient pas d’ennui, mais de l’estomac. Barbe. Signe de force. — Trop de barbe fait tomber les cheveux. — Utile pour protĂ©ger les cravates. Basques. Le peuple qui court le mieux. Basilique. Synonyme pompeux d’église ; est toujours imposante. BĂąton. Plus redoutable que l’épĂ©e. Baudruche. Ne sert pas qu’à faire des ballons. BayadĂšres. Toutes les femmes de l’Orient sont des bayadĂšres. — Ce mot entraĂźne l’imagination fort loin. Billard. Noble jeu. — Indispensable Ă  la campagne. BibliothĂšque. Toujours en avoir une chez soi, principalement quand on habite la campagne. Boudin. Signe de gaietĂ© dans les maisons. — Indispensable la nuit de NoĂ«l. Bourse La. ThermomĂštre de l’opinion publique. Boursiers. Tous voleurs. Bouddhisme. Fausse religion de l’Inde » dĂ©finition du dictionnaire Bouillet, ire Ă©dition. Bretelles. 
 Budget. Jamais en Ă©quilibre. Bureau. 
 Bois. Les bois font rĂȘver. — Sont propres Ă  composer des vers. — À l’automne, quand on se promĂšne, on doit dire De la dĂ©pouille de nos bois, etc. Bonnet grec. Indispensable Ă  l’homme de cabinet. — Donne de la majestĂ© au visage. Bouchers. Sont terribles en temps de rĂ©volution. Blondes. Plus chaudes que les brunes voy. Brunes. Banquet. La plus franche cordialitĂ© ne cesse d’y rĂ©gner. — On en emporte le meilleur souvenir, et on ne se sĂ©pare jamais sans s’ĂȘtre donnĂ© rendez-vous Ă  l’annĂ©e prochaine. — Un farceur doit dire Au banquet de la vie, infortunĂ© convive. Ballons. Avec les ballons, on finira par aller dans la lune. — On n’est pas prĂšs de les diriger. Bagnolet. Pays cĂ©lĂšbre par ses aveugles. Bible. Le plus ancien livre du monde. Braconniers. Tous forçats libĂ©rĂ©s. — Auteurs de tous les crimes commis dans les campagnes. — Doivent exciter une colĂšre frĂ©nĂ©tique Pas de pitiĂ©, monsieur, pas de pitiĂ© ! Boulet. Le vent des boulets rend aveugle asphyxie. Boutons. Au visage ou ailleurs, signe de santĂ© et de force du sang. — Ne point les faire passer. Bouilli Le. C’est sain. — InsĂ©parable du mot soupe la soupe et le bouilli. Bossus. Ont beaucoup d’esprit. — Sont trĂšs recherchĂ©s des femmes lascives. Bas-bleu. Terme de mĂ©pris pour dĂ©signer toute femme qui s’intĂ©resse aux choses intellectuelles. — Citer MoliĂšre Ă  l’appui Quand la capacitĂ© de son esprit se hausse, » etc. Bases. De la sociĂ©tĂ©, sont id est la propriĂ©tĂ©, la famille, la religion, le respect des autoritĂ©s. — En parler avec colĂšre si on les attaque. Bras. Pour gouverner la France, il faut un bras de fer. Buffon. Mettait des manchettes pour Ă©crire. Banquiers. Tous riches, Arabes, loups-cerviers. Badigeon. Dans les Ă©glises. Tonner contre. Cette colĂšre artistique est extrĂȘmement bien portĂ©e. Baragouin. ManiĂšre de parler aux sic Ă©trangers. — Toujours rire de l’étranger qui parle mal français. Bretons. Tous braves gens, mais entĂȘtĂ©s. Brunes. Sont plus chaudes que les blondes voy. Blondes. C CafĂ©. Donne de l’esprit. — N’est bon qu’en venant du Havre. — Dans un grand dĂźner, doit se prendre debout. — L’avaler sans sucre, trĂšs chic, donne l’air d’avoir vĂ©cu en Orient. Calvitie. Toujours prĂ©coce, et causĂ©e par des excĂšs de jeunesse, ou la conception de grandes pensĂ©es. ChĂąteau fort. A toujours subi un siĂšge, sous Philippe Auguste. Chambre Ă  coucher. Dans un vieux chĂąteau Henri IV y a toujours passĂ© une nuit. CarĂȘme. Au fond n’est qu’une mesure hygiĂ©nique. Cauchemar. Vient de l’estomac. Cavalerie. Plus noble que l’infanterie. Censure. Utile ! on a beau dire. Cidre. GĂąte les dents. Chapeau. Protester contre la forme des. Cocu. Toute femme doit faire son mari cocu. CheminĂ©e. Fume toujours. — Sujet de discussion Ă  propos du chauffage. Christianisme. A affranchi les esclaves. CholĂ©ra. Le melon donne le cholĂ©ra. — On s’en guĂ©rit en prenant beaucoup de thĂ© avec du rhum. Cirage. N’est bon que si on le fait soi-mĂȘme. Classiques Les. On est censĂ© les connaĂźtre. Clair-obscur. On ne sait pas ce que c’est. Coffres-forts. Leurs complications sont trĂšs faciles Ă  dĂ©jouer. Commerce. Discuter pour savoir lequel est le plus noble, du commerce ou de l’industrie. Canards. Viennent tous de Rouen. Campagne. Les gens de la campagne meilleurs que ceux des villes ; envier leur sort. — À la campagne tout est permis habits bas, farces, etc. Canonnade. Change le temps. Chien. SpĂ©cialement créé pour sauver la vie Ă  son maĂźtre. — Le chien est l’idĂ©al de L’ami de l’homme, parce qu’il est son esclave dĂ©vouĂ©. Charcutier sic. Anecdote des pĂątĂ©s faits avec de la chair humaine. — Toutes les charcutiĂšres sont jolies. Chartreux. Passent leur temps Ă  faire de la chartreuse, Ă  creuser leur tombe et Ă  dire FrĂšre il faut mourir. Chat. Les chats sont traĂźtres. — Les appeler tigres de salon sic. — Leur couper la queue pour empĂȘcher le vertigo. Chasse. Excellent exercice que l’on doit feindre d’adorer. — Fait partie de la pompe des souverains. — Sujet de dĂ©lire pour la magistrature. Catholicisme. A eu une influence trĂšs favorable sur les arts. Cavernes. Habitation ordinaire des voleurs. — Sont toujours remplies de serpents. CĂšdre. Celui du Jardin des plantes a Ă©tĂ© rapportĂ© dans un chapeau. CĂ©lĂ©britĂ©. Les cĂ©lĂ©britĂ©s s’inquiĂ©ter du moindre dĂ©tail de leur vie privĂ©e, afin de pouvoir les dĂ©nigrer. Champignons. Ne doivent ĂȘtre achetĂ©s qu’au marchĂ© ne manger que ceux qui viennent du marchĂ©. Chaleur. Toujours insupportable. — Ne pas boire quand il fait chaud. Champagne. CaractĂ©rise le dĂźner de cĂ©rĂ©monie. — Faire semblant de le dĂ©tester, en disant que ce n’est pas un vin ». — Provoque l’enthousiasme chez les petites gens. — La Russie en consomme plus que la France. — C’est par lui que les idĂ©es françaises se sont rĂ©pandues en Europe. — Sous la RĂ©gence, on ne faisait pas autre chose que d’en boire. — Mais on ne le boit pas, on le sable ». Chameau. À deux bosses et le dromadaire une seule. — Ou bien le chameau a une bosse et le dromadaire une seule on ne sait pas au juste ; on s’y embrouille. Certificat. Garantie pour les familles et pour les parents. — Est toujours favorable. CĂ©libataires. Tous Ă©goĂŻstes et dĂ©bauchĂ©s. — On devrait les imposer. — Se prĂ©parent une triste vieillesse. Chemins de fer. Si NapolĂ©on les avait eus Ă  sa disposition, il aurait Ă©tĂ© invincible. — S’extasier sur leur invention et dire Moi, monsieur, qui vous parle, j’étais ce matin Ă  X ; je suis parti par le train de X ; lĂ -bas, j’ai fait mes affaires, etc., et Ă  X heures, j’étais revenu ! » Carabins. Dorment prĂšs des cadavres. — Il y a sic qui en mangent. Crapaud. MĂąle de la grenouille. — PossĂšde un venin fort dangereux. — Habite l’intĂ©rieur des pierres. Crocodile. Imite le cri des enfants pour attirer l’homme. CrĂ©ole. Vit dans un hamac. Croisades. Ont Ă©tĂ© bienfaisantes utiles seulement pour le commerce de Venise. Critique. Toujours Ă©minent. — Est censĂ© tout connaĂźtre, tout savoir, avoir tout lu, tout vu. — Quand il vous dĂ©plaĂźt, l’appeler un Aristarque ou eunuque. Cygne. Chante avant de mourir. — Avec son aile, peut casser la cuisse d’un homme. — Le cygne de Cambrai n’était pas un oiseau, mais un homme Ă©vĂȘque nommĂ© FĂ©nelon. — Le cygne de Mantoue, c’est Virgile. — Le cygne de Pesaro, c’est Rossini. ComĂ©die. En vers, ne convient plus Ă  notre Ă©poque. — On doit cependant respecter la haute comĂ©die. Cognac. TrĂšs funeste. — Excellent dans plusieurs maladies. — Un bon verre de cognac ne fait jamais de mal. — Pris Ă  jeun, tue le ver de l’estomac. Copahu. Feindre d’en ignorer l’usage. Constipation. Tous les gens de lettres sont constipĂ©s. — Influe sur les convictions politiques. Cosaques. Mangent de la chandelle. Cor aux pieds. Indique le changement de temps mieux qu’un baromĂštre. — TrĂšs dangereux quand il est mal coupĂ© ; citer des exemples d’accidents terribles. Cor de chasse. Dans les bois, fait bon effet et le soir sur l’eau. Corset. EmpĂȘche d’avoir des enfants. Confiseurs. Tous les Rouennais sont confiseurs. Corps. Si nous savions comment notre corps est fait, nous n’oserions pas faire un mouvement. Corde. On ne connaĂźt pas la force d’une corde. — Est plus solide que le fer. Cujas. InsĂ©parable de Bartholde ; on ne sait pas ce qu’ils ont Ă©crit, n’importe. — Dire Ă  tout homme Ă©tudiant le droit Vous ĂȘtes enfermĂ© dans Cujas et Bartholde. Cuisine. De restaurant toujours Ă©chauffante. — Bourgeoise toujours saine. — Du Midi trop Ă©picĂ©e ou toute Ă  l’huile. Crucifix. Fait bien dans une alcĂŽve et Ă  la guillotine. CyprĂšs. Ne pousse que dans les cimetiĂšres. ChĂątaigne. Femelle du marron. Cheval. S’il connaissait sa force, ne se laisserait pas conduire. — Viande de cheval. — Beau sujet de brochure pour un homme qui dĂ©sire se poser en personnage sĂ©rieux. — De course le mĂ©priser. À quoi sert-il ? Cochon. L’intĂ©rieur de son corps Ă©tant tout pareil Ă  celui d’un homme », on devrait s’en servir dans les hĂŽpitaux pour apprendre l’anatomie. Clown. A Ă©tĂ© disloquĂ© dĂšs l’enfance. Cigares. Ceux de la RĂ©gie, tous infects ! ». — Les seuls bons viennent par contrebande. Chirurgiens. Ont le cƓur dur les appeler bouchers. Cataplasme. Doit toujours ĂȘtre mis en attendant l’arrivĂ©e du mĂ©decin. Clocher. De village fait battre le cƓur. Club. Sujet d’exaspĂ©ration pour les conservateurs. — Embarras et discussion sur la prononciation de ce mot. Cercle. On doit toujours faire partie d’un. CollĂšge. LycĂ©e. — Plus noble qu’une pension. Colonies Nos. S’attrister quand on en parle. Conversation. La politique et la religion doivent en ĂȘtre exclues. Conservatoire. Il est indispensable d’ĂȘtre abonnĂ© au Conservatoire. ComĂštes. Rire des gens qui en avaient peur. Communion. La premiĂšre communion le plus beau jour de la vie. Coton. Est surtout utile pour les oreilles. — Une des bases de la sociĂ©tĂ© dans la Seine InfĂ©rieure. Confortable. PrĂ©cieuse dĂ©couverte moderne. Courtisanne sic. Est un mal nĂ©cessaire. — Sauvegarde de nos filles et de nos sƓurs tant qu’il y aura des cĂ©libataires. — Ou bien devraient ĂȘtre chassĂ©es impitoyablement. — On ne peut plus sortir avec sa femme, Ă  cause de leur prĂ©sence sur le boulevard. — Sont toujours des filles du peuple dĂ©bauchĂ©es par des bourgeois riches. D DaguerrĂ©otype. Remplacera la peinture. Damas. Seul endroit oĂč l’on sache faire les sabres. — Toute bonne lame est de Damas. Dauphin. Porte les enfants sur son dos. DĂ©bauche. Cause de toutes les maladies des cĂ©libataires. DĂ©coration. De la LĂ©gion d’honneur. — La blaguer, mais la convoiter. — Quand on l’obtient, toujours dire qu’on ne l’a pas demandĂ©e. DĂ©cor de théùtre. N’est pas de la peinture il suffit de jeter Ă  vrac sur la toile un seau de couleurs ; puis on l’étend avec un balai ; et l’éloignement avec la lumiĂšre font l’illusion. Dent. Sont gĂątĂ©es par le cidre, le tabac, les dragĂ©es, la glace, dormir la bouche ouverte et boire de suite aprĂšs le potage. Dent ƓillĂšre. Dangereux de l’arracher parce qu’elle correspond Ă  l’Ɠil. L’arrachement d’une dent ne fait pas jouir ». Descartes. Cogito, ergo sum. » DĂ©corum. Donne du prestige. — Frappe l’imagination des masses. — Il en faut ! Il en faut ! » DĂ©icide. S’indigner contre, bien que le crime ne soit pas frĂ©quent. DĂ©jeuner de garçons. Exige des huĂźtres, du vin blanc et des gaudrioles. DĂ©mĂȘloir. Fait tomber les cheveux. DĂ©puratif. Se prend en cachette. DĂ©putĂ©. L’ĂȘtre, comble de la gloire. — Tonner contre la Chambre des dĂ©putĂ©s. — Trop de bavards Ă  la Chambre. — Ne font rien. DĂ©sert. Produit des dattes. Dessert. Regretter qu’on n’y chante plus. — Les gens vertueux le mĂ©prisent. Non ! non ! pas de pĂątisseries ! Jamais de dessert ! » Dessin L’art du. Se compose de trois choses la ligne, le grain, et le grainĂ© fin ; de plus, le trait de force. Mais le trait de force, il n’y a que le maĂźtre seul qui le donne Christophe. DĂ©vouement. Se plaindre de ce que les autres en manquent. — Nous sommes bien infĂ©rieurs au chien, sous ce rapport ! » Diamant. On finira par en faire ! — Et dire que ce n’est que du charbon ! — Si nous en trouvions un dans son Ă©tat naturel, nous ne le ramasserions pas ! Dictionnaire. En dire N’est fait que pour les ignorants. Dictionnaire de rimes. S’en servir ? honteux ! Dieu. Voltaire lui-mĂȘme l’a dit Si Dieu n’existait pas, il faudrait l’inventer. » Dilettante. Homme riche, abonnĂ© Ă  l’OpĂ©ra. Diligences. Regretter le temps des diligences. DiplĂŽme. Signe de science. — Ne prouve rien. Directoire Le. Les hontes du. — Dans ce temps-lĂ , l’honneur s’était rĂ©fugiĂ© aux armĂ©es. » — Les femmes, Ă  Paris, se promenaient toutes nues. DĂźner. Autrefois on dĂźnait Ă  midi, maintenant on dĂźne Ă  des heures impossibles. — Le dĂźner de nos pĂšres Ă©tait notre dĂ©jeuner, et notre dĂ©jeuner Ă©tait leur dĂźner. — DĂźner si tard que ça ne s’appelle pas dĂźner, mais souper. DĂ©mosthĂšnes. Ne prononçait pas de discours sans avoir un galet dans la bouche. DĂ©faite. S’essuie, et elle est tellement complĂšte qu’il n’en reste personne pour en porter la nouvelle. Diderot. Toujours suivi de d’Alembert. DiogĂšne. Je cherche un homme. » — Retire-toi de mon soleil. » Divorce. Si NapolĂ©on n’avait pas divorcĂ©, il serait encore sur le trĂŽne. Djin. Nom d’une danse orientale. Diplomatie. Belle carriĂšre mais hĂ©rissĂ©e de difficultĂ©s, pleine de mystĂšres. — Ne convient qu’aux gens nobles. — MĂ©tier d’une vague signification, mais au-dessus du commun. — Un diplomate est toujours fin et pĂ©nĂ©trant. Dissection. Outrage Ă  la majestĂ© de la mort. Dix Le Conseil des. C’était formidable ! — DĂ©libĂ©rait masquĂ©. — En trembler encore. Doctrinaires. Les mĂ©priser. Pourquoi ? On n’en sait rien. Docteur. Toujours prĂ©cĂ©der de bon », et, entre hommes, dans la conversation familiĂšre, de foutre » Ah ! foutre, docteur ! — Tous matĂ©rialistes. Doge. Épousait la mer. — On n’en connaĂźt qu’un Marino Faliero. Dolmen. A rapport aux anciens Français. — Pierre qui servait au sacrifice des druides. — On n’en sait pas davantage. — Il n’y en a qu’en Bretagne. DĂŽme. Tour de forme architecturale. — Comment se tient-il ? S’étonner de ce que cela puisse tenir seul. — En citer deux celui des Invalides et celui de Saint-Pierre de Rome. Dominos. On y joue d’autant mieux qu’on est gris. Dompteurs de bĂȘtes fĂ©roces. Emploient des pratiques obscĂšnes. Donjon. Éveille des idĂ©es lugubres. Douane. On doit se rĂ©volter contre, et la frauder. Douleur. À toujours un rĂ©sultat favorable. — La vĂ©ritable est toujours contenue. Doute. Pire que la nĂ©gation. Drapeau national. Sa vue fait battre le cƓur. Droit Le. On ne sait pas ce que c’est. Dupe. Mieux vaut ĂȘtre fripon que dupe. Duel. Tonner contre. — N’est pas une preuve de courage. — Prestige de l’homme qui a eu un duel. Dortoirs. Toujours spacieux et bien aĂ©rĂ©s. — PrĂ©fĂ©rables aux chambres pour la moralitĂ© des Ă©lĂšves. Dos. Une tape dans le dos peut rendre poitrinaire. Devoirs. Les exiger de la part des autres, s’en affranchir. — Les autres en ont envers nous, mais on n’en a pas envers eux. Dormir Trop. Épaissit le sang. E Économie. Toujours prĂ©cĂ©dĂ© de Ordre », mĂšne Ă  la fortune. — Citer l’anecdote de Laffitte ramassant une Ă©pingle dans la cour du banquier Perregaux. Économie politique. Science sans entrailles. Échafaud. S’arranger quand on y monte pour prononcer quelques mots Ă©loquents avant de mourir. Écharpe. PoĂ©tique. Écho. Citer ceux du PanthĂ©on et du pont de Neuilly. Eau. L’eau de Paris donne des coliques. — L’eau de mer soutient pour nager. — L’eau de Cologne sent bon. Éclectisme. Tonner contre comme Ă©tant une philosophie immorale. Échecs Jeu des. Image de la tactique militaire. — Tous les grands capitaines y Ă©taient forts. — Trop sĂ©rieux pour un jeu, trop futile pour une science. Écoles. Polytechnique, rĂȘve de toutes les mĂšres vieux. — Terreur du bourgeois dans les Ă©meutes quand il apprend que l’École Polytechnique sympathise avec les ouvriers vieux. — Dire simplement l’École » fait accroire qu’on y a Ă©tĂ©. — À Saint-Cyr jeunes gens nobles. — À l’École de MĂ©decine tous exaltĂ©s. À l’École de Droit jeunes gens de bonne famille. Écrit, bien Ă©crit. Mots de portiers, pour dĂ©signer les romans-feuilletons qui les amusent. Écriture. Une belle Ă©criture mĂšne Ă  tout. — IndĂ©chiffrable signe de science ; exemple les ordonnances des mĂ©decins. ÉlĂ©phants. Se distinguent par leur mĂ©moire, et adorent le soleil. Élections. 
 Émail. Le secret en est perdu. Embonpoint. Signe de richesse et de fainĂ©antise. ÉmigrĂ©s. Gagnaient leur vie Ă  donner des leçons de guitare et Ă  faire la salade. Émir. Ne se dit qu’en parlant d’Abd-el-Kader. Encrier. Se donne en cadeau Ă  un mĂ©decin. EncyclopĂ©die. En rire de pitiĂ© comme Ă©tant un ouvrage rococo et mĂȘme tonner contre
 Engelure. Signe de santĂ© ; vient de s’ĂȘtre chauffĂ© quand on avait froid. Énigme. 
 Enfants. Affecter pour eux une tendresse lyrique quand il y a du monde. Enthousiasme. Ne peut ĂȘtre provoquĂ© que par le retour des cendres de l’Empereur. Entr’acte. Toujours trop long. Envergure. Se disputer sur la prononciation du mot. Épacte, nombre d’or, lettre dominicale. Sur les calendriers on ne sait pas ce que c’est. Épargne Caisse d’. Occasion de vol pour les domestiques. ÉpĂ©e. Regretter le temps oĂč on en portait. Éperons. Font bien Ă  une paire de bottes. Épiciers. 
 Épicure. Le mĂ©priser. Épuisement. Toujours prĂ©maturĂ©. Époque la nĂŽtre. Tonner contre elle. — Se plaindre de ce qu’elle n’est pas poĂ©tique. — L’appeler Ă©poque de transition, de dĂ©cadence. Équitation. Bon exercice pour faire maigrir. Exemple tous les soldats de cavalerie sont maigres. — Pour engraisser. Exemple tous les officiers de cavalerie ont un gros ventre. Érection. Ne se dit qu’en parlant des monuments. Escrime. Les maĂźtres d’escrime savent des bottes secrĂštes. Escroc. Est toujours du grand monde. Esplanade. Ne se voit qu’aux Invalides. Estomac. Toutes les maladies viennent de l’estomac. ÉtagĂšre. Indispensable chez une jolie femme. Éternuement. AprĂšs qu’on a dit Dieu vous bĂ©nisse, engager une discussion sur l’origine de cet usage. Étoile. Chacun a la sienne. Étrennes. S’indigner contre. Étalon. Pour les petites filles, cheval plus gros qu’un autre. Étymologie. Rien de plus facile Ă  trouver avec le latin et un peu de rĂ©flexion. Enterrement. 
 Enceinte. Le faire entrer dans un discours officiel Messieurs, dans cette enceinte
 — Fait bien dans un discours. Eunuque. Fulminer contre les castrats de la chapelle Sixtine. ÉtĂ©. Toujours exceptionnel. Étranger. Engouement pour tout ce qui vient de l’étranger, preuve de l’esprit libĂ©ral. — DĂ©nigrement de tout ce qui n’est pas français, preuve de patriotisme. Étrusque. Tous les vases anciens sont Ă©trusques. Exposition. Sujet de dĂ©lire du XIXe siĂšcle. Extirper. Ce verbe ne s’emploie que pour les hĂ©rĂ©sies et les cors aux pieds. ExĂ©cutions capitales. Se plaindre des femmes qui vont les voir. Enterrement. À propos du dĂ©funt Et dire que je dĂźnais avec lui il y a huit jours ! ÉgoĂŻsme. Se plaindre de celui des autres et ne pas s’apercevoir du sien. Exercice. PrĂ©serve de toutes les maladies toujours conseiller d’en faire. Érudition. La mĂ©priser comme Ă©tant la marque d’un esprit Ă©troit. F Foulard. Il est comme il faut » de se moucher dedans dans un foulard. Foule. À toujours de bons instincts. Fourrure. Signe de richesse. Français. Le premier peuple de l’Univers. Fresque. On n’en fait plus. Fromage. Citer l’aphorisme de Brillat-Savarin un dĂźner sans fromage est une belle Ă  qui il manque un Ɠil. » Franc-Maçonnerie. Encore une des causes de la RĂ©volution ! — Les Ă©preuves d’initiation sont terribles quelques-uns en sont morts ! — Cause de dispute dans les mĂ©nages. — Mal vue des ecclĂ©siastiques. — Quel peut bien ĂȘtre son secret ? Frontispice. Les grands hommes font bien dessus. Fornarina. C’était une belle femme ; inutile d’en savoir plus long. Fortune. Quand on vous parle d’une grande fortune, ne pas manquer de dire. Oui, mais est-elle bien sĂ»re ? » FƓtus. Toute piĂšce anatomique conservĂ©e dans l’esprit-de-vin. Fonds secrets. Sommes incalculables avec lesquelles les ministres achĂštent les consciences. — S’indigner contre. Fonctionnaire. Inspire le respect, quelque sic soit la fonction qu’il remplisse. Forçats. Ont toujours une figure patibulaire. — Tous trĂšs adroits de leurs mains. — Au bagne, il y a des hommes de gĂ©nie. Fossiles. Preuve du dĂ©luge. — Plaisanterie de bon goĂ»t, en parlant d’un acadĂ©micien. Fourmis. Bel exemple Ă  citer devant un dissipateur. — Ont donnĂ© l’idĂ©e des caisses d’épargne. Fugue. On ignore en quoi cela consiste, mais il faut affirmer que c’est difficile et trĂšs ennuyeux. Fabrique. Voisinage dangereux. Facture. Toujours trop Ă©levĂ©. Faisceaux. À former, est le comble de la difficultĂ© dans garde nationale. Fard. AbĂźme la peau. Faisan. TrĂšs chic dans un dĂźner. Faux rĂąteliers. TroisiĂšme dentition. — Prendre garde de l’avaler en dormant. Faux monnayeurs. Travaillent toujours dans les souterrains. Faute. C’est pire qu’un crime, c’est une faute. » Talleyrand. Il ne vous reste plus de faute Ă  commettre » Thiers. — Ces deux phrases doivent ĂȘtre articulĂ©es avec profondeur. Femme. 
 FĂ©odalitĂ©. N’en avoir aucune idĂ©e prĂ©cise, mais tonner contre. Feuilletons. Cause de dĂ©moralisation. — Se disputer sur le dĂ©nouement probable. — Écrire Ă  l’auteur pour lui donner fournir des idĂ©es. Flamant. Oiseau ainsi nommĂ© parce qu’il vient des Flandres. Feu. Purifie tout. — Quand on entend crier au feu ! » on doit commencer par perdre la tĂȘte. FiĂšvre. Preuve de la force du sang. — Est causĂ©e par les prunes. Figaro Le mariage de. Encore une des causes de la RĂ©volution ! Filles. Les jeunes filles Éviter pour elles tout espĂšce de livres. — Articuler ce mot timidement. Femmes de chambre. Plus jolies que leurs maĂźtresses. — Connaissent tous leurs secrets et les trahissent. — Toujours dĂ©shonorĂ©es par le fils de la maison. Fermier. Tous Ă  leur aise. Fondement. Toutes les nouvelles en manquent. Front. Large et chauve, signe de gĂ©nie. FricassĂ©e. Ne se fait bien qu’à la campagne. Fruste. Tout ce qui antique est fruste, et tout ce qui est fruste est antique. — À bien se rappeler quand on achĂšte des curiositĂ©s. Friser, frisure. Ne convient pas Ă  un homme. Fulminer. Joli verbe. Foudres du Vatican. En rire. Fusil. Toujours en avoir un Ă  la campagne. Fusiller. Plus noble que guillotiner. — Joie de l’individu Ă  qui on accorde cette faveur. Fusion des branches royales. L’espĂ©rer toujours ! Francs-tireurs. Plus terribles que l’ennemi. Froid. Plus sain que la chaleur. G Gagne-petit. Belle enseigne pour une boutique, comme inspirant la confiance. Galets. Il [faut] en rapporter de la mer. Galbe. Dire devant toute statue qu’on examine Ça ne manque pas de galbe. » Gamin. Toujours suivi de Paris ». — A invariablement beaucoup d’esprit. Gares de chemin de fer. S’extasier devant elles et les donner comme modĂšles d’architecture. Garnison de jeune homme. Id est culex pubensis. Gauchers. Terribles Ă  l’escrime. — Plus adroits que ceux qui se servent de la main droite. Gendarmes. Rempart de la sociĂ©tĂ©. GĂ©nĂ©ration spontanĂ©e. IdĂ©e de socialiste. GenovĂ©fain. On ne sait pas ce que c’est. Gentilhomme. Il n’y [en] a plus. GĂ©nie Le. Inutile de l’admirer, c’est une nĂ©vrose. Genre Ă©pistolaire. Genre de style exclusivement rĂ©servĂ© aux femmes. Giaour. Expression farouche, d’une signification inconnue, mais on sait que ça a rapport Ă  l’Orient. Giberne. Étui pour bĂąton de marĂ©chal de France. Gibelotte. Toujours faite avec du chat. Gibier. N’est bon que faisandĂ©. Girondins. Plus Ă  plaindre qu’à blĂąmer. Glaces. Il est dangereux d’en prendre. GlĂšbe La. S’apitoyer sur la
 Gloire. N’est qu’un peu de fumĂ©e. Gobelins Tapisseries des. Est une Ɠuvre inouĂŻe et qui demande cinquante ans Ă  finir. — S’écrier devant c’est plus beau que la peinture ! — L’ouvrier ne sait pas ce qu’il fait. Gomme Ă©lastique. Est faite avec le scrotum de cheval. Gothique. Style d’architecture portant plus Ă  la religion que les autres. Gras. Les personnes grasses n’ont pas besoin d’apprendre Ă  nager. — Font le dĂ©sespoir des bourreaux parce qu’elles offrent des difficultĂ©s d’exĂ©cution. Exemple la Dubarry. Grammaire. L’apprendre aux enfants dĂšs le plus bas Ăąge, comme Ă©tant une chose claire et facile. GrĂȘlĂ©. Les femmes grĂȘlĂ©es sont toutes lascives. Grenier. On y est bien Ă  vingt ans. Grog. Pas comme il faut. GuĂ©rilla. Fait plus de mal Ă  l’ennemi que l’armĂ©e rĂ©guliĂšre. Grenouille. La femelle du crapaud. Grottes Ă  stalactites. Il y a eu dedans une fĂȘte cĂ©lĂšbre, bal ou souper, donnĂ© par un grand personnage. — On y voit comme des tuyaux d’orgue ». — On y a dit la messe pendant la RĂ©volution. Gulf-Stream. Ville cĂ©lĂšbre de NorvĂšge, nouvellement dĂ©couverte. Gymnastique. On ne saurait trop en faire. — ExtĂ©nue les enfants. Gymnase Le. Succursale de la ComĂ©die-Française. God Save the King. Chez BĂ©ranger se prononce God savĂ© te King, et rime avec SauvĂ© PrĂ©servĂ©. Groupe. Convient sur une cheminĂ©e et en politique. H Habit noir. En province, est le dernier terme de la cĂ©rĂ©monie et du dĂ©rangement. Haleine. L’avoir forte » donne l’air distinguĂ© ». Hamac. Propre aux crĂ©oles. — Indispensable dans un jardin. — Se persuader qu’on y est mieux que dans un lit. Hameau. Substantif attendrissant. — Fait bien en poĂ©sie. Hannetons. Beau sujet d’opuscule. Leur destruction radicale est le rĂȘve de tout prĂ©fet. HaquenĂ©e. Animal blanc du Moyen Âge dont la race est disparue. Haras La question des. Beau sujet de discussion parlementaire. Harengs. Fortune de la Hollande. Harpe. Produit des harmonies cĂ©lestes. — Ne se joue, en gravure, que sur des ruines ou au bord d’un torrent. — Fait valoir le bras et la main. Heiduque. Le confondre avec Eunuque. HĂ©lice. Avenir de la mĂ©canique. HĂ©breu. Est hĂ©breu tout ce qu’on ne comprend pas. HĂ©morroĂŻdes. Vient de s’asseoir sur les poĂȘles et sur les bancs de pierre. Henri III et Henri IV. À propos de ces rois, ne pas manquer de dire Tous les Henri ont Ă©tĂ© malheureux. » Hippocrate. On doit toujours le citer en latin, parce qu’il Ă©crivait en grec. HĂ©micycle. Ne connaĂźtre que celui des Beaux-Arts. Hermaphrodite. Excite la curiositĂ© malsaine. — Chercher Ă  en voir. Hiatus. Ne pas le tolĂ©rer. HiĂ©roglyphes. Ancienne langue des Égyptiens, inventĂ©e par les prĂȘtres pour cacher leurs secrets criminels. — Et dire qu’il y a des gens qui les comprennent ! — AprĂšs tout, c’est peut-ĂȘtre une blague ? Hiver. Toujours exceptionnel voy. ÉtĂ©. — Est plus sain que les autres saisons. Hobereaux de campagne. Avoir pour eux le plus souverain mĂ©pris. Horizons. Trouver beaux ceux de la nature, et sombres ceux de la politique. HĂŽtels. Ne sont bons qu’en Suisse. Huile d’olive. N’est jamais bonne. — Il faut avoir un ami de Marseille qui vous en fait venir un petit tonneau. Hydre de l’anarchie. TĂącher de la vaincre. HydrothĂ©rapie. EnlĂšve toutes les maladies et les procure. HypothĂšque. Demander la rĂ©forme du rĂ©gime hypothĂ©caire », trĂšs chic. HystĂ©rie. La confondre avec la nymphomanie. Hugo Victor. A eu bien tort vraiment de s’occuper de politique. Humeur. Se rĂ©jouir quand elle sort, et s’étonner que le corps humain puisse en contenir de si grandes quantitĂ©s. HumiditĂ©. Cause de toute les maladies. HuĂźtres. On n’en mange plus ! elles sont trop chĂšres ! Hernie. Tout le monde en a sans le savoir. Hospodar. Fait bien dans une phrase, Ă  propos de la question d’Orient ». HomĂšre. N’a jamais existĂ©. — CĂ©lĂšbre par sa façon de rire un rire homĂ©rique. I IdĂ©ologue. Tous les journalistes le sont. IdĂ©al. Tout Ă  fait inutile. IdolĂątres. Sont cannibales. Illusions. Affecter d’en avoir beaucoup, se plaindre de ce qu’on les a perdues. ImmoralitĂ©. Ce mot bien prononcĂ© rehausse celui qui l’emploie. Ilotes. Exemple Ă  donner Ă  son fils, mais on ne sait oĂč les trouver. Images. Il y en a toujours trop dans la poĂ©sie. ImbĂ©cilles sic. Ceux qui ne pensent pas comme vous. Imbroglio. Le fond de toutes les piĂšces de théùtre. ImpĂ©ratrices. Toutes belles. ImpermĂ©able Un. TrĂšs avantageux comme vĂȘtement. — Meurtrier dangereux nuisible, Ă  cause de la transpiration empĂȘchĂ©e. ImpĂ©rialistes. Tous gens honnĂȘtes, paisibles, polis, distinguĂ©s. Impie. Tonner contre. Importation. Ver rongeur du commerce. Imprimerie. DĂ©couverte merveilleuse. — A fait plus de mal que de bien. Inauguration. Sujet de joie. Imagination. Toujours vive. — S’en dĂ©fier. — Et la dĂ©nigrer chez les autres. Incendie. Un spectacle Ă  voir. Incognito. Costumes des princes en voyage. Indolence. RĂ©sultat des pays chauds. Industrie. Voy. Commerce. Infanticide. Ne se commet que dans le peuple. InfinitĂ©simal. On ne sait pas ce que c’est, mais a rapport Ă  l’homĂ©opathie. IngĂ©nieur. La premiĂšre carriĂšre pour un jeune homme. — ConnaĂźt toutes les sciences. InnĂ©es idĂ©es. Les blaguer. Innocence. L’impossibilitĂ© la prouve. Innovation. Toujours dangereuse. Inscription. Toujours cunĂ©iforme. Inquisition. On a bien exagĂ©rĂ© ses crimes. Institut L’. Les membres de l’Institut sont tous des vieillards, et portent des abat-jour en taffetas vert. Institutrices. Sont toujours d’une excellente famille qui a Ă©prouvĂ© des malheurs. — Dangereuses dans les maisons corrompent le mari. Inhumation. Trop souvent prĂ©cipitĂ©e raconter des histoires de cadavres qui s’étaient dĂ©vorĂ© le bras pour apaiser leur faim. IntĂ©gritĂ©. Appartient surtout Ă  la magistrature. Intrigue. MĂšne Ă  tout. Introduction. Mot obscĂšne. Italie. Doit se voir immĂ©diatement aprĂšs le mariage. — Donne bien des dĂ©ceptions, n’est pas si belle qu’on dit. Inspiration poĂ©tique. Choses qui la provoquent la vue de la mer, l’amour, la femme, etc. Illisible. Une ordonnance de mĂ©decin doit l’ĂȘtre ; toute signature, id. Instruction. Laisser croire qu’on en a reçu beaucoup. — Le peuple n’en a pas besoin pour gagner sa vie. Inventeurs. Meurent tous Ă  l’hĂŽpital. — Un autre profite de leur dĂ©couverte, ce n’est pas juste. Ivoire. Ne s’emploie qu’en parlant des dents. Italiens. Tous musiciens, traĂźtres. InondĂ©s. Toujours de la Loire. J Jalousie. Passion terrible. Jambahe Droit de. Ne pas y croire. JansĂ©nisme. On ne sait pas ce que c’est, mais il est trĂšs chic d’en parler. Jardin anglais. Plus naturels que les jardins Ă  la française. Javelot. Vaut bien un fusil, quand on sait s’en servir. Jockey. DĂ©plorer la race des. Jouets. Devraient toujours ĂȘtre scientifiques. Jouissance. Mot obscĂšne. Journaux. Ne pouvoir s’en passer. — Mais tonner contre. Jambon. Toujours de Mayence. — S’en mĂ©fier, Ă  cause des trichines. Jeune homme. Toujours farceur. — Il doit l’ĂȘtre. — S’étonner quand il ne l’est pas. JĂ©suites. Ont la main dans toutes les rĂ©volutions. — On ne se doute pas du nombre qu’il y en a. — Ne point parler de la bataille des JĂ©suites ». Jeu. S’indigner contre cette fatale passion. Jarnac Coup de. S’indigner contre ce coup, qui, du reste, Ă©tait fort loyal. Jujube. On ne sait pas avec quoi c’est fait. Justice. Ne jamais s’en inquiĂ©ter. Jockey-Club. Ses membres sont tous des jeunes gens farceurs et trĂšs riches. Dire simplement le Jockey », trĂšs chic, donne Ă  croire qu’on en fait partie. K Keepsake. Doit se trouver sur la table d’un salon. Kiosque. Lieu de dĂ©lices dans un jardin. Knout. Mot qui vexe les Russes. Koran. Livre de Mahomet, oĂč il n’est question que de femmes. L Laboratoire. On doit en avoir un Ă  la campagne. Laboureurs. Que serions-nous sans eux ? Lac. Avoir une femme prĂšs de soi, quand on se promĂšne dessus. Laconisme. Langue qu’on ne parle plus. Lacustre Les villes. Nier leur existence, parce qu’on ne peut pas vivre sous l’eau. Lagune. Ville de l’Adriatique. Lancelle. En avoir toujours une dans sa poche, mais craindre de s’en servir. Lait. Dissout les huĂźtres. — Attire les serpents. — Blanchit la peau ; des femmes, Ă  Paris, prennent un bain de lait tous les matins. Langouste. Femelle du homard. Langues vivantes. Les malheurs de la France viennent de ce qu’on n’en sait pas assez. Latin. Langue naturelle Ă  l’homme. — GĂąte l’écriture. — Est seulement utile pour lire les inscriptions des fontaines publiques. — Se mĂ©fier des citations en latin elles cachent toujours quelque chose de leste. Lion. Est gĂ©nĂ©reux. — Joue toujours avec une boule. LĂ©thargies. On en a vu qui duraient des annĂ©es. Libelle. On n’en fait plus. LibertĂ©. Ô libertĂ© ! que de crimes on commet en ton nom ! — Nous avons toutes celles qui sont nĂ©cessaires. Libertinage. Ne se voit que dans les grandes villes. Libre Ă©change. Cause des tous les maux, des souffrances du commerce. LiĂšvre. Dort les yeux ouverts. LittrĂ©. Ricaner quand on entend son nom Ce monsieur qui dit que nous descendons des singes ! ». Ligueurs. PrĂ©curseurs du libĂ©ralisme en France. Lilas. Fait plaisir parce qu’il annonce l’étĂ©. LittĂ©rature. Occupation des oisifs. Linge. On n’en montre jamais trop assez. Lord. Anglais riche. Lorgnon. Insolent et distinguĂ©. Lune. Inspire la mĂ©lancolie. — Est peut-ĂȘtre habitĂ©e ? Luxe. Perd les États. Lynx. Animal cĂ©lĂšbre par son Ɠil. Livre. Quel qu’il soit, toujours trop long. M Macadam. A supprimĂ© les rĂ©volutions plus moyen de faire des barricades. — Est nĂ©anmoins bien incommode. MachiavĂ©lisme. Mot qu’on ne doit prononcer qu’en frĂ©missant. Machiavel. Ne pas l’avoir lu, mais le regarder comme un scĂ©lĂ©rat. Malthus. L’infĂąme Malthus ». Magie. S’en moquer. Maire de village. Toujours ridicule. MagnĂ©tisme. Joli sujet de conversation, et qui sert Ă  faire des femmes ». Magistrature. Belle carriĂšre pour un jeune homme voy. IngĂ©nieur. Major. Ne se trouve plus que dans les tables d’hĂŽte. Malade. Pour remonter le moral d’un malade, rire de son affection et nier ses souffrances. Mal de mer. Pour ne pas l’éprouver, il suffit de penser Ă  autre chose. Maladie de nerfs. Toujours des grimaces. MalĂ©diction. Toujours donnĂ© par un pĂšre. Mamelucks. Ancien peuple de l’Orient Égypte. Mandoline. Indispensable pour sĂ©duire les Espagnoles. Martyrs. Tous les premiers chrĂ©tiens l’ont Ă©tĂ©. Masque. Donne de l’esprit. Matelas. Plus il est dur, plus il est hygiĂ©nique. Matinal. L’ĂȘtre, preuve de moralitĂ©. — Si l’on se couche Ă  4 heures du matin et qu’on se lĂšve Ă  8, on est paresseux, mais si l’on se met au lit Ă  9 heures du soir, pour en sortit le lendemain Ă  5, on est actif. Mazarinades. Les mĂ©priser. Inutile d’en connaĂźtre une seule. MĂ©canique. Partie infĂ©rieure des mathĂ©matiques. MĂ©daille. On n’en faisait que dans l’antiquitĂ©. MĂ©decine. S’en moquer quand on se porte bien. MĂ©lancolie. Signe de distinction du cƓur et d’élĂ©vation de l’esprit. MĂ©lodrames. Moins immoraux que les drames. MĂ©moire. Se plaindre de la science, et mĂȘme se vanter de n’en pas avoir. — Mais rugir si on vous dit que vous n’avez pas de jugement. MĂ©nage. En parler toujours avec respect. MendicitĂ©. Devrait ĂȘtre interdite et ne l’est jamais. Melon. Joli sujet de conversation Ă  table. Est-ce un lĂ©gume ? est-ce un fruit ? — Les Anglais les mangent au dessert, ce qui Ă©tonne. Mer. N’a pas de fond. — Image de l’infini. — Donne de grandes pensĂ©es. Message. Plus noble que lettre. MĂ©tamorphose. Rire du temps oĂč on y croyait. — Ovide en est l’inventeur. MĂ©tallurgie. TrĂšs chic. MĂ©taphores. Il y en a toujours trop dans le style. MĂ©taphysique. En rire donne l’air c’est une preuve d’esprit supĂ©rieur. MĂ©thode. Ne sert Ă  rien. Mercure. Tue la maladie et le malade. Ministre. Dernier terme de la gloire humaine. Missionnaires. Sont tous mangĂ©s ou crucifiĂ©s. Mobilier. Tout craindre pour son —. MosaĂŻques. Le secret en est perdu. Monstres. On n’en voit plus. Mouchards. Tous de la police. Moutarde. Ruine l’estomac. Moulin. Fait bien dans un paysage. Montre. N’est bonne que si elle vient de GenĂšve. — Dans les fĂ©eries, quand un personnage tire la sienne, ce doit ĂȘtre un oignon cette plaisanterie est infaillible. Moustique. Plus dangereux que n’importe quelle bĂȘte fĂ©roce. Mythe. 
 Musique. Fait penser Ă  un tas de choses. — Adoucit les mƓurs. Ex. la Marseillaise. Musicien. Le propre du vĂ©ritable musicien, c’est de ne composer aucune musique, de ne jouer d’aucun instrument, et de mĂ©priser les virtuoses. MusĂ©e. De Versailles retrace les hauts faits de la gloire nationale. — Belle idĂ©e du roi Louis-Philippe. — Du Louvre Ă  Ă©viter pour les jeunes filles. — Dupuytren trĂšs utile Ă  montrer aux jeunes gens. Minuit. Limite du bonheur et des plaisirs honnĂȘtes ; tout ce qu’on fait au-delĂ  est immoral. Marseillais. Tous gens d’esprit. MathĂ©matiques. DessĂšchent le cƓur. MĂ©ridionaux Les. Tous poĂštes. Midi Cuisine du. Toujours Ă  l’ail. Tonner contre. N Navire. On ne les construit bien qu’à Bayonne. Nectar. Le confondre avec l’ambroisie. NĂšgres. S’étonner que leur salive soit blanche, et de ce qu’ils parlent français. NĂ©gresses. Plus chaudes que les blanches voy. Brunes et Blondes. NĂ©ologisme. La peste de la langue française. Noblesse. La mĂ©priser et l’envier. NƓud gordien. A rapport Ă  l’antiquitĂ©. Nerveux. Se dit Ă  chaque fois qu’on ne comprend rien Ă  une maladie ; cette explication satisfait l’auditeur. Numismatique. A rapport aux hautes sciences, inspire un immense respect. Normands. Croire qu’ils prononcent des hĂąvresĂącs, et les blaguer sur le bonnet de coton. Notaires. Maintenant ne pas s’y fier. Nation. RĂ©unir ici tous les peuples ?. O Oasis. Auberge dans le dĂ©sert. Obus. Servent Ă  faire des pendules et des encriers. Octroi. On doit le frauder. Odalisque. voy. BayadĂšre. OdĂ©on. Plaisanteries sur son Ă©loignement. Odeur des pieds. Signe de santĂ©. OmĂ©ga. DeuxiĂšme lettre de l’alphabet grec, puisqu’on dit toujours l’alpha et l’omĂ©ga. OpĂ©ra Coulisses de l’. Est le paradis de Mahomet sur la terre. Optimiste. Équivalent d’imbĂ©cille sic. Oraison. Tout discours de Bossuet. Orchestre. Image de la sociĂ©tĂ© ; chacun fait sa partie, et il y a un chef. Ordre L’. Que de crime on commet en ton nom ! Oreiller. Ne jamais s’en servir, ça rend bossu. Orgue. ÉlĂšve l’ñme vers Dieu. Orientaliste. Homme qui a beaucoup voyagĂ©. Original. Rire de tout ce qui est original, le haĂŻr, le bafouer, et l’exterminer si l’on peut. Orthographe. Y croire comme aux mathĂ©matiques Ă  la gĂ©omĂ©trie. Ouvrier. Toujours honnĂȘte, quand il ne fait pas d’émeutes. Omnibus. On n’y trouve jamais de place. — Ont Ă©tĂ© inventĂ©s par Louis XIV. — Moi, Monsieur, j’ai connu les tricycles qui n’avaient que trois roues ! » Offenbach. DĂšs qu’on entend son nom, il faut fermer deux doigts de la main droite pour se prĂ©server du mauvais Ɠil. TrĂšs parisien, bien portĂ©. Orchite. Maladie de Monsieur. Ours. S’appelle gĂ©nĂ©ralement Martin. — Citer l’anecdote de l’invalide qui, voyant une montre tombĂ©e dans sa fosse, y est descendu, et a Ă©tĂ© dĂ©vorĂ©. ƒuf. Point de dĂ©part pour une dissertation philosophique sur la genĂšse des ĂȘtres. Oiseau. DĂ©sirer en ĂȘtre un, et dire en soupirant Des ailes ! Des ailes ! », marque une Ăąme poĂ©tique. P Pain. On ne sait pas toutes les saletĂ©s qu’il y a dans le pain. Palladium. Forteresse de l’AntiquitĂ© Palmyre. Une reine d’Égypte ? des ruines ? on ne sait pas. Palmier. Donne de la couleur locale. Parents. Toujours dĂ©sagrĂ©ables. — Cacher ceux qui ne sont pas riches. Pauvres. S’en occuper tient lieu de toutes les vertus. Paysages de peintres. Toujours des plats d’épinards. PĂ©dĂ©rastie. Maladie dont tous les hommes sont affectĂ©s Ă  un certain Ăąge. PĂ©dantisme. Doit ĂȘtre bafouĂ©, si ce n’est quand il s’applique Ă  des choses lĂ©gĂšres. PĂ©rou. Pays oĂč tout est en or. Peur. Donne des ailes. PhaĂ©ton. Inventeur des voitures de ce nom. PhĂ©nix. Beau nom pour une compagnie d’assurances contre l’incendie. Philosophie. On doit toujours en ricaner. Penser. PĂ©nible ; les choses qui nous y forcent sont gĂ©nĂ©ralement dĂ©laissĂ©es. Piano. Indispensable dans un salon. Pipe. Pas comme il faut, sauf aux bains de mer. PitiĂ©. Toujours s’en garder. Place. Toujours en demander une. PoĂ©sie La. Est tout Ă  fait inutile passĂ©e de mode. PoĂšte. Synonyme noble de nigaud rĂȘveur. Police. A toujours tort. Ponsard. Seul poĂšte qui ait eu du bon sens. Popilius. Inventeur d’une espĂšce de cercle. Pourpre. Mot plus noble que rouge. — Citer l’anecdote du chien qui dĂ©couvrit la pourpre en mordant un coquillage. Pradon. Ne pas lui pardonner d’avoir Ă©tĂ© l’émule de Racine. Pratique. SupĂ©rieure Ă  la thĂ©orie. Prise de tabac. Convient Ă  l’homme de cabinet. Portefeuille. En avoir un sous le bras donne l’air d’un ministre. Paraphe. Plus il est compliquĂ©, plus il est beau. Paradoxe. Se dit toujours sur le boulevard des Italiens, entre deux bouffĂ©es de cigarette. Paganini. N’accordait jamais son violon. — CĂ©lĂšbre par la longueur de ses doigts. Priapisme. Culte de l’antiquitĂ©. Principes. Toujours indiscutables ; on ne peut en dire ni la nature, ni le nombre, n’importe, sont sacrĂ©s. ProgrĂšs. Toujours mal entendu et trop hĂątif. Prose. Plus facile Ă  faire que les vers. Pudeur. Le plus bel ornement de la femme. Pucelle. Ne s’emploie que pour Jeanne d’Arc, et avec d’OrlĂ©ans ». Pyramide. Ouvrage inutile. Philippe d’OrlĂ©ans-ÉgalitĂ©. Tonner contre. — Encore une des causes de la RĂ©volution. — A commis tous les crimes de cette Ă©poque nĂ©faste. Peinture sur verre. Le secret en est perdu. Portrait. Le difficile est de rendre le sourire. Peigne ? polonaise. Si on coupe les cheveux, ils saignent ?. PrĂȘtres. Couchent avec leurs bonnes et ont des enfants qu’ils appellent leurs neveux. — C’est Ă©gal, il y en a de bons, tout de mĂȘme ! Punch. Convient Ă  une soirĂ©e de garçons. — Source de dĂ©lire. — Éteindre les lumiĂšres quand on l’allume. — Et ça produit des flammes fantastiques ! Q Quadrature du cercle. On ne sait pas ce que c’est, mais il faut lever les Ă©paules quand on en parle. R Reconnaissance. N’a pas besoin d’ĂȘtre exprimĂ©e. Rince-bouche. Signe de richesse dans une maison. Rime. Ne s’accorde jamais avec la raison. Robe. Inspire le respect. Richesse. Tient lieu de tout, et mĂȘme de considĂ©ration. Racine. Polisson ! Romans. Pervertissent les masses. — Sont moins immoraux en feuilletons qu’en volumes. — Seuls les romans historiques peuvent ĂȘtre tolĂ©rĂ©s parce qu’ils enseignent l’histoire. — Il y a des romans Ă©crits avec la pointe d’un scalpel, d’autres qui reposent sur la pointe d’une aiguille. Romances. Le chanteur de — plaĂźt aux dames. Ronsard. Ridicule avec ses mots grecs et latins. Rousseau. Croire que Rousseau et Rousseau sont les deux frĂšres, comme l’étaient les deux Corneille. Ruines. Font rĂȘver et donnent de la poĂ©sie Ă  un paysage. RĂ©publicains. Les rĂ©publicains ne sont pas tous des voleurs, mais les voleurs sont tous rĂ©publicains. Religion La. Fait partie des bases de la sociĂ©tĂ©. — Est nĂ©cessaire pour le peuple, cependant pas trop n’en faut. — La religion de nos pĂšres » doit se dire avec onction. Radicalisme. D’autant plus dangereux qu’il est latent. Rousse. Voy. Blondes, Brunes et NĂ©gresses. Rate. Autrefois, on l’enlevait au coureur. S Stuart Marie. S’apitoyer sur son sort. Salon Faire le. DĂ©but littĂ©raire qui pose trĂšs bien son homme. Saphique et Adonique Vers. Produit un excellent effet dans un article de littĂ©rature. Sabots. Un homme riche qui a eu des commencements difficiles est toujours venu Ă  Paris en sabots. SantĂ©. Trop de —, cause de maladie. SociĂ©tĂ©. Ses ennemis. — Ce qui cause sa perte. Satrape. Homme riche et dĂ©bauchĂ©. Soupers de la RĂ©gence. On y dĂ©pensait encore plus d’esprit que de champagne. Saturnales. FĂȘtes du Directoires. ScudĂ©ry. On doit le blaguer, sans savoir si c’était un homme ou une femme. Serpent. Tous venimeux. Site. Endroits pour faire des vers. SĂ©ville. CĂ©lĂšbre par son barbier voy. Naples. Service. C’est rendre service aux enfants, que de les calotter ; aux animaux, que de les battre ; aux domestiques, que de les chasser ; aux malfaiteurs, que de les punir. Saigner. Se faire saigner au printemps. Sainte-Beuve. Le Vendredi Saint, dĂźnait exclusivement de charcuterie. Sainte-HĂ©lĂšne. Île connue par son rocher. Sabre. Les Français veulent ĂȘtre gouvernĂ©s par un sabre. Savants. Les blaguer. — Pour ĂȘtre savant il ne faut pas que de la mĂ©moire et du travail. SĂ©nĂšque. Écrivait sur un pupitre d’or. Somnanbule. Se promĂšne la nuit sur la crĂȘte des toits. Saint-BarthĂ©lemy. Vieille blague. Soupir. Doit s’exhaler prĂšs d’une femme. Spiritualisme. Le meilleur systĂšme de philosophie. StoĂŻcisme. Est impossible. Suffrage universel. Dernier terme de la science politique. Suicide. Preuve de lĂąchetĂ©. Sybarites. Tonner contre. Syphilis. Plus ou moins, tout le monde en est affectĂ©. T Tabac. Cause de toutes les maladies du cerveau et de la moelle Ă©piniĂšre. Toilette des dames. Trouble l’imagination. Transpiration des pieds. Signe de santĂ©. Talleyrand Le prince de. S’indigner contre. TolĂ©rance Une maison de. N’est pas celle oĂč l’on a des opinions tolĂ©rantes. Temps. Éternel sujet de conversation. — Toujours s’en plaindre. ThĂšme. Au collĂšge, prouve l’application, comme la version prouve l’intelligence. — Mais, dans le monde, il faut rire des forts en thĂšme. Tour. Indispensable Ă  avoir dans son grenier, Ă  la campagne, les jours de pluie. Touriste. 
 U Ukase. Appeler ukase tout dĂ©cret autoritaire, ça vexe le gouvernement. UniversitĂ©. Alma mater. » V Vins. Sujet de conversation entre hommes. — Le meilleur est le bordeaux, puisque les mĂ©decins l’ordonnent. — Plus il est mauvais, plus il est naturel. Vaccine. Ne frĂ©quenter que des personnes vaccinĂ©es. Valse. S’indigner contre. Visir. Tremble Ă  la vue d’un cordon. Vente. Vendre et acheter, but de la vie. Voltaire. CĂ©lĂšbre par son rictus » Ă©pouvantable. — Science superficielle. Vieillard. À propos d’une inondation, d’un orage, etc., les vieillards du pays ne se rappellent jamais en avoir vu un semblable. VeillĂ©e. Celles de la campagne sont morales. Voisins. TĂącher de se faire rendre par eux des services sans qu’il en coĂ»te rien. Velours. Sur les habits, distinction et richesse. Voyage. Doit ĂȘtre fait rapidement. Voitures. Plus commode d’en louer que d’en possĂ©der de cette maniĂšre, on n’a pas le tracas des domestiques, ni des chevaux qui sont toujours malades. W Wagner. Ricaner quand on entend son nom, et faire des plaisanteries sur la musique de l’avenir. Y Yvetot. Voir Yvetot et mourir. CATALOGUE DES IDÉES un fragment de papier dĂ©tachĂ©, figure la citation suivante IdĂ©es chic. Il est de la derniĂšre Ă©vidence, que les compagnies savantes de l’Europe ne sont que des Ă©coles publiques de mensonges, et trĂšs rarement il y a plus ? d’erreurs dans l’AcadĂ©mie des sciences que dans tout un peuple de Hurons. » Rousseau. Émile, liv. III. Sur une feuille grand format, la derniĂšre de ce manuscrit DĂ©fense de l’esclavage. DĂ©fense de la Saint-BarthĂ©lemy. Se moquer des forts en thĂšme. Se moquer des savants. Se moquer des Ă©tudes classiques. Dire Ă  propos d’un grand homme Il est bien surfait ! » Tous les grands hommes [sont surfaits]. Et d’ailleurs il n’y a pas de grands hommes. Admiration de M. de Maistre. Admiration de Veuillot. Admiration de Steindhal sic. Admiration de Proudhon. Science superficielle de Voltaire. RaphaĂ«l, aucun talent. Mirabeau, aucun talent ; mais son pĂšre qu’on n’a pas lu, oh ! MoliĂšre, tapissier de lettres. Charron, bien supĂ©rieur Ă  Montaigne. A. Musset, bien supĂ©rieur Ă  Hugo. HomĂšre, n’a jamais existĂ©. Shakespeare, n’a jamais existĂ©, c’est Bacon qui est l’auteur de ses piĂšces. Nous donnons quelques exemples des Ă©normitĂ©s relevĂ©es chez les grands maĂźtres. Ce sont ces pensĂ©es que Flaubert devait faire copier par ses deux bonshommes, qui, furieux de n’avoir pas trouvĂ© dans la science la certitude qu’ils cherchaient, se vengeaient en notant les stupiditĂ©s qui, pour le commun des hommes, tiennent lieu de science en sociĂ©tĂ©. Morale Les souverains ont le droit de changer quelque chose aux mƓurs. Descartes. Discours sur la MĂ©thode, part. 6. L’étude des mathĂ©matiques, en comprimant la sensibilitĂ© et l’imagination, rend quelquefois l’explosion des passions terribles. Dupanloup. Éducation intellectuelle, p. 417. L’eau est faite pour soutenir ces prodigieux Ă©difices flottants que l’on appelle des vaisseaux. FĂ©nelon. Shakespeare lui-mĂȘme, tout grossier qu’il Ă©tait, n’était pas sans lecture et sans connaissance. La Harpe. Introduction et Cours littĂ©raire. Style ecclĂ©siastique Mesdames, dans la marche de la sociĂ©tĂ© chrĂ©tienne, sur le railway du monde, la femme, c’est la goutte d’eau dont l’influence magnĂ©tique, vivifiĂ©e et purifiĂ©e par le feu de l’Esprit saint, communique aussi le mouvement au convoi social sous son impulsion bienfaisante ; il court sur la voie du progrĂšs et s’avance vers les doctrines Ă©ternelles. Mais si, au lieu de fournir la goutte d’eau de la bĂ©nĂ©diction divine, la femme apporte la pierre du dĂ©raillement, il se produit d’affreuses catastrophes. Mgr Mermillod. De la vie surnaturelle dans les Ăąmes. PĂ©riphrases. — ImbĂ©ciles Je trouverais mauvais qu’une fille peu sage vĂ©cĂ»t avec un homme avant le mariage. Ponsard. Traduction d’HomĂšre. ↑ Notre nomenclature n’est pas Ă  la lettre celle que Maupassant a donnĂ©e dans Bouvard et PĂ©cuchet, Ă©dition Quantin. Il se peut, ces documents ayant Ă©tĂ© transportĂ©s de Croisset Ă  Antibes, que dans le cours du dĂ©mĂ©nagement des mĂ©langes se soient faits dans cette Ă©norme paperasserie. Nous ne pouvons ici nous Ă©tendre davantage et donner de plus nombreuses citations.

fouiller des glaciÚres ou des machines à glaçons